ENTRETIEN AVEC JEAN-CHARLES HUE
C’est lors des plus récentes rencontres internationales du documentaire que le cinéaste français Jean-Charles Hue venait nous présenter son docu-fiction intitulé La BM du Seigneur, une plongée dans la communauté yéniche, l’un des nombreux peuples migrants de l’Europe occidental. Trop souvent identifié comme gitans ou manouches, les Yéniches ne proviennent pas de la même souche ni du même terreau culturel, ils sont de surcroît de confession évangélique.
C’est ce que nous décrit Hue dans son film : la conversion de Frédéric Dorkel suite à l’apparition d’un ange. Il met en scène ce qu’il documente depuis maintenant plus de sept ans, c’est-à-dire la vie et les illuminations concrètes d’une communauté où subsiste encore une part de mythe, bien loin de la raison occidentale.
Discussion avec un documentariste à la pratique surprenante et à l’esprit éveillé.
———-
Jean-Baptiste Hervé [HC] : Cela fait maintenant plusieurs années que vous filmez la famille Dorkel (plus de sept ans) vous êtes donc maintenant presque un membre à part entière de cette communauté (les Yéniches). J’aimerais savoir comment se sont effectués les premiers pas avec eux?
Jean-Charles Hue [JCH] : La rencontre s’est faite par les hasards de la vie. J’étais sur les traces du monde tsigane, de la musique et j’ai voyagé en Inde. À ce moment de ma vie il y avait une recherche globale sur l’idée tsigane, pas forcément axée sur les gitans mais plutôt dans un sens esthétique, la musique fabriquée par ce peuple est sur certains aspects très proche de la musique indienne par sa capacité de laisser des silences, ce n’est pas comme le monde occidental. Le monde occidental à plutôt tendance à agencer les pleins, il joue plus sur la question de l’agencement des pleins qu’il ne joue sur l’absence et sur la question du zéro. C’est une manière de penser le monde et la durée qui est différente. Je pense que certaines formes de musique peuvent vous plonger dans une forme d’émoi ou pire d’absence au monde. J’ai vécu des moments d‘absence totale en Inde, je partais en live. La musique me ramenait à des souvenirs d’enfance, je me promenais dans des pièces où je revoyais des objets que j’avais totalement oubliés. J’étais à cette époque complètement happé par ce monde et cette tendance à l’introspection. Je crois que tout ce que je fais aujourd’hui a débuté là. C’est après que je suis allé aux Beaux-Arts et autres.
HC : Vous venez aussi du monde du design. Comment ce travail a-t-il influencé votre démarche documentaire?
JCH : Mon film Carne Viva serait plus parlant pour expliquer mon rapport au design et à la mode. La BM du seigneur est beaucoup plus rude, beaucoup plus sec. On ne retrouvera aucun lien avec cette question dans ce film. On retrouve beaucoup la question permanente de l’objet dans ce film, un thème qui est récurrent dans mon cinéma. L’objet qui est intermédiaire entre le monde des morts et le monde des vivants. C’est la question de l’objet mulot, c’est la question d’un objet qui appartenait à mon grand-père et qui m’a été légué. C’était un car militaire comme avaient les soldats qui, pendant sa détention en Allemagne, a été utilisé pour graver le plan du camp, ce qui lui a permis de faire trois tentatives d’évasion toutes ratées car il a été rattrapé par les chiens. Il se trouve que dans certaines familles gitanes, il y a cette question de l’objet mulot (tiré de la langue rom et signifiant mort) qui stipule qu’après la mort d’un membre de la communauté tout objet lui ayant appartenu doit disparaître.
HC : Tout cela est vraiment fascinant et intéressant mais j’aimerais que nous recentrions notre discussion sur la rencontre avec la famille Dorkel et la manière dont s’est installé une relation de confiance.
JCH : Je reviens d’Inde et je vois un de mes oncles qui se dénomme Raymond Dorkel qui est le frère de ma mère qui est une Dorkel. Je vais chez lui et il me dit qu’il a croisé une famille de gitans qui sont entrés dans sa maison pour lui demander s’ils étaient de la même famille. Mon oncle leur dit qu’il ne croit pas être gitan mais les invite tout de même à entrer dans la maison. L’un des gitans reconnaît une photo d’un des frères de mon arrière-grand-père Marcel. C’est ainsi que la filière gitane s’est ouverte dans ma famille et dans mon esprit. À une époque charnière de ma vie, les choses ont commencé à s’emboîter toutes seules. C’est à partir de cette époque que je suis parti à la recherche de la famille Dorkel.
HC : À ce moment-là, votre volonté est seulement de les retrouver et non pas de les filmer?
JCH : Ah non, là je ne pense pas du tout à les filmer…
HC : Mais quand même vous disiez que l’arrivée de la pratique du cinéma chez vous cherchait à déterminer d’où vous veniez… De quelle manière la famille Dorkel arrive?
JCH : Je les ai cherchés là où j’habitais à l’époque, en banlieue parisienne. Incapable de les trouver, je me fais courser par des chiens, la quête est quelque peu difficile jusqu’au jour où j’arrive dans les hauteurs de Pierrelaye dans le nord de Paris. Une famille m’avait donné les coordonnés d’une famille Dorkel, je les rencontre et on me demande de repasser plus tard en soirée lors d’une réunion évangélique, ce que je fais. Je me présente devant une assemblée, dans un cabanon et je leur dis que je recherche une partie de ma famille. C’est à partir de ce moment que j’ai commencé à enregistrer au son, cela a pris plusieurs années avant que je débute l’image… On me présente alors Violette Dorkel qui a perdu son mari six mois auparavant. C’est ce qui a pour moi, en une certaine mesure, facilité mon entrée dans cette famille. Cela aurait été impossible de faire entrer un homme d’âge mûr dans une famille où le père est déjà présent. Violette m’a tout de suite pris dans la famille, ce qui a été très mal vu par plusieurs dans la communauté mais pas par les Dorkel qui m’ont accueilli tout de suite. Les Dorkel ont une réputation de gens costauds et durs et ils sont craints. Les Dorkel étaient connus comme le loup blanc. Violette en a donc fait à sa tête et m’a laissé rentrer dans sa caravane, ce qui ne se fait quasiment pas dans cette communauté, normalement tu ne rentres pas dans une caravane, on te donne un café et tu restes dehors…C’est comme cela que je rentre chez eux, je suis super bien accueilli par les enfants et la mère.
HC : Pour nous situer géoculturellement, qui sont ces communautés yéniches?
JCH : C’est un peuple européen qui vient d’Inde, il se compose de trois ou quatre types de gens, c’est à peu près comme chez les Tsiganes. Parce que les Tsiganes ne sont pas un seul et même peuple mais plusieurs ethnies qui se sont réunies plus ou moins poussées par le hasard de l’histoire. Les Yéniches sont plutôt blonds avec les yeux bleus, ils sont aujourd’hui très mélangés mais il y a vingt ans ce n’était pas le cas.
HC : Combien sont-ils en France?
JCH : Il y a à peu près 500 000 à 600 000 voyageurs, ce qui comprend les Manouches, les Tsiganes, les Yéniches. J’estime que la moitié du nombre sont des Yéniches. Les Yéniches ont commencé à migrer vers l’Europe au moyen-âge comme les Tsiganes. Ils ont migré pour les mêmes raisons, beaucoup étaient soldats, ils ont pris la route parce qu’ils ont perdu une bataille. Un peu plus tard dans l’histoire il y a eu la guerre des paysans allemands. Plusieurs paysans se sont révoltés contre les nobles pour récupérer leurs terres sans réussir, ce qui les a laissés sur les routes pour ainsi devenir migrants malgré eux. Yéniche est un mot qui veut dire en français « coquillard », c’est la langue des gens qui ne veulent pas être entendus, c’est la langue des voyous, c’est la langue de ceux qui parlent pour ne pas être compris. Ce sont des gens qui à l’origine sont des parias en dehors de la société.
HC : Votre film, La BM du Seigneur, décrit la trajectoire de Frédéric suite à sa rencontre avec une créature envoyée par Dieu, un dogue argentin. Qu’exprime pour vous l’évangélisme que pratiquent les Yéniches?
JCH : Il exprime la capacité perdue de l’Occident, dans lequel je vis, à se réapproprier l’histoire, la mythologie d’un peuple, je ne peux pas le dire autrement.
HC : Le personnage principal , Fred, a-t-il été mis en scène tel un mystique?
JCH : C’est une bonne question. Je ne voudrais pas qu’on le voit seulement comme un mystique, qu’on le perçoive comme un être empreint de mystique, oui parce que c’est le point qui m’intéresse chez eux (les Yéniches) et chez d’autres personnes d’ailleurs… Ils ont encore la capacité à avoir du mystique en eux mais ce qui m’intéresse aussi, et doublement, c’est lorsqu’on trouve une personne comme Frédéric qui est à la fois mystique et à la fois empreint de notre époque, c’est là que je trouve le sujet passionnant. Le titre se retrouve totalement exprimé là-dedans, La BM du Seigneur, c’est quelque chose d’aujourd’hui : la BM c’est grégaire, une bagnole comme on en voit plein! Et en même temps du Seigneur, c’est pour dire : je ne suis pas allé chercher des Papous qui croient encore en des totems ou je ne sais trop quoi… Malheureusement il y en a de moins en moins des gens comme ça. J’aimerais bien être un ethnologue et rencontrer des peuples que nous avons jamais rencontré, mais c’est devenu impossible. Ma fonction à moi en tant que cinéaste est de trouver des gens qui ne pensent pas comme les autres et qui vivent parmi nous. Est-ce encore possible au vingt et unième siècle? C’est un exemple à suivre ou pas mais c’est un exemple qui dit au public qu’il y a encore quelque chose qui subsiste du Moyen-Âge. Quand je dis Moyen-Âge ce n’est pas pour les présenter comme des arriérés car ils sont purement le produit de notre époque. C’est des mecs qui savent te démonter une bagnole de A à Z, ils savent tout sur tout, ils connaissent internet mieux que toi, ils savent mieux que toi comment craquer un film et en même temps hier ils ont croisé le diable. Ils te disent le tout de manière franche en se roulant un joint et ils y croient. C’est cela que je trouve formidable et rassurant, au-delà de la question de la religion évangélique ou pas, je trouve cela rassurant. Être incessamment baigné dans la raison occidentale me crève à petit feu.
HC : Ce que vous trouvez rassurant c’est le fait qu’il y a encore de la désorganisation dans l’organisation et qu’il y aie encore des sociétés qui vivent librement?
JCH : Oui, exactement et que l’esprit arrive à trouver des voies de pure fiction ou plutôt de fabrication d’une autre réalité et que ces deux réalités puissent vivre ensemble et ne soient pas tout le temps séparées. C’est-à-dire Dieu on va le voir à la messe de minuit le jour de Noël et le reste du temps c’est comptabilité, boulot et impôt.
HC : Il y a une scène pivot dans votre film, celle où Fred a une illumination en rencontrant un envoyé de Dieu. Je retiens une phrase : « J’ai une chance de changer ». Il n’a alors plus envie de voler alors qu’il est un voleur. Ma question est, est-il réellement capable de changer?
JCH : Changer c’est exactement ce que j’ai essayé de faire en allant vers le cinéma. Donc la question du changement est une question super religieuse, c’est une question de permutation, c’est passer d’un état à un autre, c’est quelque chose de très fort et de très important. C’est présent dans le monde évangélique à travers la confession, le monde évangélique appuie l’idée sur l’idée qu’il y a un avant et un après. On ne peut pas être après comme on était avant. C’est-à-dire qu’une fois que tu as rencontré le Seigneur tu n’es plus du tout le même.
HC : Comment Frédéric est-il perçu dans la communauté?
JCH : Disons que le film c’est le film, dans la famille de Fred la chose est bien vue, ce n’est pas un problème parce que beaucoup sont déjà passés par là. Par contre, on voit sa cicatrice à Frédéric…il a été égorgé au milieu du film, pendant le tournage. C’est important à savoir… Pourquoi a-t-il été égorgé? Il le dit dans le film, parce qu’il a toujours été considéré comme un caïd local, un mec respecté et craint et jalousé. Frédéric est un mec assez équilibré en fin de compte.
HC : Il est très touchant et il joue même très bien son propre rôle. Pourquoi a-t-il été égorgé?
JCH : Parce que cela fait des années qu’ils veulent se le faire le Frédéric Dorkel, tu vois ce que je veux dire. Quand les gens ont su qu’il était passé du côté du Seigneur, pour beaucoup ce fut interprété comme un signe de faiblesse. Il n’est pas encore baptisé parce qu’il estime qu’il n’est pas encore prêt. Une fois baptisé, tu fais table rase de tout, tu ne fumes plus ta clope, tu ne bois plus… Frédéric aime encore aujourd’hui boire un coup et fumer son joint. Un soir que cela ne lui était pas arrivé depuis longtemps, il a bu et les autres en ont profité pour se le faire.
HC : Dans votre précédent film vous êtes dans le total documentaire (Y’a plus d’os) avec Fred et sa bande. Pourquoi avoir ressenti le besoin de les mettre en scène? Pour atteindre quoi?
JCH : Il y a deux raisons je dirais. La plus évidente est ce pacte entre moi et Fred qui a toujours été de faire un film sur l’histoire de sa rencontre avec un ange. Frédéric a toujours vu le film comme un témoignage possible, il ne se trompe pas d’ailleurs. Cela fait d’ailleurs partie de son processus religieux, il témoigne, prend un micro et raconte comment il a rencontré Dieu. Ce film ne signifiait donc pas de devenir une star de cinéma mais plutôt de témoigner à plus d’une personne ce qu’il avait vécu avec cet ange, c’était ça le pacte. Il a rencontré cet ange il y a sept ou huit ans et ce changement s’est opéré depuis ce temps. Donc à partir de là on est obligé de tomber dans la fiction pour raconter le film. J’ai déjà fait un documentaire sur ce sujet, il s’intitule Un ange et dure 38 minutes, je l’ai tourné il y a 5 ans; je crois et c’était juste deux ans après sa rencontre avec l’ange. À cette époque il était encore dans une période de changement qui n’était pas évidente, il continuait à voler et à mener son train de vie, c’était intéressant de faire du documentaire à ce moment car il était sur la frange. Aujourd’hui Frédéric est vachement plus rangé, il vient d’avoir un deuxième enfant, si je l’avais filmé au jour le jour on n’aurait pas vu ce changement, il n’est plus là.
HC : Il y avait donc nécessité de le mettre en scène pour raconter les prémisses.
JCH : Exactement.
HC : Comment a-t-il accepté de se plier au jeu et de se mettre en scène? La mise en récit a-t-elle influencé le naturel?
JCH : Non, il y a une relation de confiance et toute la bande était très douée pour le jeu. Cela a sidéré l’équipe de tournage qu’une bande qui n’avait jamais joué de leur vie se mette au pied levé à jouer juste, c’était déconcertant. J’ai fait mon boulot mais soyons franc, ils n’avaient pas besoin de ma direction d’acteurs la plupart du temps. Je crois que les voyageurs jouent leur propre rôle depuis des siècles, ils ont une vraie posture par rapport au monde.
HC : Dans une entrevue accordée cet été lors du festival du film documentaire de Marseille, vous dites aimer tourner dans l’urgence et admirer les cinéastes de la Deuxième Guerre mondiale, de vrais kamikazes posant leur caméra dans un champ de mines, pouvez-vous expliquer un peu plus cette assertion?
JCH : La question des caméramans ayant œuvré durant la Deuxième Guerre mondiale relève de l’urgence, c’est se placer entre la vie et la mort. C’est à dire placer la création dans un état d’urgence qui est propre au fait que l’on se retrouve soi-même entre la vie et la mort. À l’image de mon grand-père qui était éclaireur dans l’armée, seul en première ligne, et comme par hasard c’est précisément lorsqu’il était seul en première ligne qu’il a vu des apparitions, des épiphanies. Il a ramené des objets tirés de ces apparitions, moi étant enfant je regardais des objets sur les murs des mes grands-parents qui avaient un rapport avec ces épiphanies. Il est clair qu’un homme qui va au combat, qui se place à la frontière entre la vie et la mort et qui devient en quelque sorte un objet fragilisé où le corps et l’esprit chancellent, se place à un endroit où ces choses peuvent se manifester. C’est comme la grotte de Platon, tu dépasses la tête et tu vois les ombres de l’autre côté de la grotte, c’est très fugitif mais il faut quand même s’approcher pour voir de l’autre côté. Si tu bascules de l’autre côté, tu es mort et tu ne vois plus rien sauf de la désolation et si tu ne t’approches pas assez tu demeures du côté des vivants et tu ne verras jamais de l’autre côté.
HC : Il faut donc adopter une position d’équilibre, serait-ce cela l’acte de filmer pour vous?
JCH : C’est exactement cela. Pour moi l’acte de filmer et le cinéma est un art de fantôme. C’est à dire aujourd’hui Marylin on la voit resplendissante et blonde, c’est un art de fantôme et en plus c’est un truc immatériel qui se projette sur un mur, c’est de la lumière, c’est un truc d’apparition. Le cinéma est aujourd’hui nécessaire chez moi et je pense que cela remonte à mon enfance chez mes grands-parents où j’ai vécu un certain temps au contact des ces objets et dans l’absence des êtres chers. Mon grand-père était mort à cette époque et j’ai ressenti une certaine communion avec lui à travers ces objets. Tout ce que je fais aujourd’hui en cinéma est là, retrouver une communion possible avec l’au-delà et pour cela il faut se fragiliser, partir tout seul et se placer là où ton esprit d’Occidental va être en péril, ce qui nous place dans un état de réceptivité totale. C’est à partir de là que les choses arrivent. Dans la Bible on dit : « Tu veux rencontrer Dieu? » Alors tu dois traverser le désert et tu vas jusqu’au bout de tes forces et de ta lucidité, et si Dieu doit t’apparaître ce sera là. C’est un parcours en nomade artistique et je sais que je dois me mettre en certaines situations parce que je sais que ce sont les conditions de l’apparition des choses, sinon cela ne marche pas.