Humiliation et humilité

Le pianiste

Après La neuvième porte, Roman Polanski se tourne vers un sujet plus ambitieux sans quitter l’un de ses thèmes favoris, le mal qu’il n’a cessé d’autopsier avec une grande lucidité tout au long de son œuvre. Quand un auteur aborde un point aussi sensible de son histoire personnelle (Polanski a vécu personnellement la tragédie du ghetto de Varsovie), on peut craindre qu’il verse dans une confession sentimentaliste et qu’il devienne “personnel” au pire sens du mot. Pourtant, comme Roman Polanski le disait lors de la conférence de presse de Cannes, même s’il a puisé dans ses souvenirs personnels pour réaliser le film, le fait de partir du texte d’un autre lui a permis de ne pas parler de lui. Qu’on ne cherche donc pas ici un film “personnel”, traversé par le vécu intime du réalisateur. Au contraire, Polanski, en grand cinéaste qu’il est, et ce avec une humilité qui force l’admiration, s’efface derrière son sujet pour mieux lui donner toute son ampleur. Ainsi, ce que certains critiques lui reprochent, fait au contraire sa très grande force, lui permettant de réussir là où Spielberg avait lamentablement échoué avec sa Schindler’s List (1993).

Polanski a choisi de se lancer dans l’adaptation du récit sobre et émouvant écrit par Wladyslaw Szpilman en 1945. Ce n’était pas chose facile et on se demande souvent, à la lecture du texte, comment retranscrire certaines scènes particulièrement pénibles. Mais on comprend aussi que cette œuvre ait pu attirer le cinéaste : un homme au destin hors du commun qui se retrouve acculé, traqué et isolé, et qui devient le témoin de son époque. Ce destin tout particulier, nous allons le suivre pas à pas, de l’intérieur (la scène où Wladyslaw n’entend plus rien à cause d’une explosion est un bon exemple de cette approche). On retrouve là un parallèle avec certains personnages des œuvres précédentes de Roman Polanski (Répulsion (1965), Rosemary’s Baby (1968), Le locataire (1976), Tess (1979)) qui tentaient de se débattre vainement dans un monde hostile et l’on comprend peut-être mieux l’angle d’attaque que le cinéaste cherchait pour raconter une telle histoire. Le Pianiste est un film intime et pudique sur une période tragique, et ce sont cette intimité et cette pudeur qui nous permettent de saisir et de comprendre ce qui s’est passé hors de toute réaction sentimentaliste qui jettera toujours un voile mensonger sur la réalité des événements.

Wladyslaw Szpilman (remarquablement interprété par Adrien Brody) est un pianiste célèbre de 28 ans… jusqu’au jour où la guerre se déclare. À partir de ce moment-là, tout bascule. La scène qui ouvre le film résume à elle seule la résistance têtue et dérisoire du personnage : Wladyslaw joue le nocturne en ut dièse mineur de Chopin dans le studio de Radio-Pologne quand des bombardements éclatent. La Wehrmacht est aux portes de la ville. Les ingénieurs du son décident de s’enfuir mais l’artiste continue de jouer jusqu’à ce qu’une autre explosion l’en empêche
physiquement.

La première partie du film, fidèle au récit de Szpilman, retrace avec minutie et sobriété tous les épisodes tragiques qui ont plongé Varsovie dans la terreur, une terreur d’autant plus horrible qu’elle s’est installée tranquillement pour devenir d’une absurde et étrange quotidienneté. Nous voyons les nazis occuper Varsovie, opérer des rafles, infliger d’insoutenables humiliations (comme dans cette scène où l’un d’eux oblige le père de Wladyslaw à marcher dans le caniveau). Le film montre aussi comment les lois anti-juives s’instaurent, comment le ghetto se construit (novembre 1940, un seul plan) et comment les familles juives (y compris bien entendu celle de Wladyslaw, composée de ses parents, de son frère Henryk et de ses deux sœurs) y sont déplacées et parquées.

Certains de ces épisodes ont été tellement rabâchés par la télévision que nous croyons les connaître, comme s’ils nous étaient devenus familiers. La tâche d’un metteur en scène devient alors redoutable quand il doit aborder ce genre d’événements prétendument connus et marqués du sceau du déjà vu. C’est là que l’angle d’attaque de Polanski est pertinent, dans sa simplicité et sa limpidité mêmes. Il passe d’ailleurs assez rapidement sur les nazis qui occupent Varsovie, sur la mise en place des lois anti-juives et sur la construction du mur autour du ghetto. Ce qui l’intéresse bien plus, c’est l’impact existentiel de ces événements sur les individus, et notamment sur le personnage principal. L’histoire est vécue de l’intérieur, échappant ainsi au film purement et banalement historisant. Quand des mesures anti-juives sont décrétées, on en fait la lecture à toute la famille, et quand il est fait obligation de porter l’étoile de David (que les juifs doivent eux-mêmes confectionner), on s’indigne et on refuse d’obtempérer. Il est en de même quand il est annoncé que les juifs ne doivent garder que 2000 zlotys, ce qui nous vaut un débat quelque peu houleux sur la façon de cacher le surplus.

C’est encore plus évident dans les événements vécus au dehors : la valse macabre de la rue Chlodna, le vieil homme qui se jette dans la boue pour manger de la soupe, ou encore la scène où Wladyslaw tente d’extirper un petit contrebandier d’un drain tandis que, de l’autre côté du mur, un policier allemand lui brise les reins à coups de matraque. Le petit garçon mourra finalement dans les bras de Wladyslaw. Polanski tente de donner à tout cela une matérialité concrète, d’insuffler une substance palpable qui ne pourra plus échapper à notre mémoire. Il nous fait habiter cette horreur au lieu de la rendre habituelle. L’une des scènes les plus étonnantes par sa concrétude est celle où Wladyslaw, qui gagne sa vie dans le café Nowoczesna fréquenté par des richards, doit s’arrêter de jouer du piano car un client fait sonner sur la table les pièces de 20 dollars-or qu’on vient de lui vendre.

Quand le film aborde un point connu de l’Histoire – la ségrégation anti-juive -, il le fait par l’intermédiaire d’une histoire amoureuse. Cette idylle entre Wladyslaw et la violoncelliste Dorota (superbe Emilia Fox) ne fait que débuter et n’aura pas de suite ; le couple veut aller dans un café, mais un écriteau indique : “Interdit aux juifs”. Dorota s’en émeut, alors que Wladyslaw est bien plus préoccupé par la belle jeune femme qu’il a en face de lui, bien plus touché d’être avec elle qu’obsédé par l’ignominie de cet écriteau qui l’empêcherait de continuer à vivre sa vie d’homme. Polanski aborde subtilement cette situation et toute la première partie du film montre bien comment le
mal peut gagner en quelque sorte “paisiblement” une ville, infiltrer le tissu social et aboutir au final à une situation tragique. Rien n’arrive par un déchaînement brutal et soudain. Au contraire, les mesures d’exclusion s’insinuent dans la vie quotidienne, sont admises et deviennent surréelles. Si elles peuvent provoquer la colère, il n’y a guère de moyens de lutter contre elles. Personne n’est dupe, mais en même temps l’impuissance est grande si l’on tient compte qu’une partie de la ville ferme les yeux, qu’une autre collabore et que la troisième se soumet faute de mieux. La seule possibilité qui reste, si l’on peut dire, est de se conformer à ces mesures afin d’être irréprochable et de rester avec ceux qu’on aime. En un mot, le problème semble insoluble d’autant que le but de tout cela, l’extermination dans les chambres à gaz, paraît incroyable, de l’ordre de l’irreprésentable.

La grande force du film n’est donc pas de jouer dans la reconstitution grandiose, éblouissante et démonstrative, mais de procéder par allusions sobres et significatives. Plutôt que les grands événements historiques rabâchés, on filme les petits faits quotidiens méconnus ou mésestimés.
Polanski ne joue jamais de l’emphase, de la dramatisation, mais déploie plutôt une lenteur méticuleuse et un sens aigu du concret. Il gomme tout ce qui peut faire “cinéma” et “spectacle” pour nous restituer la réalité existentielle de ce qui s’est véritablement passé et de la façon dont cela a été vécu. Si l’on assiste à la brutalité des nazis (la jeune juive qu’un officier tue d’une balle dans la tête parce qu’elle a osé poser une question), le film ne fait pas dans la surenchère : plans brefs, absence de musique, aucun pathos pour venir souligner l’horrible drame qui vient de se jouer. Des effets racoleurs nous indiquant ce qu’il faut penser et ressentir démontreraient une intervention intempestive et déplacée du cinéaste dans la narration et un manque de confiance dans ce qu’il nous montre.

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La scène la plus exemplaire à cet égard, et l’une des plus terribles du film, est celle où des nazis investissent un immeuble en pleine nuit. Toute la famille de Wladyslaw, qui habite juste en face, assiste de sa fenêtre à l’horrible carnage. Les nazis pénètrent dans un appartement, font lever ses occupants en train de dîner et, comme l’un d’eux n’obtempère pas, ils le poussent jusqu’à la fenêtre et le balancent dans le vide… avec son fauteuil d’handicapé. Les nazis font ensuite sortir les locataires dans la rue, les abattent et repartent en voiture, écrasant au passage les cadavres étendus sur la chaussée dans un bruit caractéristique, rarement entendu au cinéma. Le traitement cinématographique de cette scène est remarquable et c’est cela, parmi d’autres qualités, qui font du Pianiste un très grand film. Nous n’assistons pas à cette descente de l’intérieur de l’appartement, ce qui aurait été trop direct. L’événement est vu par la famille de Wladyslaw qui regarde par la fenêtre, c’est-à-dire de l’extérieur et de loin. Habituellement, on passerait pour
“voyeur” d’observer ainsi ce qui se passe chez des voisins, alors que la scène prend ici une toute autre résonance. Si ce point de vue extérieur permet à Polanski de créer une distance juste entre l’événement dramatique et la manière dont il le filme, évitant toute complaisance malsaine, il place consciemment dans une position inconfortable celui qui assiste à de telles brutalités en “spectateur”. On comprend d’autant mieux ce que peut être la violation de l’intimité, les exécutions sommaires, et donc ce que peut être la peur. Un plan de coupe est évident : quand l’homme est jeté par la fenêtre, la caméra ne s’attarde pas sur le corps qui s’écrase sur le trottoir, c’est la réaction de la famille qui nous est montrée. Cette distanciation est significative de toute la mise en scène qu’a adoptée Polanski pour ce film, et l’on pourrait même dire que cela est représentatif de toute son œuvre.

La première partie du film se clôt logiquement sur la déportation des familles juives, et donc aussi de celle de Wladyslaw. Là encore le film parvient à traiter avec une remarquable retenue, évitant tout ridicule et tout misérabilisme, le moment où le père de Wladyslaw achète un caramel 20 zlotys et le découpe en six parts. Il en est de même quand les familles montent dans le train pour être emportées à jamais dans un camp d’extermination. Il y a un mouvement de panique et les portes sont
refermées brutalement. La scène est sèche et terrible. Un autre aurait sombré dans le pathétisme le plus gluant et aurait versé dans la mécanique lacrymale. Au contraire, ici, on réalise concrètement ce qu’est le mal et l’horrible engrenage qui l’accompagne. Sauvé in extremis par un policier juif, Wladyslaw Szpilman tente de rejoindre sa famille, mais quand il comprend qu’on vient de l’épargner il décide de s’enfuir. Là commence la seconde partie film qui nous montre Wladyslaw se retrouvant seul, à un tel point que ce mot perd tout son sens. Wladyslaw Szpilman échappe à tout et souvent par hasard. Il manque d’être choisi par un officier allemand et exécuté sommairement. Non, cela tombe sur un autre : un certain nombre de travailleurs sont sommés de se coucher sur le sol et sont assassinés froidement d’une balle dans la tête. L’officier est obligé de recharger son pistolet, laissant croire à l’homme qui est à terre qu’on lui accorde un sursis. Il n’en est rien bien sûr. Rien n’arrive logiquement, tout paraît s’emboîter de façon absurde.

Entre-temps s’est dessiné subtilement, tout au long du film, un univers où tout a basculé. Les comportements se révèlent imprévisibles quand il s’agit de sauver sa peau. Comme le récit de Szpilman, le film de Polanski trace une carte complexe des comportements humains que peu de films sur l’Holocauste ont montrée. Ici, aucun manichéïsme : on voit des juifs devenir des policiers à la botte des nazis (Wladyslaw, dans son récit, suggère qu’ils pouvaient être pire que les nazis eux-mêmes, même si c’est l’un d’eux, rappelons-le, qui sauvera Wladyslaw au dernier moment). On voit des nazis brutaux et des nazis qui sauvent les juifs, des Polonais qui cachent des juifs et d’autres prêts à les dénoncer, des juifs qui profitent de la situation (l’“ami” qui récolte des fonds grâce au nom de Wladyslaw et qui devait lui donner à manger). C’est dire si les illusions humaines, illusions que l’homme se fait complaisamment sur lui-même et sur le monde, sont friables. On pouvait se croire à l’abri et se rassurer en se pensant du bon côté, et voilà que les certitudes basculent et les événements révèlent tout autre chose. Polanski touche ainsi du doigt à quelque chose de crucial et que l’on retrouve dans tout son cinéma : la question de l’identité.

Wladyslaw Szpilman est lui-même tiraillé et incertain quant à ce qu’il doit faire. Tout est devenu flou et indécis. Il n’est que pianiste, métier à peu près inutile dans ce contexte, et pourtant son statut d’artiste lui vaut une certaine reconnaissance dans ce monde dévasté. Il aimerait bien être un résistant, faire quelque chose, mais visiblement cela n’est pas dans son tempérament. Il ne fait que fuir, aller de cachette en cachette. Il attend, reclus, que le temps passe, tombe malade, apprend que certains de ses amis ont été tués, assiste depuis la fenêtre d’un appartement, en témoin impuissant, à des massacres et à des actes de résistance. Qui est-il vraiment ? Wladyslaw avouera lui-même, alors qu’il a trouvé refuge dans un appartement en zone allemande, juste en face d’un hôpital, ne plus savoir de quel côté du mur il se trouve. Questionnement terrible pour ce pianiste juif. À ce doute sur son inaction, sa passivité et, par ricochets, sur son identité, répond en écho une interrogation plus vaste et plus grinçante. Que reste-t-il d’humain quand on a poussé un homme aux dernières extrémités, quand on a méticuleusement exterminé sa famille, quand on l’a affamé, traqué, isolé, en un mot humilié ? Jean Clair nous rappelle dans La barbarie ordinaire la substance de ce mot :

Le radical, la “racine” du mot homme, porte son origine terrestre, mais de deux façons différentes : c’est l’humilité et c’est l’humiliation. Rappeler que l’homme est humble, c’est rappeler qu’il est né de l’humus. Humilier autrui, c’est en revanche non seulement le ramener à l’humus, le réduire à l’humilité de la poussière, des feuilles, du fumier, mais c’est le traiter “plus bas que terre”, l’enfoncer dans cette couche primitive où le sol est pourriture et décomposition et dont la vie l’a dégagé. C’est réduire l’être humain à ce qui n’est pas de l’ordre du vivant mais de l’inerte et de l’inanimé, le dépouiller de sa forme et de sa contenance, c’est le mortifier, lui faire sentir les affres de la mort alors qu’il est encore en vie.

Que reste-t-il du “moi” de ce pianiste ? Où est la frontière derrière laquelle un “moi” cesse d’être un “moi” ? a dit un romancier. Et cette situation n’est pas exclusive à la Seconde Guerre mondiale. Il est difficile de ne pas songer à La métamorphose de Kafka en voyant Wladyslaw transformé en une silhouette cherchant désespérément à se nourrir, le regard exorbité, la barbe lui mangeant le visage, les cheveux ayant poussé démesurément. C’est là le sens de la métaphore de Kafka. Le plan qui évoque toute cette absurdité et qui élève le film à un niveau philosophique est bien entendu celui où, s’échappant de l’hôpital, Wladyslaw grimpe sur une palissade et s’engage seul dans une allée bordée de chaque côté, à l’infini ou presque, d’un champ de ruines, de bâtiments
dévastés. Plan simple et bouleversant, d’une très grande beauté. Ayant trouvé refuge, une fois de plus, dans une de ses ruines, et tandis qu’il essaie de percer une boite de conserve, il se retrouve pour la première fois face à ce qu’il a fui sans arrêt, face à un officier allemand. Ce dernier, Wilm
Hosenfeld, le sauve et lui apporte à manger. Apprenant que Wladyslaw est pianiste, cet officier lui demande de jouer un morceau : une scène étonnante dans ce contexte, un moment de beauté inattendu et singulier dans un monde que le mal a saccagé sans retenue. Peut-être faut-il avoir subi, ne serait-ce qu’une fois dans sa vie, l’humiliation, avoir touché l’humus, pour connaître non seulement un réel moment de beauté mais pour savoir ce qu’est réellement la beauté. Car il faut noter que c’est dans ce moment précis et ô combien étrange que Wladyslaw retrouve ce qu’il est et a toujours été : un pianiste. Cette scène rappelle Tess qui, dans le film éponyme tourné par Polanski en 1979, se retrouve dans une situation similaire : après avoir perdu son enfant qu’un pasteur a refusé d’enterrer chrétiennement, l’héroïne s’apprête à dormir dans la forêt. Songeant à sa situation, elle déclare “Tout est vanité ! “, se couche, entend du bruit, se redresse alors et aperçoit un cerf à ses pieds. Le réel est toujours surprenant, paradoxal, et rien ne va de soi. Avant de l’abandonner pour s’enfuir au moment de la débâcle nazie, l’officier offre son manteau à Wladyslaw. Ce qui passe pour inessentiel est au contraire ce qui est l’essentiel, aussi grotesque soit-il : un manteau, un simple vêtement. On s’attend à ce que le juif soit pris pour un Allemand au moment de la libération, mais dans son existence pauvre et dérisoire Wladyslaw n’y pense même pas (il a froid et grelotte dans une Varsovie glaciale en hiver).

Deux cris semblent se répondre en écho dans le film : “Un juif !” quand Wladyslaw s’enfuit après avoir fait dégringoler la vaisselle, et “Un Allemand !” quand il sort de sa cachette. Pourtant, il s’agit du même homme… La scène conclut logiquement toutes les interrogations que le film a soulevées. À un homme qui a tout subi, au point d’avoir été dépouillé de son être même, le générique rend son identité, son “moi” : être un pianiste. Polanski, quant à lui, avec ce beau film, réalise ce qu’il sait faire : être un cinéaste.

Wladyslaw Szpilman est mort à Varsovie en juillet 2000.