La mort de Louis XIV

Entretien avec Thierry Lounas

Quand on est éditeur et distributeur de cinéma, comment en vient-on à décider de faire le pari de devenir producteur ?

Thierry Lounas : Je n’ai jamais pensé les choses en termes de paris car édition, distribution et production sont pour moi intimement liés. Capricci a même été fondé sur ce principe puisqu’il s’agissait à l’époque d’aider Jean-Marie Straub à produire Ouvriers, paysans et, dans le même temps distribuer un film inédit de Jean Eustache, Numéro zéro. Pareil pour Albert Serra, j’ai d’abord distribué son premier film Honor de cavalleria (2006) et ensuite je suis devenu coproducteur français de ses autres films. Je pense qu’aujourd’hui le cinéma doit être pensé comme un projet intégré, avec une économie de combat.

Cela n’engendre t-il pas de possibles critiques ?

TL : Si bien sûr. La question financière est épineuse, la taille des équipes aussi. Avec Albert Serra c’est possible tout comme avec Jean-Charles Hue car ils ont conscience, l’un comme l’autre, qu’au-delà des questions économiques, il faut aujourd’hui faire des films autrement : ils étaient par exemple moins de dix sur le tournage de Mange tes morts. C’est pareil pour Ferrara ou Godard qui tournent avec trois personnes, on est dans un autre paradigme : le luxe aujourd’hui, c’est d’avoir du temps.

On a su à une époque combien le temps au cinéma était précieux.

TL : Il y a eu une époque où il y avait davantage de risque, les paris artistiques étaient possibles. Il me semble qu’aujourd’hui que les cinéastes ont moins envie de faire date, de s’inscrire dans l’historie du Cinéma, on est obsédé par l’avance sur recettes ou Canal+, on ne jure que par le scénario. Personnellement, j’aime les films qui formellement tentent des choses, qui essaient de fabriquer un peu de mythologie.

J’ai l’impression d’entendre là une envie de critique et une envie de spectateur.

TL : Le critique, le distributeur, le producteur se rejoignent forcément. Je travaille moins pour les entrées que pour le spectateur. La Mort de Louis XIV reçoit un très bel accueil malgré un sujet complexe et inhabituel. Jean-Pierre Léaud est l’une des grandes idées du film. Il fait le lien avec l’Histoire du cinéma. On est dans le testament de la monarchie comme dans celui de la Nouvelle Vague. On pense à La Prise du pouvoir par Louis XIV de Rossellini. Le sort de l’Europe se joue cet été-là et on ne sait pas comment va se résoudre la succession : avantage au Régent ou aux bâtards comme le souhaitait Mme de Maintenon ? Ce sont vingt et un jours de trames secrètes en coulisses tandis que le roi se meurt. Mais le cœur du film est cette lente agonie. Albert voulait quasiment en faire un documentaire médical : quels remèdes utilisait-on ? Pourquoi n’a-t-on pas amputé le roi plus tôt ? Comment arrive-t-on à s’en remettre à un charlatan ?

Je trouve très belle cette idée que le cinéma d’Albert n’est pas tant théorique que concret, qu’il accomplit le grand écart entre le mythologique et le prosaique.

TL : Avec lui, tout est au présent, on est toujours à la limite à la performance. Quand il prend Léaud avec son âge et sa fatigue, qu’il le confronte à des exercices d’improvisation énormes et aussi à la mort (c’est la première fois que Léaud meurt à l’écran), il obtient une incarnation étonnante de louis XIV et de son agonie.

Q: Il fait même confiance à la Providence…

TL : Oui. Mais sa grande force, c’est qu’il aime profondément les acteurs, il les aime plus que les autres me semble-t-il. Dans les corps qu’il choisit, il y avait une singularité qui n’a pas été lissée par le travail d’acteur. Ici, ce qui intéresse Serra c’est le paradoxe entre la figure mythique de Louis XIV et ce moment terriblement humain et solitaire de sa mort.

Dans le choix du casting, précisons que tu as été co-scénariste du film. Comment cela s’est-il passé à l’origine ?

TL : J’avais fait pour So Film un de rares entretiens avec Léaud. Il m’avait ensuite demandé de lui présenter de jeunes cinéastes talentueux, cultivés et inventifs. Je lui ai présenté Albert qui lui a parlé de son amour pour les Mémoires de Saint-Simon et ce moment particulier de la mort du Roi Soleil. Qui d’autre de mieux placé pour jouer ce Roi que Léaud lui-même, lui l’icône mythique du cinéma français ? L’idée a fait son chemin : j’ai relu Saint Simon, le marquis de Dangeau, qui a une approche plus strictement factuelle, les archives des médecins. L’idée était de ne pas romancer mais de rester le plus technique possible, le plus près de l’évolution de sa maladie. Une sorte de scénario a surgi avec grosso modo la structure du film final.

Mais était-ce un « vrai » scénario, ce qui est surprenant connaissant les méthodes d’Albert ?

TL : Oui, mais comme toujours Albert a suivi le trame mais à l’intérieur des scènes il a improvisé, donné beaucoup de liberté à ses acteurs, laissant autant que possible la vie entrer. Il voulait, comme d’habitude, être au plus près du mythe et en même temps de sa trivialité. Le montage a été un moment complexe car la structure narrative est forcément ténue, comme dans la vie d’ailleurs.

Qu’en est-il de la question de la reconstitution historique ?

TL : Albert a toujours aimé la couleur historique. Il aime les costumes, s’est intéressé au rendu réaliste et rudimentaire des perruques sur le film qui va à l’encontre d’un imaginaire un peu préfabriqué. Albert a un attachement méticuleux aux objets, à tous les accessoires en général. Nous avons tourné au château de Haurefort dans une aile qui a subi un incendie. Dans cette partie bétonnée, nous avons reconstitué intégralement la chambre de Louis XIV telle qu’elle était à l’époque et qui est légèrement différente de celle que nous pouvons voir actuellement à Versailles.

Et les extérieurs qu’on peut entrapercevoir au début du film ?

TL : Nous avons tourné quelques scènes en extérieur où nous nous montrions du coup fidèles aux pages des Mémoires de Saint-Simon qui évoque les premières douleurs du roi lors d’une promenade dans les jardins du château de Marly. Finalement pour plein de raisons, d’abord esthétiques comme souvent chez Serra, ces scènes ont été peu gardées au montage.

Concrètement, le projet n’a t-il pas évolué dans son ampleur ?

TL: Au départ, ce devait être un court métrage mais de fil en aiguille le scénario a évolué, le projet s’est amplifié. La région Aquitaine comme le département de la Dordogne ont soutenu le film d’une manière formidable. Ils nous ont accompagnés au fil des changements. Et ce n’était pas un pari facile : Versailles dans le Périgord, avec un Léaud à la santé très fragile qui a frôlé la pneumonie d’emblée et qui avait peur de ne pas être à la hauteur. On lui disait tous : « Jean-Pierre, à moins d’être mort, ça ne peut qu’être en plus pour le rôle! »

Tu portes une belle et singulière idée de production digne de Paulo Branco dans les années 80-90.

TL : Être cinéaste, c’est faire des films et il en va de même pour le producteur ; il faut juste trouver les moyens de les faire plus simplement. J’ai envie de créer un espace d’où émergeraient des talents, une sorte d’atelier qui permettrait pour des sommes raisonnables de créer dans une sorte d’urgence. Il faut déconstruire le « cinéma d’auteur » pour mieux le reconstruire dans un esprit à la Roger Corman, très série B, en rendant les tournage plus créatifs et moins lourds.

Propos recueillis par Jean-Jacques Manzanera le 8 août 2016 à Bordeaux. Retranscrit par l’auteur, relu par Thierry Lounas et Géraldine Arnoux ( Agence culturelle ECLA Aquitaine). Cet texte est reproduit avec l’aimable autorisation d’ECLA Aquitaine.