Entretien avec Serge Cardinal (I)

Autour de “Bienvenue au conseil d’administration”

Dans Bienvenue au conseil d’administration, une tête qui rêve de se maintenir sans oxygène additionne des « 1 à des 1 » pour faire advenir un bout à bout de cinéma, ou quelque chose comme la preuve de son désir, un désir qui ne manquerait de rien (ce qui est vrai de tout désir, apprend-on au fil du film).

Bienvenue au conseil est une flèche faite d’un bois dont Téléfilm Canada n’a pas voulu… Dans « le film original », une équipe « d’idéateurs » d’une firme conseil tourne en rond, pendant qu’une rumeur au sujet de deux jeunes hackers pakistanais serait sur le point de provoquer un krash boursier mettant en cause des milliards de dollars en paradis fiscaux ; dans tout ce beau monde, un personnage, l’Idiot, aurait décidé de faire sien l’adage du Bartelby de Melville : « I would prefer not to », fomentant à lui seul sa petite micro-révolution locale.

Du refus de Téléfilm, au final, Serge Cardinal parviendra à tirer mieux que son épingle du jeu, puisqu’il saisira l’occasion pour tenter de réfléchir, par différentes voies et en croisant différents matériaux, au possible et à l’impossible d’un petit commerce de cinéma qui aspire à penser, alors que l’institution et le grand capital veulent qu’il s’explique, face à face et sans contre-champ. Défileront alors un gentil économiste, une fidèle compagne, un sympathique producteur, un volubile écrivain, une troupe d’acteurs, la ville de Terrebonne à l’intersection des rues Mozart et Molière, Descartes et Debussy, un coin de table, un angle de mur, un rai de lumière sur le plancher d’un loft vide, qui tenteront de nous convaincre que tout cela peut être du cinéma.

© No Pasaran

Présenté au Festival du nouveau cinéma, aux Rendez-vous du cinéma québécois ainsi qu’une semaine à Ex-Centris, le premier long métrage de Serge Cardinal appelait à nos yeux un retour critique – peu importe que ce film, au sein même de la rédaction de Hors champ, ne fasse pas pleinement consensus – qui a finalement pris la forme d’un entretien avec le cinéaste, que nous présentons ici en deux parties.

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Hors champ : Comment exactement s’est fait ce film, Bienvenue au conseil d’administration ?

Serge Cardinal : Tout est parti d’un scénario que j’avais écrit, et qui était tout ce qu’il y a de plus conventionnel. C’est probablement ce que j’avais écrit de plus simple et de plus dépouillé. Pendant un temps j’ai connu des gens qui travaillaient dans le milieu des communications, des gens qui servaient des partis politiques et des grandes entreprises. Donc j’ai baigné un peu là-dedans, dans les « concepts » et autres niaiseries du genre, les stratégies médias, etc. J’avais donc écrit un scénario qui racontait l’histoire d’une bande de concepteurs d’idées aux prises avec la rumeur d’une crise boursière. À l’intérieur de ce groupe, une personne que j’appelle « l’idiot » décide de travailler de moins en moins à mesure que la rumeur avance. C’est ce qu’on retrouve d’ailleurs en bonne partie dans le film… J’avais ainsi décidé de soumettre ce scénario-là au Conseil des Arts afin de commencer le tournage, et cela avait réussi. Entre temps, en attendant la bourse, je l’avais laissé sur mon bureau en me disant que j’y retravaillerais plus tard.

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C’est là que Philippe Gendreau, qui travaillait au Festival du nouveau cinéma de Montréal et qui s’était fait mettre à la porte parce qu’il programmait des films expérimentaux trop embêtants ou trop emmerdants, m’a dit qu’il avait envie de devenir producteur et m’a ainsi demandé si j’avais une idée de film. Je lui ai alors présenté mon scénario, et il a rapidement donné une amplification à ce film-là qui restait quelque chose de très simple pour moi à l’époque. Comme disait Robert Morin, tu écris un scénario en fonction des moyens que tu penses obtenir pour le faire. C’est pour ça que c’était un huis-clos, dans un bureau qui aurait pu être n’importe lequel. La façon de filmer que j’avais alors imaginée était fondée sur de très gros plans, très coupants, très abstraits en quelque sorte, très formels, avec des surfaces qui se rencontrent. Donc je me disais que je pourrais tourner ça n’importe où si je le voulais. Mais lui a voulu lui donner plus d’ampleur, comme tous les producteurs pour qui ça ne prend de vérité que si cela a une certaine dimension, et c’est ainsi qu’on s’est retrouvé dans la chaîne habituelle des films que, pour ma part, je ne connaissais pas vraiment. La dernière fois que j’avais fait un truc comme ça c’était avec le documentaire La bibliothèque entre deux feux, qui m’avait était remis clé en mains. C’était une commande vendue d’avance. Donc je ne connaissais ni le rapport avec les agents d’acteurs, ni les rapports avec Téléfilm Canada, ni surtout avec les distributeurs. Le distributeur Les Films Séville avait lu le scénario original et voulait embarquer. Et ils embarquaient d’autant plus qu’on était parvenu à convaincre des acteurs qui font, semble-t-il, le « box office »… Moi je n’en sais rien mais il semble qu’ils le font… Ces acteurs-là étaient contents et nous sortaient la ligne habituelle : « C’est une proposition comme j’en ai jamais eu, ça va me permettre d’essayer quelque chose, c’est brillant, c’est génial, c’est pas comme tout ce qu’on reçoit, etc. » Pour les institutions on avait monté un dossier immense qui ne rentrait dans un aucun classeur, avec des pages quasiment vides, des photos de comédiens et deux, trois lignes de dialogue à côté, etc. On était de grands naïfs, on se disait qu’ils allaient regarder la mise en page et comprendre le film. Il fallait être assez idiot… Donc j’étais parti pour faire un film assez simple et un tournage très conventionnel, et voilà que tombent les deux réponses de Téléfilm et de la Sodec qui ont complètement tout fait sauter.

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En même temps les complications ont commencé avec les comédiens. Un comédien, ça te dit toujours « oui », mais au final c’est l’agenda qui va décider. Ceux que j’ai rencontrés étaient toujours très intéressés, tout le monde me disait « je veux ». Et moi quand on me disait « je veux », je croyais que c’était gagné. C’est ainsi que les complications d’horaires sont arrivées et qu’on a dû changer la distribution. Heureusement d’ailleurs, car ceux qui ont décidé de rester ont accepté de tourner dans des conditions plus marginales.

HC : Tout ce processus a duré combien de temps ?

SC : Quand j’ai commencé à écrire, c’était en 2001-2002 et on a tourné en 2004. Les réponses négatives des institutions sont donc tombées au printemps 2004. À ce moment, on s’est retrouvé devant un dilemme : soit on arrête tout et on ne tourne pas, même avec la bourse des Conseils des arts qui s’élevait à 85 000$ ; soit on réécrit le film pour le tourner avec ce peu d’argent ; ou alors on fait comme plusieurs et on relance toute la machine en espérant que ça marche au prochain tour. Mais pour moi c’était hors de question que je suive cette dernière option, parce que la nature des refus était telle que c’était impossible qu’un jour ou l’autre ça fonctionne. Quand j’entends parler les gens qui disent « Oui, on est tous refusés, tout le monde essuie des refus », ils ne disent pas que ce ne sont pas tous les mêmes types de refus. Quand quelqu’un se fait refuser parce que son personnage n’est pas assez consistant, ou qu’on a l’impression qu’il manque une charnière au scénario, mais que ce scénario-là est par ailleurs construit comme un bon roman classique, on voit bien qu’on peut répondre à telle ou telle requête de modification. Mais là c’était complètement autre chose, là c’était sur ce qu’on entend par « cinéma », c’était deux visions complètement différentes qui s’affrontaient.

HC : En regardant le film et en connaissant le processus de sa fabrication, il nous vient tout de même en tête l’idée que vous auriez pu, dans l’absolu, écarter ce refus et revenir à la première idée du film, en faisant appel à des non-professionnels par exemple. Plutôt, dans ce film, le refus devient une occasion de parler dans le film de ce qu’on vous refuse de faire…

SC : Je pense que d’avoir décidé de faire ça plutôt que de trouver la façon d’arriver jusqu’au bout et de faire le film entier, vient du fait que ce qui nous était arrivé comme refus n’était pas sans rapport avec ce qui était déjà dans le film. Les raisons pour lesquelles on nous refusait, reposaient sur des conditions qu’il fallait remplir. On nous disait : « On aimerait bien savoir quel type de pilule le personnage de la vice-présidente prend, ce serait important de savoir ses motivations psychologiques, etc. » Les conditions qu’il fallait pour exiger ça d’un scénario, d’un personnage, d’un film, c’était exactement les conditions qui avaient motivé l’écriture de ce film-là. C’est comme si ce refus était déjà contenu dans le film et que là on nous fournissait une occasion inespérée de développer ce qui était peut-être embryonnaire dans le projet. Il n’y avait pas d’extérieur au film, le film pouvait proliférer. Quelque chose nous avait intéressés dans ce film-là qui était capable d’absorber ce refus comme une partie de lui-même.

HC : Le comédien et écrivain Robert Lalonde a une grande importance dans le film. En tant que narrateur, c’est souvent à lui que tu t’adresses. Est-ce que c’était prévu dès le départ ?

SC : Oui. À quelques semaines du tournage, nous avons perdu la personne qui devait jouer l’un des rôles, donc on a été obligés de faire un jeu de permutations, et, tandis qu’on réfléchissait à cela, on était assis au café « Les gâteries » (en face du carré St-Louis) qui se trouve être le « siège social » de Robert Lalonde. Je ne sais pas si c’est encore le cas mais à l’époque il allait beaucoup là pour écrire. Quand on l’a vu on est simplement allés lui demander s’il voulait jouer le rôle principal du film en lui expliquant tout bonnement : « Écoutez, Monsieur, on est écoeurés de courir d’un agent à l’autre et de se faire raconter des bobards, on aimerait avoir à faire à un vrai comédien qui nous parle pour vrai. Est-ce que ça vous intéresse ? » Il a dit « Donnez-moi 24 heures, j’y pense », et il a accepté 24 heures plus tard. À partir du moment où il y avait un écrivain dans la place, c’est sûr que ça allait changer. J’allais pouvoir jouer sur toute la zone d’indiscernabilité entre lui, capable d’incarner un idiot, l’idiot dont une partie du travail est de travailler avec les mots et les concepts, puis cet écrivain, puis cette personne qui ne fait que se balader dans la banlieue… C’est sûr qu’à l’écran on allait jouer sur le « qui est qui ? » Est-ce que c’est le Robert Lalonde citoyen marchant dans une banlieue ou alors est-ce ce personnage, qui, désespéré, n’en finit plus d’essayer de comprendre la bêtise de sa civilisation, ou est-ce simplement l’écrivain qui cherche l’inspiration ? Je ne sais pas pourquoi, je ne sais pas comment a été fait le film, mais le film était capable de s’ouvrir sur un plan, d’absorber cette chose-là, la redonner autrement, etc.

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HC : C’est en effet l’impression que le film produit. Par exemple, ces interventions de l’économiste, qui se greffent à l’ensemble… Qui est-il ?

SC : Il s’agit d’un ami qui est éboueur à la ville de Montréal, mais qui par ailleurs a fait des études jamais terminées aux HEC en finances, et qui arrive tout à coup comme ça en me demandant : « Qu’est-ce que tu fais ? » Je lui réponds que je fais un film, qu’il y est question de paradis fiscaux, et comme il m’avait aidé il y a très longtemps à faire un scénario catastrophe je lui dis : « Écoute, tu as trois mois pour me préparer une histoire des paradis fiscaux. » Tout à coup, ça rentre dans le film. Un autre exemple : ma copine est correctrice linguistique. Pour elle, le sens des mots, c’est quelque chose. Une préposition placée là, n’est pas l’équivalent d’une autre. Je lui dis : « Regarde, c’est un texte [le rapport d’évaluation de Téléfilm Canada] qui est mal foutu à mon avis, qui parle de notre texte qui me semblait pas si mal foutu que ça, est-ce que tu peux faire une analyse linguistique de cette chose-là en partant de ce qui est écrit là. Rencontre le texte et demande-toi : “Qui peut dire une chose pareille ?”, “Que veut celui qui dit une chose comme ça ?” » Donc tout ça pouvait bouturer, parce que le film était déjà feuilleté en quelque sorte.

HC : Si Téléfilm avait accepté le scénario, qu’est-ce qui ce serait passé ?

SC : Si ça avait été le cas j’aurais probablement tourné le scénario que je pensais faire. C’est sûr. Il est certain qu’il y avait quelque chose en germe qui a pu éclore grâce à ce refus-là. Et je me souviens encore que je m’étais dit que je passais de la métaphore au littéral. C’est-à-dire que là, je savais vraiment ce qu’il y avait dans ce poids ressenti par ce personnage du film devant la vanité de certains mots, ou devant cette façon de vider le sens des mots ou le sens des images. Tout à coup, je l’avais littéralement sous les yeux. Je n’avais plus à imaginer une construction d’espace ou une mise en scène ou un jeu de répliques qui donneraient cette absurdité des mots. Je l’avais là, je l’avais dans le rapport de Téléfilm Canada et dans ce qu’il contenait. Parce que pour moi, c’est ça qui était fou. C’est pour ça que je disais à Philippe Gendreau [le producteur] d’oublier de soumettre une deuxième fois, parce qu’on nous parle d’un autre monde. Celui qui nous parle, ou l’institution qui nous parle, nous parle depuis un autre monde dans lequel le cinéma n’a pas le même sens. On emploie les mêmes mots mais ça ne veut pas dire la même chose.

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HC : Je me demande si cette façon qu’a le film de se positionner par rapport aux institutions, n’est pas une façon de consolider un « nous ». Un « nous » qui prétend savoir ce qu’est le cinéma, ou ce vers quoi il devrait tendre, face à un « eux », relativement anonyme, de gens qui habitent en banlieue et qui demandent de la psychologie… À tel point que, dans cette polarisation, il peut y voir quelque chose qui réconforte dans le fait d’être refusé. Cela devient une occasion rêvée de pouvoir dire ce qu’on pense du cinéma dans un circuit fermé, celui d’un happy few.

SC : Pour moi ce refus du scénario, ce n’était pas une question d’ordre scénaristique ni une question d’ordre dramatique. Alors cet affrontement, ce repliement chez « nous » et l’opposition à « eux » ce n’est pas dans le monde du cinéma que cela se joue. Je pense que c’est une fausse manière de poser la question que de dire que ce refus-là était sur la base esthétique, dramatique, d’une conception qu’on a de l’écriture dramatique. Si moi ou si « eux » savions véritablement ce qu’est un texte de cinéma on pourrait juger si leurs recommandations ou leurs critiques étaient justes ou pas. Pour moi ça n’avait rien à voir avec une affaire de scénario. Quelqu’un qui pouvait me demander ça sur le plan de l’écriture, c’était aussi quelqu’un qui demandait une maison comme celle qu’on trouvait à Repentigny ou à Terrebonne où on est allé tourner. C’était la même personne qui arrache le recouvrement de pin parce qu’il faut le peindre à tous les cinq ans – et c’est tellement chiant de peindre à tous les cinq ans – alors qu’un déclin de vinyle tu le fais une fois, c’est garanti 20 ans et ça garde sa couleur et c’est tellement joli. Celui qui me demande qu’un personnage, dans le monde du cinéma, ou peut-être du théâtre ou du roman, s’explique constamment, me dise où il veut aller, ce qu’il désire et pourquoi il le veut surtout, qui connaît tout à l’avance de ce qu’il va « vouloir vouloir », et bien c’est le même qui veut faire de la formation professionnelle constamment… T’en as jamais fini de faire de la formation professionnelle, t’es jamais à la hauteur, et puis quand tu travailles avec eux ils veulent pas juste que tu travailles, ils veulent savoir qu’est-ce qui se passe avec ta famille, est-ce que ta blonde a ses règles, « Tu n’es pas bien, qu’est-ce que t’as ? » Il faut en plus que tu aies de l’âme, tu comprends ? C’est comme ton ami de l’autre fois qui te disait : « vous n’avez pas d’âme ». Il faudrait en plus avoir de l’âme au travail ! C’est du terrorisme monumental. Alors quand j’entends les cinéastes se déchirer la chemise en disant « Ah mon Dieu les fonctionnaires nous demandent des trucs qui n’ont rien à voir avec le cinéma », et bien ce n’est pas une affaire de fonctionnaire ni une affaire de cinéma, parce que ces fonctionnaires-là font partie d’un monde, comme le cinéma, et, excusez-moi, car c’est peut-être de fausses analogies que je suis en train de faire, mais celui qui commande une maison et qui mange cela et qui oblige sa femme à chaque fois à livrer son secret avant de partir travailler est aussi celui qui me demande un personnage comme ça. Et qui me le demande soit comme fonctionnaire soit comme spectateur ou comme collègue ou confrère cinéaste. C’est la même chose. Pour revenir à cette dichotomie « nous/eux » dont tu parles, je dirais que si le film donne l’impression que nous aurions une sorte de rapport secret avec l’intimité du cinéma et que, sans présumer de la bêtise du fonctionnaire ou des collègues, ce serait juste les circonstances qui sont celles du cinéma industriel, celles de la réussite à tout prix qui les empêcherait, eux, d’atteindre cette intimité-là, alors on a raté notre coup et ce n’est pas ce que j’ai cherché à faire.

D’abord je ne suis pas du tout sûr de savoir ce sur quoi on pourrait construire ce fameux « nous ». Car qu’est-ce je sais moi que les autres ne savent pas ? Je sais qu’il y a des forces dans l’image que je ne vois pas souvent, mais que j’ai vues quelque fois, donc je ne peux pas dire que j’ai la science infuse du cinéma. J’ai simplement été le témoin privilégié d’une image trois quart arrière dans les films des frères Dardenne. Les films des Dardenne, cinéastes belges. La Belgique, 6 millions d’habitants, parlant français, avec une petite économie du cinéma. Les Dardenne sont branchés sur le monde, sur les problèmes et les conditions de ce monde-ci, donc ils filment trois quart arrière. Puis chaque saute de plan est un saut en intensité, et quand je sors d’un film des Dardenne je me dis « Tabarouette, si je réussissais à prendre la vitesse qu’il y a dans ce film-là et rejouer ça dehors, je saurais quoi dire à mes collègues pour leur faire comprendre ce que c’est d’enseigner ». Je leur dirais « Il faut faire ça à telle vitesse », comme un bon metteur en scène dit à sa comédienne « Plus vite, plus lent ». Il ne lui dit pas « Tu sais, le personnage se trouve dans telle ou telle névrose », il lui dit « Plus vite, plus lent ». Comme un chef d’orchestre.

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HC : Par rapport à ce plan « trois quart arrière » dont tu parles, cela me rappelle une scène vers le début du film, et qui permet peut-être de mieux expliquer ce que j’entends par ce « nous » dont je parlais plus tôt. Quand tu dis, en filmant le derrière de tête de Robert Lalonde qui recouvre celui de France Castel, au ralenti : « voici comment j’aurais aimé commencé le film. Voilà, il me semblait que c’était à peu près ça le cinéma aujourd’hui »….

SC : Ah oui, là je te suis un peu mieux…

HC : Cela relève de l’intuition, non pas d’une certitude évidemment, mais qui donne l’impression que tu es du côté de ceux qui « savent »…

SC : C’est sûr que là le refus m’a peut-être rendu plus sensible à ça, à savoir que quelquefois, même dans le cinéma indépendant québécois, non pas simplement dans le cinéma dit populaire ou industriel, j’ai l’impression qu’on est au diapason de rien. C’est-à-dire qu’on est dans des images d’images. Par rapport aux Dardenne, où j’ai vraiment l’impression que ces types sont en train de saisir les forces qui forment ce monde-ci, comment se fait-il que nous on n’y arrive pas ? Pourquoi on ne saisit pas ça ? C’est une affaire de cinéma, c’est simplement se poser la question : où sera placée la caméra et combien de temps va durer le plan. C’est ça chez les Dardenne : où est la caméra dans Le fils, qu’est-ce qu’elle peut voir et qu’est-ce qu’elle ne peut pas voir, quel rapport elle a à celui qui avance ou qui recule. Cette position, cette durée, c’est ce qui fait qu’ils saisissent… C’est un peu comme Godard disait dans Nouvelle vague : « Si je savais dire la phrase qui nous dirait où nous en sommes et où nous allons »… Oui j’avais l’impression que j’avais pu sentir ou voir à travers quelques images éparses, et très rarement de « notre cinéma », par le refus de Téléfilm Canada et de la SODEC, qu’on n’avait pas ce rapport au monde, on ne saisissait pas les forces à l’oeuvre dans les plans, dans le montage. On est en train de filmer et de monter autre chose.
Prenons la chose un peu autrement. Quand je vais voir un film, comme The New World de Terence Malick, cette manière qu’il a de découper cette rencontre entre une fille et un jeune homme dans un champ, me donne l’impression qu’il marche dans le temps. Il ne marche pas dans un champ, il marche dans le temps, par une manière de faire une ellipse qui pose la question même du temps et de la rencontre. Alors je prends ça, je vais dehors et j’essaie de jouer ça avec ma blonde. Ou de prendre le taxi comme ça, prendre le taxi comme cette séquence de Malick, et donc d’essayer de marcher dans le temps. Comme si le cinéma c’était pour moi un lieu d’expérimentation, une machine à aller expérimenter des… des postures, des mouvements… Quand je fais un film, quand je le découpe ou quand j’essaie de trouver ce qui serait pour moi une expérimentation, ce n’est pas l’assurance « d’avoir la scène », ou de savoir où placer la caméra pour réussir à tomber dans le bon moment dans l’ordre de l’action ou dans l’ordre de l’émotion, mais plutôt où la caméra serait pour rendre tout ça selon une vitesse existentielle invivable jusqu’à ce jour.

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HC : Je me suis demandé quelle était la place, dans ton film, de la figure de l’auto-suffisance…

SC : Dans le sens que le film serait auto-suffisant ? (sourire)

HC : Non, pas nécessairement. C’est plutôt une idée qui recoupe plusieurs éléments du film. Les personnages, les objets ou les plans semblent vouloir se suffire à eux-mêmes. C’est d’ailleurs cette phrase de Godard qui se trouve au début du film, qui dit : « Je suis seul semble dire l’objet. Donc pris dans une nécessité contre laquelle vous ne pouvez rien » (Histoire(s) du cinéma, 1a). Il y a aussi ce carton avec le titre : « une tête sans oxygène ». Plus généralement, ce désir d’autarcie ou d’indépendance des choses corrobore l’idée dans ton film qu’un vrai plan de cinéma se suffirait à lui-même dans l’absolu, qu’il n’a pas besoin d’être justifié…

SC : Oui. C’est un peu fou ça, non ?

HC : Un plan qui pourrait exister avec une assez forte densité de réel ou de sens pour, au fond, ne pas avoir besoin de se justifier. Qui rendrait obsolète toute question du type : « Pourquoi des clémentines » ? Est-ce une des aspirations de ton film ? Laisser les choses un instant comme elles sont.

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SC : C’est sûr qu’il y a de ça. Par exemple tous les plans vides du film, c’est pas mal moi qui les ai faits, à la fois dans le lieu supposé de fiction, dans le bureau des concepteurs, comme en banlieue… Juste laisser les choses comme ça. C’est ce qu’il y a de plus difficile. Le moindre mouvement de caméra, le moindre déplacement du point de vue et tu es déjà en train de trop pousser. C’est-à-dire pousser très exactement là où tu es déjà allé. Et c’est dans ce sens-là que Robert Lalonde devenait pour moi très intéressant parce qu’il avait, naturellement ou instinctivement, cette possibilité de créer et de voir venir. « Voir venir », c’est quelque chose. On va plutôt voir que voir venir. Pour moi, ça n’a rien à voir avec « Ah ! Je verrais la chose telle qu’elle est en elle-même », ou j’aurais réussi à retrouver ma propre naïveté. Non, moi je veux juste m’absenter, je ne veux pas retrouver « ma » naïveté, je ne veux pas trouver le point de vue qui est le premier et le dernier qu’on a tant cherché, et qu’ainsi on parviendrait à produire Le plan qu’il fallait sur la banlieue. Ça n’a rien à voir. C’est juste de trouver une position où je reçois la chose en lui laissant son secret et son énigme, en lui laissant ce qu’elle veut bien garder si jamais elle garde quelque chose. J’arrive alors à m’absenter, à me sortir, à me passer de moi-même. Et la fiction telle que je l’avais pensée était comme ça. J’avais même écrit le scénario dans un style d’écriture qui évitait d’abord de donner les didascalies qui donnent le cadre dans lequel va se passer l’action, ensuite une indication sur l’état du personnage, puis, finalement, l’enfilade de dialogues avec le minimum de didascalies qu’il faut pour resituer les choses. Non. C’est une règle qu’on apprend aux gens qui écrivent des scénarios : écrire simplement ce qui est visible, essayer de ne pas rentrer dans la tête des personnages ou de présumer de ce qui se passe. Pourtant, quand on écrit véritablement comme ça, les gens qui nous ont indiqué qu’il fallait écrire comme ça ne comprennent pas du tout ce qu’on a écrit. Ils disent : « Qu’est-ce qui se passe ? C’est marqué “une surface blanche”, qu’est-ce que c’est ? » Je réponds : « Bien oui, mais pour l’instant c’est tout ce qu’on voit. » C’est comme ça que j’avais écrit : « une surface blanche », « un pépin ». C’était les images, telles qu’on devait les voir. Je me disais même que ça allait inspirer un directeur photo : plutôt que d’avoir un cadre qui est toujours le même – un restaurant, d’un film à l’autre, ressemble toujours à un restaurant – je me disais que si je me contentais d’indiquer « une rangée de plats fumants », ce ne serait pas la même chose.

HC : Il y a un moment dans le film où on t’entend lire les didascalies du scénario et on est frappé par leur précision. Lorsque par exemple tu parles des « deux bandes grises » du tableau abstrait.

SC : Oui, c’est d’ailleurs un peu ma manière d’imiter le nouveau roman.

HC : Oui, j’avais Robbe-Grillet en tête et les romans de l’« école du regard » …

SC : Pour moi tout scénariste ou tout écrivain de cinéma devrait lire ces romanciers, ne serait-ce que pour savoir ce qu’est véritablement un oeil-caméra. Ça me semble être ça les questions essentielles. Et ce n’est pas important si c’est ça qu’on va filmer ; j’étais très détaillé, mais s’il avait fallu filmer une toile abstraite de Pollock on l’aurait filmée. C’était juste la façon dont on allait la filmer qui était déjà inscrite dans le fait de dire « deux bandes grises ».

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HC : Ceci rejoint le système des objets que l’on retrouve dans le film…

SC : C’est n’est que ça pour moi le cinéma. Pour moi filmer un personnage qui n’est pas inscrit dans un espace avec un coin de bureau à tel endroit, et la lumière qui tombe derrière lui et la plante qui le surplombe, ça ne vaut rien et je préférerais faire autre chose. Un plan ça tient tout ça, sinon ça ne tient pas et ça ne vaut pas la peine.

(fin de la première partie de l’entretien)

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