Entretien avec Philippe Grandrieux
Dans la cadre de la Rétrospective Philippe Grandrieux durant le FNC 2012, nous vous redonnons à lire cet entretien publié en 1999 autour de la sortie de Sombre. Le film sera présenté le 11 octobre à 13:10 au cinéma l’Excentris en présence de Philippe Grandrieux. Cette rétrospective est une initiative de Hors Champ en collaboration avec le Festival du Nouveau Cinéma.
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Nous avons rencontré Philippe Grandrieux lors de son passage à Montréal pour la présentation de son film Sombre au Festival International du Nouveau Cinéma, où il s’est mérité une mention spéciale. Les réactions au film furent radicalement divisées, mais au-delà d’un jugement de valeur, il faut voir en Sombre l’un de ces rares films qui, à travers une démarche personnelle, reprend à leurs sources les fondements de l’expression cinématographique. Couler une histoire dans la matière du film, c’est reprendre contact avec les liens charnels qui nous tissent au monde dans les mouvements de la lumière et des sons. On y retrouve l’effroi et la fascination du premier regard, tapis dans l’inconscient, sur les chemins du rêve et de la petite enfance. Les propos du cinéaste recueillis ici ne sont pas seulement une lueur de clarté sur son film étrangement beau et obscur. Ils tracent la voie d’une réflexion sur les enjeux du processus de création au cinéma; c’est-à-dire là où la perception et la pensée cheminent dans le film qui prend forme, vers l’impensé, comme l’horizon au bout des routes que parcourent en voiture les personnages de Sombre, les routes du temps et du désir.
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(nr) Il semble qu’une sensation particulière de la lumière soit l’une des principales origines du film, vous avez d’ailleurs tourné dans la région de votre enfance ?
Ça venait beaucoup de la lumière, de la couleur. Les prés dans la Haute-Loire sont d’un vert très éteint, très assombri, très noir. Les forêts sont denses et très sombres et il y a peu de différence de luminosité entre le ciel et le sol, c’est un lieu étrange. Sans doute que la lumière qu’on a dans la tête est celle de la petite enfance. Chacun a sa propre lumière, sa mélancolie.
(nr) Comment un premier long métrage s’inscrit-il dans votre parcours en tant qu’artiste ?
J’ai fait l’école de cinéma à Bruxelles, quand on fait l’école de cinéma on est emporté par le cinéma, je voyais trois films par jour pendant quatre ans. Et en sortant de l’école, moi je sentais que je n’étais pas prêt pour faire un film, pour un tas de raisons, je n’étais pas au point avec moi-même. J’ai commencé à travailler plus loin de la fiction. Le documentaire est venu peu à peu. J’ai eu beaucoup de plaisir à faire des documentaires pour la télévision et essayer d’autres formes, comme les plans séquences d’une heure.
(nl) L’intérêt dans le documentaire, c’était pour le contact avec les autres ?
Oui, m’approcher des autres et rencontrer des situations dans lesquelles a priori je ne serais jamais allé; un film au Brésil, à Sarajevo… C’est une façon d’être en contact avec le monde, en le filmant, ça donne une grande conscience de ce que c’est de filmer.
(nl) Et de… comment le filmer…
Comment le filmer et la place que l’on occupe quand on filme.
(nr) Un aspect du film qui me plaît beaucoup est la conscience et l’intérêt pour l’acte de filmer. Cela vient-il de l’expérience du documentaire ? Il est intéressant d’ailleurs qu’un certain courant du cinéma de fiction contemporain semble se préoccuper de documenter une manifestation quelconque de la réalité.
Il y a déjà le fait extrêmement fort que même si c’est de la fiction en fait il y a toujours une dimension documentaire, tu filmes quelqu’un qui entre dans une pièce et d’une certaine façon c’est un documentaire sur l’acteur qui entre dans la pièce. Oui l’acte de filmer parce que le cinéma est fabriqué avec des images , des sons, du rythme, des coupes, de la lumière, des corps, le mouvement, du cadre, des éléments assez rudimentaires en fait. Moi je pense que le cinéma est fort quand il filme des choses extrêmement…hmm… Vous savez, comme un visage, les arbres, les pierres, l’eau, le ciel… Il est fort là parce que le cinéma ne sert pas à fabriquer des histoires au sens de la psychologie.
(nr) Mais quand on parle de la matière du médium, on peut dire qu’elle est quand même là et qu’elle agit dans n’importe quel film, il est donc question de la définition d’une méthode de travail y restant attachée…
C’est une question aussi de relation à son désir, qu’est-ce qui met en mouvement son désir de faire un film, donc cette question de réalité “charnelle”, corporelle du cinéma, en documentaire ou en fiction, est quelque chose de très important pour moi. Alors quand je filme un visage, l’engagement que j’ai en tant que cinéaste en train de filmer ce visage – ma distance, la focale que j’utilise,la manière dont je prends la lumière – tout ça sont des actes dans lesquels il y a un engagement de nature morale de la part du cinéaste. Si la distance n’est pas la bonne, que la focale n’est pas juste, etc. la parole ne sera pas véritablement engagée dans une relation à l’autre, ce sera quelque chose de pris, de volé, une certaine malhonnêteté du cinéaste au moment où il filme. Quand je filme je dois sentir que c’est juste, comme quand on peint…
(s) Donc il ne s’agit pas non plus de tourner à partir d’un découpage technique ?
Non, il s’agit que dans la relation qui s’établie avec les acteurs et par rapport à l’histoire qui est racontée – dans la mise en scène, dans le tournage- que la distance soit juste, autant au sens technique du terme – la focale – qu’au sens psychique. C’est difficile à exprimer…
(s) Une question d’instinct ?
Oui, en quelque sorte. C’est la question d’essayer de toucher quelque chose en soi qui fait que, à un moment donné, cette chose puisse être représentée par l’image, ou le son, la lumière, un cadre, un corps…
(nl) Il y a donc pour vous cette nécessité de retourner à la matière de base de l’expression cinématographique ?
Oui car c’est terrible comment on a pu abandonner le cinéma pour tomber dans toute cette attitude comportementaliste, où A+B=C alors il faut écrire un scénario qui montre bien que A+B=C. C’est affligeant.
(nr) Et ce retour au geste, aux formes, à la couleur, un peu comme Monet dans la série des Nymphéas, à la fin l’abstraction et la sensibilité du geste même de rendre sa vision sur la toile est plus important que de représenter le pont, l’étang et les fleurs…
Et Monet ne voit plus rien avec ses cataractes quand il peint les Nymphéas, il est “dans” la peinture, on voit bien que la question de peindre n’est pas la question de voir.
(nl) Mais vous vous attachez quand même à une trame narrative.
Oui c’est nécessaire sinon on fait des films expérimentaux. Le cinéma expérimental m’intéresse mais pas pour en faire.
(s) Malgré qu’il y ait une séquence purement expérimentale dans Sombre.
C’est un peu le paradoxe d’où je suis mais je veux être dans les salles de cinéma et non dans les musées. Je pense que nous avons besoin de suivre des personnages, d’un minimum de récit. C’est magnifique aussi de raconter une histoire, mais il ne faut pas que je la connaisse trop, sinon je n’ai plus envie de la raconter. Il faut que j’aie une telle intimité avec le film que lorsque je le fais je suis en-deçà ou au-delà de l’histoire.
(nr) Au-delà des dimensions visuelles et sonores, il me semble essentiel de parler du cinéma comme art du temps, d’une expérience du temps, question de toute évidence primordiale pour vous, considérant les plans séquences d’une heure que vous avez initiés avec l’Atelier Live (lancé en 1990, plans réalisés par des artistes comme Robert Kramer, Robert Frank et Gary Hill). C’est une approche cependant très différente qui s’affiche dans le découpage rythmé de Sombre..
Dans Live c’est la question de la durée, du flux, du continuum du temps qui m’intéressait. Tourner un plan séquence d’une heure est assez déstabilisant. On peut construire quelque chose en 10 minutes. En 30 minutes ça devient déjà assez difficile d’avoir une idée d’un commencement, d’un milieu et d’une fin, mais dans un plan séquence d’une heure on finit par ne plus savoir ce qu’on tourne, ne plus avoir de repère. Ça m’intéressait de voir ce qui se passe quand on se met dans cette situation de ne plus savoir. On se met à filmer “le monde qui arrive”, Live était très lié à cette phrase de Wittgenstein au début de Tractatus qui dit que “le monde est tout ce qui arrive”.
(nr) Alors que dans Sombre, lorsque par exemple vous coupez en “jump cut” deux plans du même angle sur un personnage dans l’auto, ce qu’on vit est une sensation du temps amenée par votre manipulation au montage…
Oui, disons que dans ce film j’ai travaillé sur la ‘temporalité’ et non sur le ‘flux’.
(s) Vous tournez plusieurs fois la même scène ?
Non jamais la même scène. En fait il y eu beaucoup de prises pour chaque séquence, mais pas au sens où l’on reprend un plan parce que quelque chose ne va pas. Plutôt on rejoue et à chaque fois il s’agit d’une autre manière d’entrer dans la séquence.
(nr) Ajoutant à l’importance de la présence et de l’ouverture au processus de création, vous avez vous-même cadré tout le film n’est-ce pas ?
J’avais la caméra à l’épaule, l’oeil dans le viseur. Au moment où l’on tournait j’étais carrément pris dans le champ du film, le champ à la fois dans sa matière poétique mais aussi le champ magnétique, celui du désir, celui qui fait qu’on filme, qu’on arrive à explorer d’une manière étrange le désir qu’on a pour ce qui est devant soi.
(nr) L’oeil dans le viseur, c’est aussi une manière d’exprimer à chaque instant son point de vue d’auteur.
Oui, en fait je crois que la grande difficulté est de penser que le cinéma a autant d’étapes dans sa réalisation, alors que toutes ces étapes doivent être prises dans un même geste : écriture, casting, tournage, montage… Qui sont bien sûr des étapes industrielles dans une certaine mesure, mais qui devraient toutes être traversées par la même chose que l’on cherche, sans savoir vraiment ce qu’est cette chose. D’ailleurs je n’écris pas de scénario du genre “intérieur, cuisine, jour”, c’est tellement déprimant, je me flingue si j’avais à écrire comme ça. J’écris des petits bouts, des notes, je cherche dans le rythme des phrases aussi. Je prends beaucoup de notes sur les acteurs, la lumière, le son…
(nl) Donc une approche qui implique quand même un long travail de préparation ?
Oui mais en même temps c’est le paradoxe, il ne faut pas que je sache trop ou alors je n’ai plus envie.
(nl) Et si on en vient au récit, pourquoi une histoire de meurtre ?
Bien sûr je ne me suis jamais dit que j’allais filmer l’histoire d’un homme qui tue des femmes en série. J’ai commencé par écrire des bouts de scènes sur un personnage qui serait comme trop collé aux choses, qui aurait une perception du monde trop éblouissante. Peu à peu il s’est construit. C’est moins l’idée du serial killer que celle du loup, de ces personnages qui viennent des forêts d’Europe centrale. J’ai pensé en faire un homme très loin de nous, qui n’a pas d’accès à l’autre, pas d’accès à l’altérité, un homme totalement pris dans la répétition, l’obsession répétitive du “même”. Il n’est pas pervers cet homme, il n’a pas de jouissance au moment où il tue… C’est plutôt un éblouissement.
(nl) Mais comment justifiez-vous que cet éblouissement vienne par le meurtre ?
Être ébloui au sens de ne pas bien percevoir les choses parce qu’on y est trop collé. C’est encore la question de la distance, sa distance à l’autre n’est pas juste.
(nr) Il y eut ces dernières années beaucoup de sexe au cinéma alimentant divers discours sur la provocation, la promotion, les conventions, le public, etc. Mais dans Sombre, même quand le sexe de la femme est bien visible, je n’ai pas
tellement senti que ça renvoyait à mon regard de spectateur, c’était plutôt vécu comme un blocage dans sa tête à lui en face d’elle ? Les codes du cinéma conventionnel étaient-ils une question pour vous ?
Non, je filmais son rapport au corps. J’ai un peu travaillé, quand j’écrivais le scénario, sur les psychoses catatoniques; des gens qui sont en arrêt devant rien, une porte, un morceau de rideau…
(nl) Mais comment se sent-il, il ne semble pas se poser de question ou éprouver du remord ?
Je pense qu’il ne ressent presque rien, sauf à la fin, après avoir rencontré Claire, là il ressent quelque chose, il est touché et c’est énorme pour lui. Aussi il la sauve, de deux manières : parce qu’il est incapable de la tuer, comme les autres femmes qu’il rencontre, et parce qu’elle l’aime, aussi invraisemblable que cela puisse paraître.
(nr) Est-il toutefois nécessaire que la fiction prenne une direction aussi extrême s’il s’agit de notre rapport aux autres, puisque nous pourrions dire que nous sommes très distants au départ, ou qu’il y a déjà beaucoup à faire pour atteindre l’autre sous la surface convenue de nos relations ?
C’est compliqué. Bien sûr dans le champ des rapports humains, de la réalité sociale, il est évident que c’est innacceptable, mais dans le champ de l’inconscient et du désir, c’est une autre affaire. Mais par exemple quand on rêve, c’est un monde étrange dans lequel on est plongé et pas un monde qui divise dans ce qui serait possible et impossible, permis et interdit, c’est un monde plus confus, plus obscur, opaque. La matière de Sombre vient beaucoup de ça, pas comme une représentation du rêve au cinéma, mais bien quelque chose d’inconscient.
(nr) Alors dirait-on que ce film est l’intention d’engager aussi le spectateur au niveau de l’inconscient ?
Oui. Parce que s’il y a dans le film énormément de réel – au sens de la perception des choses, de ce qui n’est pas un symbole, qui ne peut être pris par le langage parlé – il y a toutefois très peu de réalité du monde, de réalité sociale. Je crois que le film se situe presque entièrement à l’extérieur de cette réalité. Alors si on pose la question de la morale dans le film, c’est peut-être parce que j’ai loupé mon affaire, mais pour moi, de la poser serait comme de poser la question de la morale quand on rêve.
(s) Par rapport à la matière du cinéma, du champ de la perception et de cette opacité du monde du rêve, j’en retiens aussi beaucoup le rôle qu’y joue le traitement sonore…
Oui le son est un élément décisif pour moi, autant que l’image. Le son et l’image, c’est quand même ce qui fonde le cinéma et le regard et l’ouie sont les deux premières pulsions qui nous constituent. La sensation que j’en avais pour ce film dès le départ, c’est que la source, lumineuse et sonore, est très intense mais ce qui en est perçu est très faible. Nous avons tourné sous un soleil presque toujours éblouissant mais en prenant tous les moyens pour que la lumière ne parvienne pas à impressionner la pellicule; l’idée qu’elle doive traverser quelque chose de trop dense.
(nl) N’est-ce pas cette notion du manque qui est aussi sentie dans l’histoire, chez les personnages ?
Oui… cette impossibilité de s’approcher de la chose.
(nr) Normalement la théorie sur l’emploi du son au cinéma s’articule autour de sa détermination diégétique ou extra-diégétique, alors que je remarque qu’ici, venant ou non de l’espace “réel” du film, cela n’est pas vraiment la question, le son vient d’ailleurs… ?
Les cris des enfants semblent très puissants mais on en entend que l’écho, quelque chose qui s’achève, comme si le son devait traverser un espace considérable. Autant dans le documentaire le son direct est quelque chose qui me touche beaucoup, pour la fiction je n’ai pas de dogmatisme par rapport au son et le direct m’intéresse très peu.
(nl) En documentaire c’est une certaine authentification.
Oui, un peu comme un prélèvement de ce lieu à cet instant. En fiction l’enjeu est différent, il s’agit surtout de manipuler et d’organiser un espace mental, de plus quand je tourne je parle beaucoup aux acteurs. Pour certaines scènes j’avais mis sur le plateau des haut-parleurs qui diffusaient des sons très forts, nous tournions dans un vacarme assourdissant mais tout ça disparaissait au montage. Le son est une question importante parce que ça fait partie de ce qui fonde notre rapport aux choses et, comme pour la lumière, dans Sombre ça vient beucoup de la petite enfance, d’avant qu’on ne commence à parler.
(nr) Donc la mémoire, mais pas tellement celle des lieux précis et des événements, plutôt la mémoire des sens…
Oui, la mémoire des sensations du corps.
(nr) Le nom d’Alan Vega au générique pour la trame musicale est assez intrigant, comment en êtes-vous venu à collaborer ?
Pour moi c’est une belle histoire. Je connaissais Alan Vega mais très peu. C’est Marc Barbé, l’acteur, qui est un fan de Vega. Pendant le tournage un jour il m’a dit : “tiens, je vais te faire écouter un truc”, et c’était Fat City d’Alan Vega. Alors petit à petit on s’est mis à l’écouter sans arrêt en voiture quand on se déplaçait d’un endroit à l’autre. De plus en plus Vega est devenu un acteur supplémentaire du film, avec cette manière qu’il a d’être très pulsionnel dans sa voix. Alors une fois le film terminé, j’ai cru que ça devrait être lui qui travaille sur la musique. Je ne le connaissais pas, je l’ai appelé et il m’a demandé de voir des images. Je lui ai envoyé une cassette et il a accepté. Ça me plaisait bien qu’il vienne au film par l’acteur, il faut que le film reste perméable à ce qui advient, des choses imprévisibles qu’on n’aurait jamais pu imaginer. En cinéma documentaire c’est ce qui est fantastique, la réalité est infiniment improbable avant qu’elle ne survienne. Tiens, on ne savait pas que cet homme allait monter l’escalier, quand on le filme c’est magnifique. Quand on fait de la fiction je crois qu’il faut laisser le film être rejoint par ça, par ce qui ne peut être su, ou même conçu, par l’impensé tout simplement. C’est ce qui me touche énormément et me donne envie de faire des films.
(nr) Le dernier plan est une cassure assez radicale dans le ton du film : des gens en bordure de la route saisis au passage par la caméra alors qu’ils attendent le Tour de France. Certains y ont vu un problème éthique du fait que notre point de vue sur ces gens soit conditionné par le reste du film.
Eh bien ça c’est le cinéma, ça sert à fabriquer des émotions particulières.
(nl) Mais ce sont quand même des images documentaires et des gens filmés à leur insu, on ne peut les voir autrement que ce qu’induit le film : manque, solitude, gouffre entre les uns les autres…
Oui mais moi c’est ce qui me touchait, qu’après le film on pouvait projeter ce qui avait été touché et ce qui ne l’avais pas été dans le vie de chacun, et donc ça me concerne aussi personnellement, je suis moi aussi au bord de la route attendant que le Tour de France passe. Il y a des choses dans ma vie que j’arrive à peu près à accomplir et d’autres que je n’arrive pas à accomplir. C’est ça aussi d’être humain. Ce plan peut être pris comme un immense contre-champ du film. Non je n’y vois pas de problème éthique.
(nr) Pourrait-on parler d’un contre-champ dans la structure interne du film aussi, car plus tôt Jean s’arrête au bord de la route et on voit de dos les gens qui regardent passer les cyclistes, alors qu’à la fin on leur fait face ?
En effet, il y a sous quelques aspects une espèce de double mouvement dans la structure du film, comme au début la voiture descend la montagne pour entrer dans la nuit, à la fin on remonte la montagne. Il y a ces enfants au début qui regardent et sont totalement pris par ce qu’ils ressentent; la joie, la peur, le désir… Tout ça est mêlé et à la fin; ces corps, ce qu’on devient avec ces pulsions premières, c’est le recommencement en fait. Bref, ce n’est pas à moi de dire ça, mais je pense que c’est un film assez nietzschéen; descendre la montagne, l’éternel retour, Zarathoustra…
(nl) Et y avait-il quelque chose de particulier qui vous intéressait dans l’événement du Tour de France, il y a un caractère enfantin à ce genre de rassemblement ?
Oui et je trouvais assez belle cette disproportion de l’attente et de ce qui passe une fois rapidement.
(nl) J’ai parlé à des gens qui toutefois n’ont retenu du film qu’une exploration de la face sombre de l’être humain et de la vie. Où y voyez-vous la lumière ?
Pour moi c’est un film plein de vie. Claire y gagne la vie, elle passe d’une vie désespérée et non vécue à l’amour.
(s) Elle est vierge par sa peur du contact avec les autres ?
Claire est vierge de tout, de la vie, de ses émotions et celui qui lui donne la lumière est le personnage qui provoque en nous le plus de répulsion.
(nr) Mais comment peut-elle l’aimer, qu’est-ce qu’il y a en lui pour la toucher ?
C’est difficile à expliquer, elle non plus ne sait pas, c’est mystérieux. Claire est un personnage assez mystique, elle est comme touchée par la grâce. Elle est touchée par cet homme d’une manière très étrange et avec beaucoup de violence mais elle a cette rare force d’assumer ce qu’elle ressent pour lui.
(n) Y a-t-il pour vous un moment précis dans le film où cet amour se révèle ?
Oui à mon avis le spectateur peut le voir au moment où Jean trouve Claire avec le costume de loup et lui dit simplement “c’est chaud” et elle dit “oui c’est chaud”. C’est banal mais ça signifie qu’à ce moment il comprend ce qu’elle ressent.
(s) Nous avons parlé beaucoup du film et j’aimerais aussi savoir comment il fut possible de mettre en place le financement et la production, car au Canada pour un long métrage il serait très difficile de maintenir une telle démarche avec l’appui nécessaire.
J’ai eu une avance sur recettes avec le scénario, sans avoir de producteur à l’époque alors j’ai pu ensuite faire moi-même un casting de producteurs, ce qui change les rapports de force. J’ai rencontré des gens qui m’ont parlé tout de suite d’un casting d’acteurs pour Canal+, d’un cinéma qui ne m’intéressait pas pour Sombre. Finalement j’ai trouvé Catherine Jacques, une productrice qui s’est engagée corps et âme dans le projet et qui a pris des vraies décisions de productrice à des moments difficiles, des décisions pour le film. C’est une personne exceptionnelle. Ensuite les gens d’Arte étaient très enthousiastes et ont défendu le film jusqu’au bout, puis finalement Canal+ s’y est joint. Nous avons pu amasser dix millions de francs et le film en a coûté treize.
(nl) Tout ça à partir d’un scénario approximatif ?
Non en fait c’était un scénario complet de 40 pages au départ, ensuite avec des collaborateurs nous avons écrit 130 pages avec énormément de dialogues.
(nl) Pour obtenir le financement ?
Non c’est ce que je voulais dans le processus de création, m’éloigner de ces 40 pages initiales, et plus tard au moment de tourner j’ai abandonné les dialogues des 130 pages. Je n’avais pas le scénario quand je tournais… J’ai eu un professeur de cinéma qui était un grand fan d’échecs et il me racontait que les grands maîtres – même si ce n’est pas vrai c’est une belle histoire – avant de jouer le coup, détournaient le regard de l’échiquier pour le regarder à nouveau, comme s’ils le voyaient pour la première fois.