Entretien avec Serge Cardinal (II)

Autour de “Bienvenue au conseil d’administration”

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(suite de l’entretien)

HC : Je voudrais t’entendre parler un peu des comédiens dans ton film. Tous les acteurs sont reconnus comme des acteurs de théâtre davantage que de cinéma ; Anne-Marie Cadieux, Albert Millaire, Marc Béland. S’agit-il d’un choix prémédité ?

SC : Moi, ce qui m’intéressait, par exemple dans le cas d’Albert Millaire, que j’associe davantage au théâtre classique, c’était de le faire jouer dans quelque chose de beaucoup plus proche du théâtre des variétés. Je voulais jouer avec des contrastes comme ceux-là. Avec Marc Béland, je jouais de la même indistinction qu’avec Robert Lalonde entre sa position d’acteur, d’écrivain et de citoyen. Quand je fais dire à Béland : « Je ne joue que des rôles de soupirants », sachant que ce type joue toujours des rôles de fous furieux, de monstres, c’était une façon de jouer avec ça. Ça faisait d’ailleurs partie de mes indications : qu’ils aient à jouer avec ce qu’ils sont dans le monde du théâtre ou du cinéma. Anne-Marie Cadieux, c’était la même chose. Sachant qu’elle a une réputation de jouer dans du théâtre expérimental, je lui ai donné ce qu’il y a probablement de plus psychologique dans le film, c’est-à-dire cette pauvre dame qui a sûrement une dépression nerveuse et qui a ses petites pilules. Aussi, dans le cas de Béland et de Cadieux, on a en mémoire leur duo au théâtre [dans la mise en scène de Brigitte Haentjens de Quartett de Müller]. Alors de faire un film entier où les deux ne se voient jamais me semblait intéressant. Comme un « duo fantôme ». Là-dessus, d’ailleurs, je serais assez proche de Cavel : c’est plutôt les acteurs que je suis, d’un film à l’autre, plutôt que les personnages qu’ils incarnent.

© No Pasaran

HC : Dans le film, les comédiens ont ceci en commun, sauf le personnage joué par Cadieux, d’être un peu dans le surjeu, de cabotiner, voire de jouer un peu faux…

SC : Moi j’aimais beaucoup l’amalgame d’avoir, dans une même scène, un jeu de mots qui renvoie à Deleuze par exemple, et, par ailleurs, un côté « farce et attrapes » et tarte à la crème. En fait je les laissais aller, je ne leur ai pas dit de cabotiner mais les acteurs cabotinent d’emblée, surtout dans une comédie. Mais il y a plusieurs niveaux de jeu dans le film, et c’était pour moi une façon de prouver que les gens ont tort à propos de Godard. Ce n’est pas un cinéaste intellectuel : les corps sont présents, on se donne des baffes et on se claque les fesses et on rit gras. Tout ça se joue en même temps. Et peut-être que la tarte à la crème nous permet de comprendre le jeu de mots qui renvoie à une proposition philosophique. Autrement, je ne dirigeais pas vraiment, je ne sais pas ce que ça veut dire de « diriger des acteurs ». Au fond, ils savent comment jouer. Ce qui est important pour eux c’est plutôt de comprendre l’esprit dans lequel le film se fait. Quand on allait au restaurant, sans que je les sollicite, ils me racontaient tous des anecdotes terribles sur leur métier. À quel point ils travaillaient maintenant dans des projets qui n’avaient aucun sens, des trucs tournés à la va-vite, sans profondeur. Ça devait les aider à se mettre dans l’esprit du film. Dans ce sens d’ailleurs, on peut peut-être parler d’un « nous » contre un « eux ». Ceci dit, quand on les revoit après le tournage, ils disent tous : « Allez l’avant-garde, ne lâchez pas. » Quand tu les invites pour la post-synchro ils ne vont pas hésiter à signer le contrat de 500$ pour 10 minutes de travail. « Ne lâchez pas l’avant-garde, on vous aime »… C’est comme ça.

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HC : Comment s’est déroulé le travail avec Jacques Leduc qui s’occupe de la photo dans ton film ?

SC : Je voulais travailler avec lui parce que j’aime la sobriété de ses images. Avec le scénario original, il fallait aller chercher des textures, des surfaces, des formes. Ça me prenait quelqu’un qui ne donnerait pas à ce type d’images quelque chose de trop affecté. Ça pouvait vite devenir trop formaliste, alors ça me prenait quelqu’un pour capter la présence matérielle de la surface et non pas en faire quelque chose de chatoyant, qui se mettrait à résonner dans un système formel. Je voulais le caractère coupant, c’est tout. Et avec Leduc, qui a toujours alterné son travail de caméra entre le documentaire et la fiction, je me disais qu’on pourrait porter notre attention sur les objets et sur les corps. Je savais aussi qu’alternativement je tournerais moi-même des images et que je pourrais enchaîner sur sa sobriété, avec le dépouillement de surfaces vides par exemple. Au final on ne saurait plus dire qui a tourné quoi. Lui en tout cas ne saurait pas le dire. Moi je le sais simplement parce que j’ai tourné tous les plans où les comédiens n’étaient pas là, lui ne s’en souvient pas. Ce que je faisais, c’est que je découpais les scènes chaque matin du tournage avant qu’il arrive. Il me revenait avec des suggestions et puis on y allait. On tournait quand même pas mal de prises mais vite, très vite. C’est ce qui est génial avec lui, il monte des éclairages en deux temps, trois mouvements.

HC : Certaines scènes du film donnent l’impression d’une sorte de répétition, d’esquisse, un travail d’essais et d’erreurs. Ce sont des séquences où on semble travailler en vue d’un film à faire…

SC : Oui, il y a un peu de ça, par défaut, parce qu’on ne répétait pas. La première journée de tournage on a lu le texte ancien, et c’est ce qu’on voit ; la lecture autour de la table. On avait déjà fait des lectures avec les comédiens, pour mettre un peu le texte en bouche et se parler du film, mais après ce qui donne l’idée d’esquisse, de ce que ça « pourrait être », c’est que j’ai toujours découpé en me disant « ça aurait pu ressembler à ça ». Parfois plus, parfois moins. Il y a un plan ou deux qui peuvent s’approcher très près de ce que ça aurait donné si on avait tourné le scénario initial, mais tous les autres sont beaucoup plus de l’ordre de l’esquisse. Et je pense que du point de vue du jeu c’est la même chose. D’ailleurs, de prises en prises, je ne me gênais pas pour raffiner ce qui se passait sachant que, une fois monté, ce serait peut-être plus chaotique qu’on ne l’aurait espéré si on avait fait un film en cherchant la ligne continue du jeu.

HC : Il y a une scène dans le film qui est particulièrement réussie, c’est la scène de répétition où on essaye de « coacher » Marc Béland.

SC : Ce que peut dire Albert Millaire à Marc Béland, « Sois plus ceci, sois plus cela », si on enlevait l’ironie là-dedans, je pouvais moi aussi dire ça… « Va un peu plus par là, enlevons cette phrase », etc. On esquissait en général, puis, à force de tourner, on s’ajustait à mesure. Ce qui donne quelque chose qui apparaît puis soudainement s’efface et revient dans une même scène ! Il y avait une part d’improvisation là-dedans.

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HC : Il y a un point dont il faut parler, c’est la place que Godard occupe dans ton film, et qui a pu agacer certains.

SC : Ah oui, ça j’ai bien envie d’en parler. Encore dernièrement quelqu’un me revenait là-dessus et je n’arrive pas à comprendre. D’abord parce que ce n’est pas la première fois qu’on me dit que je « fais du Godard ». On a toujours l’impression que parce que je mets un intertitre entre deux images, peu importe ce qui est écrit sur cet intertitre, peu importe l’image d’avant ou d’après, du moment que tu as fait ça, tu as « fait du Godard ». Alors je suis désolé mais ce n’est d’abord rien comprendre à Godard, parce que son usage de l’intertitre est bien particulier, et ce que j’en fais est bien en dessous de ce qu’il en fait, ou différent, et, en plus, ce n’est pas savoir ce que c’est que d’imiter Godard. Je mets les gens au défi : imitez Godard ! Je mets les critiques au défi : essayez d’imiter Bazin, ou Serge Daney, et vous allez voir ce que ça veut dire d’essayer de répéter quelqu’un. Si tu répètes Godard, non seulement tu ne répèteras pas le même, mais c’est toi que tu déplaces. Mais c’est sûr que Godard est convoqué dans le film.

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HC : Partons de cette convocation… N’importe qui qui entend, au tout début de ton film, “1 + 1”, ne va même pas attendre le troisième “+ 1”, avant d’y voir une référence à One plus One, ou à certains films des années 70, comme Ici et ailleurs. C’est sans parler des phrases des Histoire(s) du cinéma que l’on entend dans le film. Le personnage de l’idiot, c’est le nom que Godard s’est donné dans des films comme Soigne ta droite. Et même au niveau de la figure filmée : prendre un microcosme, ici le lieu du travail, et penser ce lieu différemment, le penser comme étant un lieu où s’entrechoquent des corps et des individualités, ce sont des choses que Godard aussi a explorées.

SC : Oui, oui, oui.

HC : Est-ce que tu en avais conscience avant, pendant ou après ?

SC : Les convocations en général de Godard ? C’est venu après. Il y en a aussi certaines qui ne sont pas venues de moi ; quand Audette a besoin de Godard pour s’expliquer, c’est elle qui le convoque. Évidemment ça fait mon affaire, je ne dis pas le contraire, mais c’est elle qui le convoque. Mais au moment du tournage je ne pensais pas à Godard, même ne serait-ce que pour faire un clin d’oeil, comme un artiste peut le faire pour rendre hommage à celui qui l’inspire. Il n’y aurait peut-être même eu aucune convocation de Godard si l’une des personnes dans le film n’avait pas eu besoin de lui pour s’expliquer. Mais tu vois c’est drôle parce que tu cites « Un plus un » et c’est seulement après que je fais le lien avec One plus one.

HC : Mais avec le « 1 + 1 » il y a aussi une méthode, une idée de Godard, qu’on retrouve aussi chez Deleuze, qui est l’idée de travailler sur la juxtaposition qui fait jaillir quelque chose. Rapprocher des choses qui n’ont jamais été rapprochées.

SC : Oui, moi c’est là que je me trouve. Si j’aime voir un film de Godard, s’il m’inspire et si je pense qu’il peut m’aider, me faire comprendre telle chose, c’est parce que, en toute modestie, je bricole un peu comme lui génialement bricole. Dès le scénario original c’est comme ça que j’avais écrit, même si c’était des images assez homogènes au sens où c’était le découpage d’un seul et unique lieu. Du coin de table à la lumière au mur, pour moi la façon de rapprocher ça, ce n’est pas très différent que de rapprocher un écrivain et une considération sur le capitalisme. C’est le même geste. C’est une connexion locale, non pas une connexion générale. S’il y a un décalage d’intensité suffisant entre ces deux choses alors ça va tenir et produire une troisième chose. Et c’est en ce sens que si je lis Godard, si je vois ses films, si je retiens ses bouts de dialogues, si ça me permet de faire comprendre quelque chose à quelqu’un sur un plateau de tournage, ou à un étudiant, c’est parce que je me trouve sur un terrain que lui occupe avec d’autres, comme Deleuze, et que je fais partie de leur monde. Je me sens bien là, c’est comme ça que je travaille.

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HC : Tu portes, dans la vie, deux chapeaux : celui de réalisateur et celui d’enseignant à l’université, où tu donnes des cours de production et des cours de théorie du cinéma. Comment articules-tu cette relation entre l’enseignement et la réalisation ?

SC : Il y a au moins un plan commun, c’est que mes préoccupations théoriques, les objets sur lesquels je travaille, les philosophies auxquelles je suis sensible, ce sur quoi j’insiste dans mes cours, et, par ailleurs, ce pour quoi filmer une prise électrique m’intéresse ou un plan trois quart arrière, pour moi c’est un seul et même problème. C’est une position d’existence problématique. Pour moi, un problème, c’est une position d’existence ; une répartition de ce qui est important et de ce qui est non important, de ce qui est singulier et régulier. Donc, quand je m’attarde à un concept, quand je fais un gros plan sur un concept, ça appartient au même continuum qu’un gros plan sur une prise électrique. Donc à ce niveau je n’ai pas l’impression de faire deux choses différentes. Après, c’est des questions de vitesse. C’est comme si je rejouais ce plan-là sur deux régimes associatifs différents. Un niveau théorique va me faire voir quelque chose qui va me permettre d’aller filmer et l’inverse aussi. À l’heure actuelle, je filme un documentaire avec Martin Allard et on parle de questions d’éthique par rapport à la distance à laquelle il faut filmer les personnages, où mettre la caméra pour ne pas être trop voyeur, trouver la position de caméra qui fait que la personne conserve sa vie avec ce qu’elle a d’opacité. Et donc des fois je vais découvrir, dans un agencement de concepts, un nouveau pli de ce problème qui m’occupe et que je n’ose pas nommer, qu’on va laisser aussi dans l’opacité et le secret…

C’est une position d’existence qui se joue sur ces deux plans-là. Tantôt l’un permet de réenchaîner avec l’autre, et une solution trouvée là peut devenir un problème théorique. Dans les cours que je donne je suis toujours en train de poser une question de cinéma comme une question de vie ; derrière tel plan ou tel son, je demande aux étudiants : « Quel est ton mode de vie, qu’est-ce que tu veux et qu’est-ce que tu cherches ? Effectivement un champ, contre-champ, mais qu’est-ce que ça veut dire pour toi de rencontrer quelqu’un ? » Ça m’oblige à poser des questions comme ça et ça fait que quand j’arrive sur un plateau de tournage je peux me poser ces questions avec les comédiens… Et la réponse peut venir d’un concept, on n’est pas obligé d’en rester sur le plan psychologique ou dramatique ou des « méthodes de jeu » ou je ne sais quoi. On peut convoquer la conception du visage chez Lévinas par exemple.

HC : Et quel est ton rapport à l’institution universitaire ?

SC : C’est plus difficile pour moi de me donner mes conditions de travail à l’université qu’au cinéma parce que là l’institution est matérialisée. Ce n’est pas comme recevoir une lettre de la SODEC à tous les deux ans. C’est, jour après jour, des requêtes, des directives, un ton, un esprit, des rumeurs, des mémos, des transports d’affects tristes, des gens que je n’entends pas me dire autre chose que : « Ostie, encore un colloque. J’suis fatigué, j’suis plus capable. » Ça fait 5 ans que je travaille à l’Université de Montréal et je n’ai pas encore parlé de cinéma avec mes collègues. Je n’ai toujours pas eu de conversation, soit à une table de café, soit dans un corridor, où quelqu’un me dirait : « As-tu vu l’ellipse dans le dernier Malick ? » Quelqu’un qui me dirait ça avec un sanglot dans la voix… Non. Comme pour un tournage, il faut apprendre à composer avec un certain nombre d’individus.

Propos recueillis par André Habib le 17 mars 2006, et retranscrits par Simon Galiero.

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