Du réel invisible
Sans fausse paranoïa je ferai la proposition de départ suivante : le cinéma aujourd’hui, non seulement est moins que jamais à l’ordre du jour, mais semble inviter à la plus grande méfiance. J’applique ici au terme “cinéma” une mise en garde : je ne parle pas forcément de ces blocs “d’images filmées” déferlant dans tous les luna-parks de ce monde avec une constance qui inquiète.
Je m’explique d’abord en racontant ce qu’on m’a rapporté : il y a quelques mois en Italie, à Bologne dit la Rouge, était donnée une rétrospective intégrale de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet. Après chaque séance, avec une générosité proverbiale parfois fiévreuse, Jean-Marie Straub répond aux questions venues du public. Un soir, un homme lui dit : “J’ai bien failli partir… Pourquoi ne faites-vous pas de la radio ?”, l’homme faisant alors référence aux longs plans séquence, souvent fixes, caractéristiques de l’œuvre des cinéastes, et au statisme a-cinématographique qu’il y voit. Straub rétorque simplement : “Si vous savez ce qu’est le cinéma, sortez d’ici et faites vos films. Moi ça fait quarante ans que j’en fait sans savoir encore ce que c’est.” Cette réponse lapidaire paraît plus que jamais exotique.
En effet, qui aujourd’hui est prêt à demander “qu’est-ce que le cinéma” sans, dans le même mouvement, admettre un décalage ? C’est pourtant par un cinéma irrésolu à son propre dispositif que saura s’éclairer la proliférante masse audiovisuelle actuelle, au-delà du cinéma lui-même. Il ne s’agit pas ici de poser la suprématie du geste artistique, d’une poiesis du film, mais d’en évaluer la stricte présence.
On a déjà dit ailleurs à quel point le cinéma contemporain est à la fois l’artisan et le conservateur de sa mémoire. Mais il est aussi le générateur de ses illusions, de malentendus graves sur la légitimité de cette mémoire, c’est-à-dire la réelle acquisition de celle-ci, souvent escamotée au profit d’un art de l’esbroufe, de l’allusion. L’incompréhension de cette question “qu’est-ce que le cinéma” tient d’abord à un défaut d’acquisition. Si la mémoire est une matière, un enchaînement d’idées, d’images en mouvement, alors son interpellation, à terme avec l’Histoire du cinéma, est doublement fausse lorsque le contenant se confond au contenu, comme l’affiche au film. En ce sens il faut savoir s’inquiéter des fausses filiations esthétiques. On ne dénonce jamais assez les revendications de films anciens (À bout de souffle, sur ce point emblématique), assimilées à une esthétique, une dramaturgie, une plastique particulières, autres. Il faut s’en méfier car souvent la baudruche filmique postmoderne institue un dialogue de sourds, ou à vide, de contenant à contenant.
Pour illustrer mon propos, il est nécessaire de s’attacher à des exemples concrets extraits du cinéma le plus contemporain. Les jugements violents doivent contenir l’exemplarité de leur application. Prenons donc un film intéressant pour cela à plus d’un titre : Vanilla Sky de Cameron Crowe. Reprise de Abre los ojos (Open your Eyes), second film de l’espagnol Amenabar, le film cherche précisément à traiter de front la problématique de l’image au sens cinématographique et publicitaire du terme.
S’il y a au départ une véritable prise de risque pour l’acteur-producteur (Tom Cruise), Vanilla Sky est aussi parfaitement victime de son apparente prise de risque. Dans ce film, le personnage principal porte la plupart du temps un masque, ceci amorçant une réflexion sur la beauté et le sens de son attribution générique au cinéma, mais très largement expulsée par une surexposition de la culture américaine et occidentale. Cet appel de l’art comme légitimation discursive est l’aveu d’une impuissance à faire advenir dans l’image même ce qui relève de l’art, cela dit au-delà d’une probable réussite formelle. Bien que Vanilla Sky peut être lu comme une bluette de plus dans le paysage cinématographique, il demeure certainement maître de ses illusions dans la mesure où il met en place une érudition culturelle ostentatoire, prétentieuse, la plus souvent sous-jacente ou simplement absente du cinéma commercial américain depuis la création du premier studio au début du dernier siècle, quelque part, sur un terrain vague de L.A.
Tout est comme si le film, ne sachant à quel saint se vouer pour imposer un récit lui étant absolument propre, en venait à combler cette impossibilité par un étalage culturel qui servirait au moins de légitimation auprès d’une élite paresseuse, peut-être consolée de partager ses goûts avec une emblème du cinéma américain, Tom Cruise. Autant cite-t-on le cinéma classique américain que le jazz et la peinture impressioniste. Cette dernière, pour la moins objet de consensus, apte à garnir les coffres de n’importe quel musée, permet d’exposer la singularité de Cruise sans perdre de vue le bourgeois et son goût de la singularité- la seule différence entre le protagoniste principal et le spectateur idéal de ce film, pourrait-on dire, est qu’il a l’excentricité de reproduire un ciel de Monet sur sa planche à neige (CQFD : Vanilla Sky).
Il faut remarquer la reconnaissance entre Amenabar et Cruise sur laquelle se base l’argument propagandiste du film sous un mode apparemment plus trivial la liaison amorcée lors du tournage entre Cruise et Cruz également (Penelope, qui interprète cette flamme avec laquelle le personnage se brûle les mains). Tout cela est savamment orchestré. Cruise produit le récent film d’Amenabar à Hollywood (The Others) et Penelope Cruz était déjà l’interprète féminine principale de Abre los ojos. À croire que l’acteur américain est d’abord tombé amoureux d’un corps, une voix, un sourire qu’il est simplement allé rejoindre sur l’écran il en a les moyens.
Ses déclarations vont dans ce sens lorsqu’il décrit l’actrice espagnole comme une Audrey Hepburn de notre temps. Proposition qu’il a dû aussi apprendre lors du tournage, puisqu’une des premières séquences du film s’amorce par un plan de Sabrina de Billy Wilder, avec Hepburn et Bogart – séquence suivant un bal où Hepburn fascine Bogart : ils vont se retrouver dans un garage, comme Cruise attire Cruz dans sa chambre alors qu’une réception bat son plein. Mais cette reprise de Sabrina ne vient pas reprendre une idée de mise en scène qui s’inspire d’un seul contexte dramatique : l’intimité d’un couple en devenir, dans le brouhaha d’une foule soudain lointaine. Je ne m’illusionne pas : cette collusion dramatique a été produite pour susciter un discours comme le mien. J’ajoute en avoir assez de ces films qui étalent leur mémoire culturelle plutôt qu’intérioriser en leur récit même les acquis d’un art à peine centenaire. Le film répond à la question “qu’est-ce que le cinéma ?” en la détournant.
Puisqu’une bonne partie du film s’évertue à trouver à New-York des lieux équivalents aux lieux filmés dans la version originale, en reprenant le même type d’échelle et d’agencement de plans, il ne reste pour le producteur-acteur et son réalisateur vaguement tâcheron qu’à suggérer l’existence d’autres œuvres d’art, d’autres films et à en faire l’étalage- c’est-à-dire, si l’on préfère, proposer une affiche. En envisageant le cinéma comme simple contenant, avec des cadres à remplir, on étouffe la fluidité du film et cet appel d’air qui existe entre les gens lorsqu’un plan s’évertue au mouvement pour exposer les protagonistes présents dans un même espace, un même lieu (cf. la séquence de réception au début du film, la plus référencée culturellement). Mais nous ne sommes ici non pas dans la représentation du monde mais bien plutôt dans un monde de représentations.
On connaît l’adage selon lequel le cinéma hollywoodien parle toujours de lui-même. On remarque pourtant assez peu combien cette idée, qui pouvait avoir un sens auto-réflexif critique au temps de Billy Wilder (Sunset Boulevard) ou même de Blake Edwards (The Party, avec Peter Sellers) devient progressivement le principe d’un repli, un rejet du monde extérieur assez paranoïaque. Un film américain, de l’extérieur et sous un mode tragique, a capté très clairement la gravité qui règne là où les images filmées et les images fabriquées d’un acteur valent plus que la réalité extérieure aux images. Là où le monde devient jeu et image, cette dernière devient le seul arrimage de la mémoire pour le protagoniste et tout à la fois l’agent de sa chute, virtualisé vivant (New Rose Hotel d’Abel Ferrara).
À force de confondre langage et image, mémoire et virtualité, horizon des fantasmes, peut-être en vient-on à considérer le mouvement de l’image comme le régime d’une chaîne de signes où, obnubilé par le désir de faire sens et de signer chaque cadre, chaque image, on ne crée que des films conscients d’eux-mêmes, comme si dans un étrange renversement pervers de l’ancienne politique des auteurs le signataire principal et son film cherchant à s’extraire du monde tel qu’il est ne discutait plus qu’avec des virtualités. On renverse un art ancien, nous disant soudain le contraire de ce qu’il a toujours dit, déviant sa réalité au profit du film (dans Vanilla Sky, John Coltrane, interprétant My Favorite Things, est projeté en hologramme lors de la réception).
Tandis que l’éléphant peint par des hippies, happening artistique du Party d’Edwards, constituait une intrusion salutaire dans le monde friqué et lisse des nababs hollywoodiens installés en Inde le temps de tourner une fresque historique, mettant à jour ses ambitions colonialistes et son incapacité à prendre réellement possession de l’espace conquis, l’œuvre d’art violente ou iconoclaste moderne (Coltrane, Godard) est maintenant balisée dans son discours comme le cadre de l’image du film et son mouvement. Plus gravement encore : ce qui est étranger au microcosme filmé est ni ami ni ennemi, il s’indiffère lui-même dans sa nouvelle fonction ornementale, il s’annule, simple poster de son discours expressif. Le poster, une image sur une affiche : Marilyn souriante, robe en l’air. Il ne reste plus rien de son personnage du film de Wilder (Seven Year Itch), de l’ironie de son jeu. L’affiche permet d’inventer une Marilyn de légende, victimisée en lieu et droit de sa captation, volée par l’objectif faisant fi de son travail et l’ironie de son personnage déployée dans la durée du film. L’instantané de l’affiche dit tout de suite : “Print the legend“. Le poster est sans histoire, on veut seulement des légendes usinées en série, cadrées. L’art de l’affiche, par son catégorisme primaire intrinsèque, permet autrement mieux l’invention des légendes que n’importe quel film.
Vanilla Sky, encore une fois : expression d’un regret, celui de ne pouvoir s’en tenir à l’affiche, et produire un film tablant sur ce regret. Cruise l’acteur est de cette génération épargnée, où l’on est aviateur sans jamais piloter et connaître la guerre – l’exact contraire de James Stewart à qui l’on pouvait attribuer une histoire en dehors du film (son passé dans l’armée américaine) et construire autour de cela une véritable histoire de cinéma au bout de laquelle, après tous les malentendus, il devenait malgré tout plus légitime d’imprimer la légende (voir The man who shot Liberty Valance de John Ford et son utilisation de James Stewart).
Aujourd’hui une génération d’acteurs américains se brûlent sous le ciel vanillé des affiches, au purgatoire en attendant une vie et des films sur ces vies qui ne viennent pas, en étant payés pour cela. Époque étrange, où la salle de cinéma ressemble à la salle d’attente- on contemple un défilé d’images, en attente d’un improbable film. Il faut comprendre ce constat sans nostalgie : le problème de ces acteurs n’est pas, par exemple, d’avoir évité la guerre (tant mieux pour eux), mais de contourner l’histoire, ultimement de la nier, de constituer leur jeu dans une auto-réflexivité malsaine, où le masque ne cache qu’un autre masque, sans ancrage dans la réalité extérieure au film.
Lorsque Cruise, au début de Vanilla Sky, se retrouve en voiture dans un Time Square désert, je rêve au Paris réinventé de Minelli où l’on dévoilait la chimère d’une ville dans le carton des décors. Cela est passé de mode. On injecte du faux au réel sous des prétextes esthétiques qui cachent plutôt, entre autres, une peur de la collusion entre la réalité et le masque indélébile de l’acteur. Que serait un film en équipe réduite où Tom Cruise marcherait dans une ville ouverte, ferait son marché, prendrait le métro – tout ce qu’il ne fait probablement pas ? Une intrusion dans le monde vivant. Qu’est-ce que le cinéma ? Peut-être ceci : ne plus savoir se reconnaître et s’adapter, en marchant, au flux du temps et du mouvement du monde.