ENTRETIEN AVEC PIERRE MONAT
Y’a du dehors dedans sera projeté le 20 janvier prochain au Vidéographe. Cette projection coïncidera avec le lancement d’un disque du Quatuor de jazz libre du Québec (TNZR051) et la mise en ligne de Ce soir on improvise (Raymond Gervais et Michel Di Torre, 1974) et de Y’a du dehors dedans. Consultez le site tnzr.org pour plus de détails.
Vive les animaux est présentement disponible sur le site vitheque.com.
Vive les animaux – n. & b., 29 min. 17 sec., 1973.
Y’a du dehors dedans – n. & b., 22 min., 1973.
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Figure importante de l’occupation des Beaux-arts en 1968, Pierre Monat passe de la peinture au graphisme suite aux déboires qui accompagnent la création de l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Il débute en quelque sorte au Quartier latin magazine pour ensuite aboutir à l’Office national du film (ONF) où il travaille sur la conception graphique de la revue Médium média de Société nouvelle. Entre 1968 et 1976, il délaisse temporairement la « barbouille » afin de se construire une réputation de « bon graphiste » 1 . Durant cette période, Monat se permet quelques incursions dans le monde de la vidéo. Au Vidéographe, il réalise deux documents singuliers d’une pertinence indéniable. L’entretien qui suit porte sur ces deux productions – Vive les animaux et Y’a du dehors dedans – et sur l’importance d’agir dans l’immédiat avec les outils du moment.
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Eric Fillion [E.F.] : Au début de la décennie des années soixante-dix, vous avez travaillé sur la conception graphique des trois tomes de Québec underground, 1962-1972. Quelle était votre vision du cinéma au moment de ce retour sur ces premières années de l’underground au Québec ? À ce moment-là, étiez-vous déjà intéressé par le média ?
Pierre Monat [P.M.] : Mon « initiation » au cinéma a eu lieu alors que j’étais encore à l’école secondaire. C’était en 1964 et il existait à Radio-Canada une émission intitulée Images en tête. Jean-Yves Bigras animait cette émission de cinéma amateur où les protagonistes faisaient du 8mm. C’était une espèce d’expression jeunesse. Nous pourrions même dire que c’était le Vidéographe en 8mm … mais 10 ans avant. André Forcier participait souvent à cette émission. Il était toujours mal engueulé et donc l’idole de plusieurs à Images en tête.
Aux alentours de ma dixième ou onzième année, j’ai moi-même commencé à travailler le 8mm mais en étant groundé par la gang de Radio-Canada. J’ai aussi pris conscience à cette époque que les choses se cristallisaient et que des groupes s’organisaient. Je pense à Pierre Patry et à Coopératio par exemple. C’était peut-être amateur mais c’était aussi la naissance d’une industrie. Il fallait bien que ça commence quelque part.
E.F. : Étiez-vous familier avec les longs métrages de fiction des années cinquante – ceux que les historiens ont associés à la préhistoire du cinéma québécois ?
P.M. : Bigras appartenait à cette génération de cinéastes. Il a travaillé au début avec Renaissance films puis a réalisé, en 1951, La petite Aurore l’enfant martyre. C’est en quelque sorte lui qui, par l’intermédiaire d’Images en tête, a enclenché mon processus d’intérêt pour le médium.
E.F. : Est-ce que le cinéma de la Révolution tranquille vous a motivé à expérimenter davantage avec le 8mm, le 16mm ou la vidéo?
P.M. : Je ne crois pas car je ne sais plus ce que j’ai vu à l’époque. Je n’étais pas cinéphile. C’était un intérêt compte tenu des « agirs » et le moyen supportait ces « agirs ». Autrement dit, tu prends cet outil-là s’il convient pour ce que tu veux faire. Si tu as quelque chose d’autre à dire ou à faire … tu prends l’outil qui est conséquent.
E.F. : Les trois tomes mentionnés ci-dessus n’abordent pas la question du cinéma au Québec. On y trouve cependant une note concernant le fait qu’une « manifestation ultérieure » s’attaquerait aux domaines « du film et du magnétoscope ». Malheureusement, cette publication n’a jamais vu le jour. Pourquoi ?
P.M. : J’ai cru comprendre que Normand Thériault et Yves Robillard, les deux journalistes derrière Québec underground, s’intéressaient très peu au cinéma … ou peut-être n’avaient-ils pas assez d’information sur le sujet. Ils avaient aussi tellement de documentation sur un micromilieu qui était celui des arts visuels. Ils se spécialisaient dans ça et c’est là qu’ils gagnaient leur salaire. Ce n’était donc pas de l’ordre du mépris. De plus, Québec underground devait au départ être un projet de 250 à 300 pages. Nous n’avons jamais planifié publier 1200 pages étalées sur trois tomes. Je présume qu’il a fallu s’arrêter quelque part.
E.F. : Selon vous, quels sont les films et les événements qui ont marqué la période qui s’étend de 1962 à 1972? Quels films aurions-nous retrouvés dans cette « manifestation ultérieure » que l’équipe de Québec underground espérait publier?
P.M. : Je n’en ai aucune idée si ce n’est que le bouillonnement onéfien de Claude Jutra à Michel Brault et Gilles Groulx en passant par Pierre Perrault. Il y a aussi les balbutiements de l’industrie avec Pierre Patry, Jean Pierre Lefebvre et un tas d’autres par la suite. J’ai des préférences à postériori – ce que j’aime ou ce que je n’aime pas – mais je ne trouve pas cela important de porter des jugements. J’ai beaucoup aimé Groulx. J’ai aimé certaines affaires de Brault mais je n’ai pas embarqué dans certains des projets de Gilles Carle.
E.F. : Et comment doit-on définir l’underground au Québec ?
P.M. : L’underground est une illusion. C’est quelques journalistes de Montréal qui affublèrent le Québec de ce qui se passait à Montréal. L’appropriation … la centralisation montréalaise de la culture … le titre de ces trois tomes aurait dû être Montréal underground. Il y a eu un problème de géo-localisation. Montréal était tellement hégémonique. C’est-à-dire que pour plusieurs, un quadrilatère à Montréal représentait le reste du Québec. Je n’étais pas conscient de cela à l’époque.
En ce qui concerne le terme underground, c’était issu de la somme phénoménale d’informations que des gars comme Robillard et Thériault avaient amassée compte tenu qu’ils étaient tous deux journalistes à La Presse et que tout cela n’était répertorié nulle part. Il y avait une espèce de blackout d’information sur des gens qui étaient en principe underground mais qui étaient aussi très en demande dans le micromilieu des arts visuels. Le qualificatif underground est peut-être une post-appellation versus ce qui se passait à New York ou sur la côte ouest américaine. Ce n’était pas nécessairement justifié. Pas plus que ça a été Québec underground plutôt que Montréal underground. Le terme underground était un dérivatif au même titre que l’appellation valise qu’était la contre-culture.
E.F. : Parlons de Vive les animaux et de Y’a du dehors dedans. Qu’est-ce qui vous a incité à vous déplacer vers la vidéo au début des années 1970 ?
P.M. : Durant l’été qui a précédé l’occupation des Beaux-arts, j’ai participé à l’organisation de rencontres d’information sur la Commission d’enquête sur l’enseignement des arts au Québec (le Rapport Rioux). J’étais alors aux relations publiques à l’association étudiante. Peu de temps après, il y a eu l’occupation et ça a duré un mois et demi. Nous avons finalement gagné une université mais nous avons aussi perdu la pédagogie. Les Beaux-arts sont entrés à l’UQAM – dans des locaux et du gyproc neuf – mais avec un staff de professeurs toujours aussi incompétents 2 . J’ai décroché complètement de tout cela.
Pour arriver à vivre, j’ai fait du graphisme. Je l’ai fait sur le tas parce que je ne m’étais pas rendu assez loin dans ma scolarité. Je me suis cassé la gueule mais je me suis aussi construit une réputation de bon graphiste. J’ai finalement abouti au Quartier latin magazine. Mon passage chez cette publication de l’Université de Montréal a ensuite allumé des lumières à Société nouvelle et j’ai fini par rencontrer Normand Cloutier. Je lui ai parlé de mes expériences et il m’a assigné à Médium média.
À partir de là, Robert Forget était à côté. Il gérait avec Cloutier le contenu du premier numéro de Médium média. Parle parle, jase jase … je suis descendu à New York et j’ai rencontré les gens de Radical Software, un groupe new- yorkais qui avait une espèce de Vidéographe plus ou moins anarcho politique. J’ai commencé à me dépatouiller et à m’intéresser à l’objet : la Portapak 3 . La vidéo a donc été une excroissance de mon graphisme et de la direction artistique qui caractérisait mon travail au sein d’un groupe qui, entre autres, promouvait le Vidéographe.
E.F. : Vous étiez assigné au graphisme à l’époque. Comment avez-vous mis la main sur cette caméra portative ?
P.M. : Il devait avoir deux, trois ou quatre caméras Portapak dans une garde-robe. Peut-être aussi que dans une conversation on m’a dit : « Il y a cet instrument-là. Qu’est-ce qu’on peut en faire ? » Je connaissais la gang du Vidéographe qui n’avait pas encore déménagé sur St-Denis. Sur ces entrefaites, j’ai commencé à jouer avec les bidules et des thématiques me sont venues à l’esprit.
Vive les animaux a été la première. À ce moment-là, la génération Parti pris et les gens de Challenge for change prenaient tous leur bière à la même place. Robert Tremblay, le frère d’un des gars qui apparaissent dans Vive les animaux, m’a prêté des livres d’Edgar Morin. Je me suis tapé Journal de la Californie et Le vif du sujet. Compte tenu du fait que je venais des Beaux-arts, j’avais une aversion en regard du paternalisme des profs et celui des syndicats de boutique. C’est alors que je me suis aperçu que Morin était terriblement condescendant dans la mesure où il tentait de dire aux jeunes quoi faire. Je voyais là une espèce de gérontocratie et ça me tombait sur le gros nerf.
E.F. : Dans Vive les animaux, Morin, Groulx, Patrick Straram, Gaétan Tremblay et plusieurs autres discutent de la jeunesse, de la contre-culture et d’activisme politique. Tous – incluant la caméra – sont captifs de cet appartement où a lieu la rencontre. La discussion suscite de vives réactions chez les individus présents. La tension monte rapidement pendant les trente minutes que dure la vidéo mais vous parvenez à rester fermement présent au centre de l’action de manière à ne rien manquer. Comment vous êtes-vous retrouvé là ?
P.M. : Le huit clos de Vive les animaux est issu du fait que je n’ai pas pu utiliser un premier tournage. En 1973, Morin s’est retrouvé à l’école française d’été de l’Université McGill pour donner une série de cours. J’avais une grosse équipe de cinq ou six personnes pour filmer une session complète de Morin avec ses étudiants. Le seul problème, c’est que l’ingénieur du son qui a fait les tests a très bien travaillé sauf qu’il n’a pas réalisé que ce qu’il entendait dans ses écouteurs n’était pas redirigé vers l’enregistreuse. Je n’ai donc pas pu documenter la condescendance de Morin à McGill.
Par contre, j’avais déjà prévu le sortir de son cours pour l’amener chez Tremblay où une rencontre avec des intellectuels de Parti pris devait avoir lieu. J’ai demandé à Straram – le bison ravi – de nous introduire. Je voulais forcer une rencontre entre des intellos européens (Straram et Morin) et des intellos d’ici.
E.F. : Vous intervenez très peu dans Vive les animaux. Pourquoi ?
P.M. : Ça été un tournage de type mini-studio. Je n’avais que deux caméras et le résultat final est issu moins d’un montage que d’une prise directe d’images. J’ai vu cela comme une manière d’avoir du retrait. C’était une question formaliste et finalement l’instrument a fini par aseptiser les choses. Si tu n’es pas conscient de cette possibilité – si filmer ne devient pas un septième sens pour toi – la machine va manger ton contenu. C’est ce qui explique la froideur de Vive les animaux.
Par contre, les filles sont venues casser cela et elles m’ont sauvé la vie en tant que réalisateur. Ces filles (les blondes des gars que l’on voit à l’écran) … ce sont elles qui engueulent les protagonistes. Celles qui réagissent sont les compagnes de ceux qui pontifient. Elles m’ont permis de vérifier dans le réel ma prétention théorique – et/ou mon aversion émotive – à l’effet que ces gars-là étaient condescendants par rapport à la jeunesse mais aussi par rapport à la femme. Inévitablement, leur grille marxiso-chez-pas-trop-quoi en a mangé tout un coup. Les protagonistes féminins m’ont donné un coup de main fantastique.
Jusqu’à un certain point, Vive les animaux est une espèce de vidéo-vérité que je n’ai pas nécessairement planifiée. Tel que mentionné, j’étais en retrait et sans les filles j’aurais foiré car je ne pouvais pas m’appuyer sur le matériel amassé à l’Université McGill. Elles ont sauvé le tape. Je n’aurais pas été aussi efficace si j’avais voulu écrire ou scénariser la chose. Elles ont confirmé mon hypothèse. Je parle ici d’une méfiance post-1968 envers une gérontocratie de jeunes vieux. Voilà Vive les animaux!
E.F. : La vidéo a souvent été associée à la critique sociale, l’intervention politique, l’expression libre et populaire ainsi que la démocratisation des discours. Où vous situez-vous vis-à-vis ces constats ?
P.M. : J’appelle cela du sociologisme. Ce sont des discours postérieurs de constat et une manière de sécuriser une perception d’une époque … et nous sommes piégés par l’époque.
Dans le cas du Vidéographe, nous faisions face à un double discours dans le sens où il était question de populisme et d’expression jeunesse mais il y avait aussi un désir conscient de former et de déceler une nouvelle génération de talents. À la même époque, tu avais des programmes fédéraux tels que Perspective jeunesse et Initiative locale. C’était des programmes post-Octobre 70 dans lesquels le gouvernement investissait de l’argent, et ce de manière à contrecarrer les ados, les post-ados ou ceux dans la jeune vingtaine … dans le sens où il les neutralisait en leur donnant de l’argent pour faire ce qu’ils voulaient. C’est dans cette perspective-là que j’ai perçu la manière dont Forget et Société nouvelle fonctionnaient. Mais d’un autre côté, ils n’étaient pas machiavéliques. Ils se sont organisés pour que ça fonctionne. C’était pragmatique plus qu’idéologique.
E.F. : Quels étaient les avantages et les désavantages de travailler avec une Portapak au début des années 1970 ?
P.M. : Je connaissais les gars de l’ONF alors j’ai pu apprendre comment raffiner la Portapak … en ne me servant pas du micro de la caméra par exemple. Ou en remplaçant la mauvaise lentille qui venait avec la Portapak par une monture C 4 . En fait, toutes les lentilles 16 mm étaient compatibles avec cette caméra. Il y avait donc de l’équipement complémentaire à l’ONF mais très peu de gens l’ont utilisé. L’instantanéité était aussi un avantage dans le sens où je n’ai même pas eu à proposer de synopsis. J’ajouterais l’accès facile, l’encadrement minimal et les liens possibles avec le réseau communautaire.
En ce qui concerne les désavantages, il faut mentionner le non-broadcast, la réaction de l’establishment audio-visuel qui nous considérait comme des amateurs et les carences techniques de l’instrument. Nous n’avions pas d’appareils de montage pour le demi-pouce. Nous faisions du bricolage dans la cave du Vidéographe sur St-Denis et ce n’était pas très précis. C’est pourquoi beaucoup des documents de l’époque ont du lagging. Finalement, il faut mentionner l’obsolescence technologique du médium.
E.F. : Y’a du dehors dedans est un projet très différent. Dans ce court métrage, vous manifestez votre présence de manière radicale à travers les déplacements de la caméra, le montage ainsi que la juxtaposition d’images et de sons (et/ou de paroles). Vous venez appuyer en quelque sorte le discours musical et politique du Quatuor de jazz libre du Québec (QJLQ). Est-ce que le langage cinématographique que vous déployez dans cette vidéo résulte d’un désir de concrétiser un rapprochement avec le Jazz libre ?
P.M. : Le discours des gars du QJLQ m’importait mais je n’ai pas illustré le Jazz libre. Ce n’était pas illustrable. Dans Y’a du dehors dedans, l’image est autonome. Elle n’illustre pas le son pas plus que la musique n’illustre les images. Ces dernières, tout comme la musique, ont leur autonomie et leur pertinence. J’amalgame les deux médiums mais l’un n’est pas le support de l’autre et vice versa. Il y a peut-être des coïncidences ici et là mais ce n’est que du hasard.
E.F. : Quelle place accordez-vous à l’improvisation dans Y’a du dehors dedans ?
P.M. : Improvisation est un autre terme d’époque que je qualifie de mot valise. Mon approche était beaucoup plus une approche « situationniste » qu’une approche d’improvisation. Je me préoccupais surtout de fabriquer des évènements … de fabriquer des situations. Dans cette perspective, nous avons beau appeler le Jazz libre de l’improvisation, les gars entre eux agissaient en contexte. Dans Y’a du dehors dedans, nous entendons et nous voyons Yves Charbonneau dire que rien ne se passait quand les membres du groupe étaient fixés sur leur ego de musicien. Par contre, quand l’écoute des autres se faisait en situation et que chaque musicien travaillait en portant attention à ce que chacun des autres membres faisait … je n’appelle pas cela de l’improvisation. J’appelle cela de l’invention ou agir en acte car de toute manière, improvisation est un mot valise. Agir en acte, créer des situations, créer des contextes ou agir en contexte, c’est ce qui a amené les gars de QJLQ à être des militants politiques.
E.F. : Y’a du dehors dedans est donc un film de situations ?
P.M. : Je ne voulais pas faire un film didactique. Consciemment ou pas, je voulais refléter un feeling de contexte. C’est la raison pour laquelle j’ai inséré peu de matériel capté dans des clubs ou des salles car un tournage de show est toujours une chose ennuyante. Cela aurait été contradictoire pour moi de filmer un show à la Casa espagnole par exemple. Y’a du dehors dedans ne contient que des petits bouts … que des traces des performances du QJLQ. Cela aurait été inflationniste jusqu’à un certain point … cela aurait été un manque de respect envers les gars dans le sens où un tournage de show n’est jamais probant et ça finit toujours par connoter presque négativement la performance. De toute manière, nous n’aurions pu être dans les culottes des musiciens. Ni dans leur tête. Tout cela aurait fini par être un autre produit. Jusqu’à un certain point, cela aurait fini par être méprisant par rapport à ce que les gars eux-mêmes faisaient. Autrement dit, ce serait devenu trop pédagogique.
Vive les animaux et Y’a du dehors dedans ne sont pas des illustrations. Ce sont des traces de mises en contextes et/ou de créations de situations.
E.F. : Quels liens existaient entre vous et ce collectif de musiciens et comment est né ce projet de vidéo ?
P.M. : Richard Larose, Marcel Fraser et moi-même avons été engagés avec salaire sur un projet d’Initiative locale ou de Perspective jeunesse. Nous étions une espèce de cellule vidéo qui s’est greffée au projet du QJLQ. On ne m’a pas donné de balises. On ne m’a pas scénarisé. J’ai entamé une démarche avec le quatuor et le tournage s’est fait au fur et à mesure. Y’a du dehors dedans était donc une initiative du QJLQ avec un financement qui – si je me souviens bien – venait des organismes que je viens de mentionner. J’étais en quelque sorte l’intermédiaire entre le QJLQ et le Vidéographe.
E.F. : Est-ce que la vidéo a circulé ?
P.M. : Je ne sais pas. Il y a eu les projections au Vidéographe – pendant une semaine ou 15 jours – et le QJLQ a joué certains soirs. Il y avait trois ou quatre écrans au plafond et une agora de sièges tout autour. Je ne me rappelle plus exactement, mais je crois que je voulais mettre les gars en dessous des moniteurs pour créer une sorte de happening audio/vidéo/public. Les situationnistes étaient mes référents à l’époque. Ils exécraient les spectateurs – je pense ici à la répudiation de l’état de spectateur des individus en regard d’un contexte politique.
E.F. : Y’a du dehors dedans contient une longue séquence de vidéo-feedback. Peut-on faire des rapprochements entre le travail de Gilles Chartier et celui de Charles Binamé dont vous me parliez récemment ?
P.M. : Je considère que quand Binamé a voulu faire du vidéo-feedback – et je ne connais pas beaucoup de monde à cette époque qui n’a pas foutu une caméra devant un moniteur de télévision pour voir ce que ça donnait – c’était un peu dans l’optique de se faire un nom. Malheureusement, nous n’avons pas attribué le vidéo-feedback à Chartier alors qu’il était le premier à en faire. Ce qu’il a fait a été répertorié à peu près nulle part 5 . Par exemple, il faisait de la rétroprojection dans des soirées aux Beaux-arts. Cela durait parfois pendant plus de 8 heures. Il est ensuite passé de l’art visuel au vidéo-feedback. Il a fait des choses très intéressantes qui étaient très proches de ce que j’ai vu à New York. Mais nous avons néanmoins attribué ce type d’expérimentation à Binamé plutôt qu’à Chartier.
Le vidéo-feedback que tu vois dans Y’a du dedans dehors est « poche » dans la mesure où je n’ai pas développé la situation. Chartier – lui – a développé cela énormément. Il était d’une précision maniaque. Il calculait l’angle de la caméra versus le moniteur versus … . Je savais que je ne pouvais pas illustrer le son du jazz libre et je me suis dépatouillé en insérant une séquence de vidéo-feedback au montage.
E.F. : Avez-vous travaillé sur d’autres projets cinématographiques (avortés ou non) durant la décennie des années 1970 ?
P.M. : Oui, deux projets qui n’ont rien donné et que je n’ai pas diffusés. J’ai fait le tournage du congrès du Conseil central des syndicats vers la mi-70. Je devais filmer le vendredi et le samedi pour ensuite diffuser le dimanche après-midi le matériel capté. Le montage s’est fait dans la nuit du samedi au dimanche. Quand est venu le temps de montrer la vidéo, les organisateurs ont réalisé que les téléviseurs n’avaient pas de sorties audio. Il était donc impossible de diffuser le son dans les moniteurs qui avaient servi pour le congrès. Le Conseil central n’avait pas pensé à s’occuper de cela. Les organisateurs ont essayé de positionner des micros devant les haut-parleurs des téléviseurs mais ça ne fonctionnait pas. Ils sont donc passés à autre chose.
Le dernier projet sur lequel j’ai travaillé était en lien avec un symposium de sculptures qui a eu lieu à Alma. Un groupe d’artistes avait décidé d’organiser un procès pour le non-respect de leurs œuvres (des sculptures avaient été vandalisées). Le caméraman André Gagnon et moi-même avons tenté de documenter ce procès. J’ai accumulé beaucoup de matériel sans jamais le monter. J’avais au moins 20 heures – sinon plus – en demi-pouce que j’ai finalement vendu au Musée d’art contemporain pour le prix des bobines. J’ai arrêté là.
E.F. : Pourquoi avez-vous délaissé la vidéo?
P.M. : J’avais d’autres choses à faire et j’ai pris les outils qui étaient conséquents. C’était une autre manière de ne pas être formaliste … c’est-à-dire de ne pas être accaparé par les particularités d’un instrument afin de pouvoir avancer. Je n’ai pas délaissé la caméra car ce n’est pas elle qui me déterminait. Je n’ai donc pas eu de scratch émotive quand j’ai lâché la Portapak. J’utilisais déjà d’autres outils à d’autres fins.
Entretien réalisé le 7 octobre 2011.
Vous pouvez rejoindre Pierre Monat par courriel à l’adresse suivante : .(JavaScript must be enabled to view this email address).
[Lire l’entretien avec Raymond Gervais et Michel Di Torre->http://horschamp.qc.ca/ENTRETIEN-AVEC-RAYMOND-GERVAIS-ET.html]
Notes
- Pour en savoir plus sur le parcours prolifique qu’emprunte Pierre Monat après 1975, consultez : Léon Bernier et Isabelle Perrault. L’artiste et l’œuvre à faire. (Montréal : Institut québécois de recherche sur la culture, 1985). ↩
- Voir « La république des Beaux-arts » dans : Yves Robillard, éd. Québec underground 1962-1972 – tome : 2. (Montréal : Médiart, 1973). ↩
- La Portapak a été la première caméra vidéo portative à être introduite sur le marché nord-américain à la fin de la décennie des années soixante. ↩
- La monture d’objectif C était généralement associée aux caméras 16 mm. ↩
- Voir : Yves Robillard, éd. Québec underground 1962-1972 – tome : 1. (Montréal : Médiart, 1973). ↩