Pascal Bonitzer I

DU FANTASTIQUE AU RÉEL

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Avec quatre films, Encore (1996), Rien sur Robert (1999), Petites coupures (2003) et Je pense à vous (2006), Pascal Bonitzer trace une singulière voix dans le cinéma français. Son nom est attaché tout d’abord à son activité de critique aux Cahiers du cinéma pendant vingt ans, aux livres 1 et aux scénarios qu’il a écrit pour différents cinéastes comme André Téchiné, Raoul Ruiz et Jacques Rivette. C’est en 1989 qu’il franchit le pas et réalise un court métrage intitulé Les Sirènes. Dès lors, les malentendus ne vont pas cesser. Le classer dans le fameux « parisianisme » comme on l’entend trop souvent n’est pas seulement un cliché que l’on peut lui accoler avec une bonne dose de paresse d’esprit, mais dénote un manque flagrant de compréhension de ses films. Que certains spectateurs s’y trompent n’est pas tragique en soi mais que des « spécialistes » soient atteints d’une telle myopie est plus inquiétant. Que la revue Positif par exemple égratigne chacun de ses films sans même prendre le temps d’en capter l’ironie ou la subtilité montre bien le réel problème critique qu’il y a à confondre le sujet et son traitement. La revue Positif en reste-t-elle à un vieux combat avec un « ancien » des Cahiers du cinéma ? Transposons un instant. Peut-on encore confondre Proust et le snobisme ? Les personnages du roman épistolaire Les Liaisons dangereuses de Laclos sont-ils eux aussi atteints par la parisianite ? Si je comprends que l’on puisse refuser un certain discours cinématographique, ou même une certaine vision du cinéma, le problème devient épineux quand on ne prend pas la peine de vérifier concrètement la substance et les ingrédients des films que l’on critique, fussent-ils réalisés par d’anciens collaborateurs de telle ou telle revue. Si je dis cela, c’est que j’ai eu plus de sympathie pour la revue Positif que pour celle des Cahiers du cinéma. Je dois même confesser pour être tout à fait clair que j’ai négligé pour cette raison précise la sortie de Encore et que c’est en voyant Rien sur Robert que j’ai réalisé mon erreur. Incorrigible immaturité !

Le « débat » entre films de divertissement et films d’auteurs (appellation que je n’aime pas) est tellement présent dans le PIF (paysage intellectuel français) que j’ai ressenti comme impérieuse la nécessité de faire une mise au point en commençant cet article. Ceci dit, si les racines d’un tel débat ne cessent de se poser et datent d’il y a plusieurs dizaines d’années, il n’est pas douteux que le cinéma de Bonitzer va avoir du mal à échapper à ce genre de clichés, surtout à notre époque où l’idéologie du « populaire » tient le haut du panier sous prétexte de social, de « France d’en bas », de « proximité », de « naturel ». Un problème similaire a déjà eu lieu avec le cinéma d’Eric Rohmer, étrangement plus attaqué que celui de Jean-Luc Godard. À la réflexion, on se demande bien pourquoi les films de pur divertissement seraient intouchables par rapport aux films dits d’auteurs. Ces derniers seraient déconnectés du réel alors que les premiers auraient le génie d’être « populaires » ? À la place du mot populaire, celui d’audimat serait plus adéquat, car ces derniers déconnectent réellement le public de la réalité, l’enferment dans sa petite roue divertissante et éludent toute question existentielle. Je ne nie pas par ailleurs qu’un certain cinéma français a réalisé et réalise encore des œuvres ampoulées et cérébrales mais il existe une autre voie.

Or, justement, le cinéma de Pascal Bonitzer échappe au cinéma dit « auteuriste » si je prends ce mot dans le sens où l’ego de l’auteur prend le pas sur l’histoire qu’il raconte, ou encore si les ingrédients de cette dernière se résument aux banales obsessions, chiasses affectives ou états d’âme de son créateur. Nous sommes ici à l’opposé de l’autofiction si à la mode dans le milieu de l’édition ou du cinéma. Il y aurait encore un mauvais procès à lui reprocher une prétention intellectuelle, certaines sources d’inspiration, que celles-ci soient romanesques, cinématographiques, voire philosophiques, comme si au fond on pouvait créer sans prendre en compte le meilleur du passé, ou sans prendre appui sur des œuvres qui éclairent le monde à une époque où l’on ne cesse de faire croire à une expression spontanée, naturelle en expulsant bile, angoisses, impulsions, etc., qui se transmueraient magiquement en œuvre d’art.

Bref, si tôt que l’on fait le point en oubliant ses petites humeurs, réflexes et territoires idéologiques comme l’incessant « parisianisme », l’oubli du social et autres reproches similaires, l’œuvre de Pascal Bonitzer propose une vision profonde et « légère » à la fois de notre petit théâtre existentiel contemporain où le comique n’est pas exclu. Prenons les chemins de traverse et enfonçons-nous plus avant dans cette étrange forêt…

I/ Forêt des miroirs et des doubles

…Au début, tout paraît familier, quotidien et même « parisien » dans les films de Bonitzer. On a le sentiment de trop connaître. Pourtant, rapidement, les frontières s’effacent, les contours se brouillent… Les fantômes et les doubles arrivent subrepticement. Par des scènes précises et des dialogues méticuleusement agencés, le cinéaste met le doigt sur les désirs secrets et inavoués qui rongent et taraudent les comportements humains. La fameuse part du mal. Que l’action se passe à Paris (Encore, Rien sur Robert, Je pense à vous) ou en province (Petites coupures), les personnages et les situations tissent une musique discrète et secrète. Une singulière valse, celle justement des miroirs et des doubles, non pour embellir ou devenir complaisant (pas de « parisianite aigue ») mais pour dévoiler l’ambiguïté. Que ce soit Abel Vichac (Jackie Berroyer) dans Encore, Didier Temple (Fabrice Luchini) dans Rien sur Robert, Bruno (Daniel Auteuil) dans Petites coupures et Hermann (Edouard Baer) dans Je pense à vous, tous ces hommes (sans compter ceux ou celles qui les entourent) sont atteints à des degrés plus ou moins graves d’un terrible mépris envers eux-mêmes occasionnant une perte d’identité, symptomatique de leur égarement intérieur que le cinéaste s’ingénie à décrire avec précision. C’est ici que le cinéma de Bonitzer prend toute sa dimension : alors que tout paraissant limpide et bien découpé dans ce réel si bien connu croyait-on, aussi parisien puisse-t-il être, tout devient trouble et ambivalent.

Pour saisir ce gouffre, le cinéaste s’est intéressé entre autres à la théorie du désir mimétique de l’anthropologue René Girard et c’est en partie sous cet angle qu’il a écrit un livre remarquable sur le cinéma d’Eric Rohmer 2 . Il ne s’agit pas ici de théoriser ou de sombrer dans le cérébral ; au fond l’importance de la théorie de René Girard 3 est de nous renvoyer au réel, de faire corps avec lui et d’être dérangeante dans notre appréhension du monde. Il y a dans le cinéma de Bonitzer une vérité de l’être débouchant sur une difficile sinon impossible réconciliation avec soi. Ses personnages, rongés par le désir d’être selon l’autre, sont comme possédés, divisés, fracturés. Ils voient leur moi gravement menacé, et sombrent peu à peu dans la déréliction, mot qui ouvre Je pense à vous. Pascal Bonitzer est l’un des rares metteurs en scène actuels à ne pas tomber dans le mensonge de l’autonomie du moi contrairement à la mode de l’autofiction ou du social par exemple. À saisir la cruauté et ce qui sous-tend les relations humaines.  Très différent du cinéaste américain, Todd Solondz, ils ont néanmoins en commun de mettre en scène avec humour et dérision, voire férocité,  le petit théâtre contemporain de l’hypocrisie existentielle. Ce moment où l’individu tombe le masque, montre la solitude de son moi, dans le plus grand dénuement possible. Loin d’être un « cinéaste de la proximité », Pascal Bonitzer montre au contraire qu’il n’existe pas de transparence de soi, entre ce que les individus ressentent et ce qu’ils en disent ou traduisent. Il saisit cette part d’ombre à l’oeuvre, qui rôde, cette fameuse faille précisément logée dans notre banalité, dans notre quotidienneté, même si l’on fait tout pour l’éviter, ou qu’on ne la voit tout simplement pas.

Encore

Dès son premier film, Encore, Bonitzer installe un personnage risible et touchant, Abel Vichac, professeur de philosophie à l’université, qui est marié depuis dix ans avec Aliette (Valeria Bruni-Tedeschi) et plait à ses étudiantes. Sa relation avec sa femme est faite de brouilles-réconciliations. D’un coté, Aliette connaît les frasques de son mari, les tolère tout en en étant exaspérée. De l’autre, Abel a besoin d’Aliette car elle comble sa solitude et lui procure l’illusion d’une relation stable. Au fond, si l’un ou l’autre ne supportait pas réellement cette situation, il partirait. Quand Abel est las de cette situation, il séduit ses étudiantes, à condition que celles-ci ne se donnent pas trop vite, voire pas du tout. Alors qu’il poursuit de ses assiduités Florence (Laurence Côte) qui se refuse à lui (elle ne veut plus travailler avec lui, le trouvant trop négatif), Abel est embarrassé par les avances d’une étudiante ravissante qui dit s’appeler Aurore. Elle prétend avoir écrit un exposé sur son dernier livre et lui reproche de ne pas l’avoir lu. La dite Aurore s’appelle en fait Catherine (Natacha Régnier) et vit avec une autre étudiante dont elle a usurpé le prénom (Hélène Fillières). Abel est ainsi ballotté d’une situation à une autre sans jamais faire un choix réel. Il a un frère qu’il néglige, Thomas, médecin, qui a aimé Aliette avant lui. Abel envie la vie bien réglée de son frère au point qu’il est toujours dans son sillage, à désirer les femmes de celui-ci, croyant que leur possession va lui conférer un prestige identique, phénomène qui survient dans chaque film de Bonitzer : les rivaux ne sont jamais loin et sont proches de nous, intimes. Au fur et à mesure, Abel se dilue, fait du surplace, s’invente un personnage au lieu de vivre, à la recherche d’un objet inaccessible. À l’égal du manque imaginaire impossible à combler de l’avare. Son exaspération est de ne jamais désirer quelqu’un de réel, en chair et en os, en un mot d’aimer, mais de croire en des chimères et de n’étreindre que des fantômes, qui s’évanouissent aussitôt qu’on croit les posséder. Il y a ici un mépris de soi, et surtout un mépris du réel.

Dans Rien sur Robert, Bonitzer accentue le masochisme de son personnage. Didier Temple est un auteur à la mode qui a fait une bourde, celle d’écrire sur un film serbe ou croate qu’il n’a pas vu, anecdote empruntée à la désormais fort célèbre mésaventure d’Alain Finkielkraut concernant le film d’Emir Kusturica, Underground. Mécanisme typique où l’on veut que le réel corresponde à notre fantasme ou à notre illusion plutôt que d’asseoir concrètement notre pensée sur le contenu concret de l’objet. La revue dans laquelle Didier travaille s’appelle L’Autre. L’autre, autrui, c’est bien ce qui obsède Didier Temple. Au début, il a l’impression qu’un homme le suit ou que, dans un café, les consommateurs se sont ligués contre lui. L’homme qu’il croise souvent dans la rue n’est autre que Jérôme Sauveur (Laurent Lucas), le rival que Didier admire et ne souffre pas en même temps. « Ce type écrit trop bien, ça me dégoûte. » dit-il à son entourage qui ne cesse de faire référence à cet auteur. Quand Didier remarque la belle veste que celui-ci porte, il se reproche aussitôt d’être une loque, ne s’évaluant qu’à l’aune de son rival. Didier est tellement vaniteux qu’il a poussé sa vanité jusqu’au mépris de soi (Flaubert ne disait-il pas que « Le comble de l’orgueil, c’est de se mépriser soi-même. »). Il a l’impression que son frère se moque de lui et que sa mère le regarde étrangement. L’herbe est plus verte chez le voisin. Croire que l’autre a un meilleur sort est typique de cette dépossession de soi. Évidemment, si l’on était à la place de l’autre, on envierait encore un autre afin de n’être jamais soi-même. L’image que Didier se fait de Jérôme est fausse, parcellaire, mais Didier la pense juste, en adéquation avec la réalité. Alors que Jérôme Sauveur est le double de Didier et réciproquement. Quand Jérôme vient le voir à l’hôpital, il lui demande s’il sait s’y prendre avec les femmes : « Je ne sais ni quitter, ni retenir. Soit, elles s’accrochent et c’est l’enfer, soit, elles me fuient et c’est l’enfer. D’ailleurs, en ce moment, c’est doublement l’enfer. » Didier n’est-il pas atteint d’un syndrome similaire ? On comprend qu’il soit intéressé par le fait que son rival vienne prendre conseil auprès de lui.

Dans ses rapports amoureux ou érotiques, Didier comme Abel ne cesse de fuir ce qu’il a et de désirer ce qu’il n’a pas. Si l’incessant ping-pong que lui joue sa petite amie, Juliette Sauvage (Sandrine Kiberlain), a de quoi le rendre fou, Didier ne cesse pourtant d’en redemander. La scène où Juliette s’offre au premier venu, Alain de Xantras (Edouard Baer) est symptomatique de leur relation. Juliette est le prototype de la coquette (hystérie) qui ne cesse de dire Oui quand on lui dit Non, et Non quand on lui dit Oui. Elle ne pensait pas réellement coucher avec Alain, le réalisateur de télévision, mais comme Didier, lui, l’homme de lettres, l’a pris au sérieux, elle se décide à l’aborder. Juliette ne cesse de faire sentir et subir à Didier qu’elle est possédée par un autre et en même temps, elle a besoin de Didier pour avoir cette précieuse importance. Quand Juliette lui raconte ses prouesses sexuelles avec Alain, Didier semble avide d’en savoir plus, ne s’offusque pas mais s’énerve simplement que Juliette pourrait attraper le sida ! De même lors de la soirée qu’organise Didier pour sa sortie d’hôpital, Juliette arrive à l’improviste et dit en pleurant : « Toi, je t’aime, l’autre, je n’ai rien à lui dire. » Pourquoi va-t-elle avec lui, pourrait-on dire ? Juliette continue sur sa lancée : « Mais tu tiens encore à moi ? » « Tu es content de me voir ? » et comme Didier se croit l’objet de son affection et veut l’embrasser, Juliette dit crûment : «  Non, ne m’embrasse pas, j’ai été trop embrassée aujourd’hui. » Et elle repart de suite : Alain l’attend avec sa grosse moto dans la rue ! Didier n’en revient pas. « Ne me déteste pas, je suis déchirée. » lui dit-elle effrontément. Juliette ne sait pas mieux choisir que Didier comme le dira Alain lors d’une entrevue entre les deux hommes, scène d’un haut comique où Alain flatte Didier d’un film qu’il n’a pas vu tout en couchant avec sa petite amie, Juliette…

Le film retrace le calvaire de Didier avec une remarquable concrétude. Quand Didier se retrouve dans une chambre à Thônes en Haute-Savoie, Juliette l’appelle au téléphone au moment précis où Aurélie Coquille (Valentina Cervi) est nue dans la salle de bain ; elle force Didier à lui dire Je t’aime devant sa maîtresse comme si elle avait deviné qu’il n’était pas seul. Et Aurélie comprend de quoi il retourne. Peu de temps après, dans la chambre, Juliette susurre au téléphone des mots tendres à Alain alors que Didier est au lit en train de se réveiller ! Puis elle annonce qu’elle repart en train pour retrouver son amant. « Tu pourras me faire un chèque pour le train. » dit-elle à Didier avec un certain sadisme. Souvent, pour ne pas dire à chaque fois, quand Didier est déçu par l’attitude de Juliette, il retourne voir Aurélie, ne s’intéressant à elle que dans la mesure où Juliette ne s’intéresse pas à lui. Toujours l’autre où l’on n’est jamais soi-même. D’autant qu’Aurélie s’offre corps et âme à Didier, lui disant : « Vous pouvez faire de moi tout ce que vous voulez. », « Je suis à vous corps et âme. » Voilà quelque chose de bien embarrassant pour Didier que cette femme qui s’offre alors que Juliette ne cesse de se dérober, selon l’adage « Suis-moi, je te fuis, fuis-moi, je te suis. » Didier est « flottant » et ne prend pas bien la mesure de sa relation avec Aurélie, de surcroît avec une femme trouble et passionnée. Ce que lui fera remarquer Ariel en lui demandant dans le couloir d’hôpital : « Vous la voulez ? Vous la voulez ? » Que ferait-il d’une femme qui l’aime, lui qui aime tant les femmes qui le font tourner en bourrique ? Et quand Aurélie lui déclare qu’elle l’aime, ce dernier lui rétorque qu’il ne l’aime pas. En partant, il se met à courir dans le couloir d’hôpital. Comme en fuite.

Didier se croit toujours autre qu’il n’est, et de ce fait, perd son identité et ne vit rien d’original ou de personnel car il est incapable de véritable choix. Si l’accident de Didier, renversé par une voiture, n’est sans doute pas volontaire ou prémédité, il « tombe » bien car il lui arrive enfin quelque chose… et encore. Ne dit-il pas à sa mère qui est catastrophée : « Ne t’inquiète pas, il ne m’est jamais rien arrivé, il ne m’arrivera jamais rien. » Cependant, quand il apprend qu’elle a dit à Juliette que Didier n’avait justement rien, il s’emporte et devient agressif alors qu’il est au fond d’accord avec ce constat. Didier devrait comprendre que s’il faut faire croire à une femme que l’on est gravement blessé alors qu’il n’en est rien, c’est que la relation a déjà capoté. Didier aimerait sans doute un destin plus tragique mais voilà, son monde de leurres n’a pas grand chose de tragique. Comme le lui dit la mère de Juliette : « Les grandes souffrances ne sont pas pour vous. » Comment pourrait-il en être autrement de la part d’un homme qui n’est jamais en phase avec ce qu’il vit ?

Rien sur Robert

Petites Coupures aggrave encore la situation. Le titre renvoie aux blessures tant physiques que morales que Bruno s’inflige ou inflige constamment aux autres. Le film est le récit de l’errance et de la perdition d’un journaliste arraché de son univers parisien et jeté dans une étrange demeure en pleine forêt. Bruno (Daniel Auteuil) est un intellectuel égaré aussi bien sur le terrain politique que sentimental. Communiste à l’heure où il devient ridicule de l’être, il ne sait plus trop où il en est. Le film ne le prend volontairement pas en flagrant délit de militantisme, inscrivant ainsi son personnage dans un monde en complète décomposition. Ce qui est intéressant ici, à la différence de Didier Temple qui s’agite encore, c’est que Bruno, mordu, blessé, giflé, se laisse constamment malmener jusqu’à perdre tout contrôle. Il implose lentement, comme au ralenti. Le cercle des humiliations qu’il parcourt instamment est une spirale molle dans laquelle il s’enfonce de plus en plus comme dans des sables mouvants. En couple avec Gaëlle (Emmanuelle Devos) depuis plusieurs années, Bruno la trompe avec Nathalie (Ludivine Sagnier), une jeune femme naïve qui l’aime mais que lui n’aime pas. Apprenant que Bruno est infidèle, Gaëlle décide de le quitter. Dans une tentative ridicule de chantage dans une agence de voyages, Bruno menace de s’amputer les doigts avec un cutter et se blesse. Un plan nous montre tout de suite après Bruno se réveillant au côté de Nathalie, un pansement à la main. Pourquoi un tel chantage alors ? C’est bien le problème. Tout bascule quand Mathilde (Pascale Bussières), une collaboratrice, demande à Bruno de se rendre chez son oncle, Gérard (Jean Yanne), un petit maire communiste aux abois dans la région de Grenoble. Celui-ci veut que Bruno lui rende un service : de porter une lettre assassine à l’amant de sa femme Anne (Catherine Mouchet), un certain Verekher (Hans Zischler), un homme qu’il sait gravement malade. Rivalité quand tu nous tiens…

Bruno s’y rend avec Nathalie et fait un portrait sévère de celle-ci devant la femme de Gérard, Anne, sans savoir que sa maîtresse entend tout depuis la salle de bain ! « Pourquoi tu nous amènes cette pauvre fille là, si tu en penses ce que tu en penses ? Pourquoi cet acharnement à se détruire, à gâcher sa vie ? » lui dira Anne. C’est encore le problème. Peu après, Bruno apprend que Nathalie s’est enfuie. Il tente de la rattraper mais elle lui mord la main et lui souhaite de « choper le tétanos » ! Bruno se rend chez Verekher, se perd en route en pleine forêt mais arrive à pied enfin à bon port… Là, il fait connaissance de Béatrice (Kristin Scott Thomas), femme et… belle-fille Verekher. Séductrice vulnérable et autoritaire, elle a épousé ce dernier après la mort accidentelle de sa mère à qui elle a caché sa liaison car celle-ci sortait aussi avec Verekher ! Bruno et Béatrice sont des sosies, faits l’un pour l’autre. Bruno est séduit autant que désemparé devant cette femme hystérique (au sens clinique du terme), c’est-à-dire qui s’offre à lui puis se refuse aussitôt et dont la jouissance est de frustrer l’autre et de se frustrer elle-même ! Témoin cette scène cocasse dans la voiture où elle lui embrasse la main puis l’empêche d’aller plus loin, ajoutant : « Arrêtez de bander. Je déteste qu’on bande dans ma voiture». Comme Didier, Bruno aime les femmes qui ne veulent pas ou plus de lui et refuse les femmes qui l’aiment. Si Nathalie est dédaignée, c’est précisément parce qu’elle est amoureuse et si Béatrice est si désirée, c’est parce qu’elle est inaccessible. Obnubilé par sa vanité, Bruno ne voit pas que Béatrice est une coquette. Pourtant, il aurait dû se rappeler comment elle parle de son ami Paul (Alain Libolt) amoureux d’elle mais… qu’elle n’aime pas ! Symbole de cette inconstance, la bague que Bruno avait offert à Gaëlle qui se promène au doigt de Nathalie, de Béatrice, de Mathilde sans jamais parvenir à se fixer et qui finira par terre, sur la neige près d’une flaque de sang.

La bande-annonce de Je pense à vous joue habilement de la présence de cet autre obsédant. Entre chaque réplique, un carton vient rappeler « Anne pense toujours à Hermann », « Anne pense aussi à Diane », « Worms pense encore à Diane » « Mais Diane pense beaucoup à Antoine ». Le dernier carton est plus énigmatique : « À quoi pense Hermann ? » Hermann, personnage énigmatique et plus trouble encore, est comme miné de l’intérieur. L’originalité de Je pense à vous est de déplacer cette rivalité mimétique de l’espace privé et feutré à l’espace publique et médiatique de notre époque faisant preuve d’une grande acuité concernant l’enfer contemporain : la perversion, celle de l’hypervisibilité, de l’exhibition de jouissance que tout un chacun peut exercer de nos jours. Que les hommes et les femmes n’aient pas cessé de se jalouser depuis tout temps, on en convient aisément, mais notre époque peut les accélérer d’une façon prodigieuse. Le téléphone portable est devenu en quelques années un instrument technique redoutable. Il ne sert pas seulement aux gens d’étaler publiquement et impudiquement leur vie privée ou de faire retentir une guillerette sonnerie de Mozart à un enterrement comme dans le film, il permet aussi de prendre des photos qui peuvent être transmises instantanément à l’autre bout de la planète. Le pervers ici, c’est Worms (Charles Berling), le romancier, qui peut prendre à l’aide de son portable une photo de son éditeur Hermann (Edouard Baer) écrivant son numéro de téléphone sur la main de son ancienne maîtresse, Anne (Marina de Van). La photo se retrouve bientôt sur le portable de Diane (Géraldine Pailhas), la femme d’Hermann et… l’ex-femme de Worms. « La définition n’est pas très bonne mais vous l’avez reconnu. » dit Worms avec cynisme à Diane. Et Diane la transmet un peu plus tard à l’ordinateur portable du mari d’Anne, Antoine Carré (Hyppolite Girardot). L’accélération est brutale et affole les consciences. La jalousie et la rivalité ne peuvent s’en trouver que plus voraces et féroces.

Je pense à vous

Le film avait initié auparavant une autre perversion en montrant l’utilisation de la vie privée d’autrui dans les oeuvres dites artistiques (autofiction). Il commence avec le mot déréliction et par le fait qu’Hermann s’apprête à publier le roman de Worms où ce dernier raconte la vie intime avec son ancienne femme, Diane justement. Celle-ci fait appel à la justice (nouveaux plaideurs dirait Racine que ces recours obsessionnels à la justice) pour que plusieurs passages du texte soient retirés. Plus tard, Worms menacera Hermann qui veut se battre avec lui, de retranscrire cet épisode dans son prochain roman ! S’il y a du comique dans cette scène, cette dernière n’en est pas moins glaçante car ici, Worms se prend littéralement pour Dieu car non seulement il est dans une exhibition obsessionnelle, mais initie le drame en prenant les autres pour des pantins, récit, comme la fin du film nous le montre, qui va se retrouver dans son prochain « roman ». L’autofiction devient une sorte de caméra de vidéo-surveillance, dévoilant l’intimité des personnes.

La valse mimétique de ce film est dense et serrée. Les rancoeurs, les conflits larvés, les ressentiments et les rivalités s’exacerbent en silence et secrètement, chacun jalousant la femme ou l’homme de l’autre. Alors que Diane, perturbée par la photo de Worms, se rend chez des amis à une soirée, puis à l’hôpital pour rencontrer l’ancien médecin d’Anne devenu entre-temps son mari, la même nuit, Anne débarque à l’improviste chez Hermann. Et quand Hermann lui verse à boire, elle ne révèle pas qu’elle prend des médicaments. De fait, elle est bientôt malade et s’endort dans le lit conjugal ; Diane ne tarde pas à rentrer et trouve Anne nue dans son lit. Tout est ambigu car Hermann n’a pas trompé Diane, sinon en esprit (il a demandé en premier le numéro de téléphone d’Anne) mais Diane ne cherche pas à démêler le vrai du faux. Nous agissons donc sans savoir pourquoi ou en prenant un leurre pour la réalité. Cerise sur le gâteau, Anne en partant de chez Hermann, se trompe de pardessus. Croyant recevoir un texto, elle réalise qu’il ne s’agit pas de son portable mais de celui de Diane : son mari, Antoine, a envoyé un texto à Diane signifiant qu’il veut la revoir. Tout le monde trompe tout le monde. La boucle est bouclée : Worms est jaloux que Diane soit avec Hermann ; Diane est jalouse d’Hermann et croit qu’il aime Anne ; Diane se venge en trompant son mari avec Antoine, c’est-à-dire imite son mari pour lui faire subir la chose au fond qu’elle lui reproche, devenant ainsi un double de lui (sauf qu’elle se trompe en trompant et sera « punie »). Hermann est jaloux d’Antoine qui réussit à coucher avec Diane, possédant la femme d’Hermann, l’ancien amant de sa femme, Anne ! Quand il a eu ce qu’il voulait, il la laisse tomber comme une chaussette.

Les personnages dans les films de Pascal Bonitzer se dédoublent car ils se rêvent autres qu’ils ne sont ; c’est aussi parce qu’ils ne veulent pas se prendre tels qu’ils sont qu’ils s’inventent un rôle. Par exemple Diane se méconnaît et serait plutôt lesbienne comme le révèle Worms : « Une femme qui dit “Je ne veux pas être prise mais je préfère qu’on me caresse”, on sait ce que ça veut dire ! » C’est ce qui arrivera avec Anne dans la salle de bain sans oublier un étrange symptôme physique : dès que l’on parle sentiment ou lorsqu’elle va faire l’amour avec unhomme,ellea envie d’aller aux toilettes. Cette rivalité mimétique et cette pullulation de clones sont aussi montrées dans le film à travers l’une des plaies contemporaines, le victimisme, c’est-à-dire le comportement de ceux qui, par pression identitaire, endossent un rôle de victime alors qu’ils ne sont réellement victimes de rien. Dans la scène chez l’avocat, Diane s’en prend à Worms en démasquant le rôle qu’il se joue. Celui-ci porte une kippa et prétexte qu’il vient d’enterrer son ami et philosophe juif, David. Cependant, Worms n’est ni juif, ni religieux, s’appelle en réalité Loïc Banalec et son père a été fusillé à la libération ! Worms a beau répliquer « J’ai pris ce nom Worms pour que les vers, les vers de la honte et du remords, rongent ma famille pourrie. », Diane enfonce le clou en disant qu’il a pris ce nom parce que c’est celui d’une banque. Worms s’insurge : « Ça, c’est antisémite ! » et joue la victime en inversant les rôles : « Vous êtes témoin. Je ne suis pas celui qui insulte mais celui qui est insulté. » De surcroît, non seulement Je pense à vous critique la bêtise de croire qu’il faille uniquement être juif pour pouvoir dénoncer l’antisémitisme (ce que dit Diane) mais aussi de voir de l’antisémitisme partout au coin de chaque phrase. Comme Hermann envers le docteur Antoine. Après que celui-ci lui ait posé une question anodine, il répond : « Pourquoi synagogue ? Vous êtes antisémite ? » Hermann en fera part à sa femme et quand celle-ci aura couché avec Antoine et que celui-ci se fera plus distant avec elle, elle ne pourra s’empêcher de lâcher : « Vous êtes antisémite. Vous avez voulu vous taper une juive ? » Il est « amusant » de constater que les rumeurs et les clichés fonctionnent dans les deux sens, provenant aussi bien de raciste que d’anti-raciste. Je dis antisémitisme mais cela pourrait être pédophile, homophobe, anti-féministe où toute autre catégorie estampillée persécutable ou victime. Cette obsession victimiste va de pair avec un déni du réel, ou un déni de soi qui ne peut qu’inventer en retour des doubles, des racistes ou des persécuteurs imaginaires. Par exemple, aux différentes questions de Diane ou d’Anne, Hermann ne cesse de nier qu’il est soit bouleversé ou en colère. À l’en croire, il est toujours calme et serein. Or, il n’en est rien et il ne cesse d’accuser gratuitement les autres d’être antisémites. Les autres deviennent alors des boucs émissaires faciles pour oublier sa propre agressivité et son propre sadisme d’autant que l’on se croit du bon côté de la barrière, auréolé du statut de victimes historiques.

Les films de Bonitzer, par leur structure narrative, organisent de nombreux effets de symétrie caractéristiques de la confrontation des personnages avec leur double, que ces doubles soient leur propre image ou leurs rivaux. « C’est pourquoi la quête du moi, notamment dans les troubles du dédoublement, est toujours liée à une sorte de retour obstiné au miroir et à tout ce qui peut présenter une analogie avec le miroir : telle l’obsession de la symétrie sous toutes ses formes, qui répète à sa manière l’impossibilité de jamais restituer cette chose invisible qu’on cherche à voir, et qui serait le moi en direct, ou un autre moi, son double exact. La symétrie est elle-même à l’image du miroir : elle donne non pas la chose mais son autre, son inverse, son contraire, sa projection selon tel axe ou tel plan. 4  » écrit Clément Rosset. C’est si vrai que la liste serait longue si on devait en faire l’exhaustivité (de même que de la présence des miroirs ou des glaces). Donnons en tout de même quelques exemples. Dans Rien sur Robert, Aurélie Coquille, belle-fille d’Ariel, cloîtrée dans une chambre, femme brune, hantée par des forces obscures qui la débordent, est l’inverse symétrique de la solaire Juliette. Par contre, Diane et Anne, deux femmes brunes, dans Je pense à vous sont interchangeables. Le cinéaste va jusqu’à donner quatre prénoms avec la même consonance (Diane, Anne, Hermann, Antoine) pour indiquer qu’ils sont les doubles les uns des autres. Et la scène où Diane et Anne s’embrassent se passe devant un miroir… Le dernier plan de Petites coupures où l’on voit Béatrice se mettre du rouge à lèvre dans une glace fait écho au tout premier plan où celui-ci met en présence deux inconnues, Gaëlle et Nathalie, devant un miroir. Cette constance du miroir se reflète même jusqu’aux dialogues. Dans une scène, Nathalie demande à Gaëlle comment on peut être communiste aujourd’hui. La même question est posée un peu plus tard à Bruno qui… donnera la même réponse.

Evidemment, avec de telles rivalités, les personnages deviennent de plus en plus fantomatiques à eux-mêmes, jusqu’à générer un mépris proche de l’auto-destruction. Bien souvent, leur irresponsabilité les met dans une situation inextricable. Ils vont de Charybde en Scylla jusqu’à imploser ou provoquer des dégâts irrémédiables. Dans Encore, Abel, Aliette, Catherine, Bruno et Aurore se retrouvent à Noirmoutier pour une fête qui se termine mal ; Aurore et Abel font une escapade et vont se baigner nus, créant la jalousie de Catherine. À la fin, Abel demande à Florence de vivre avec lui et celle-ci répond : « Je l’aurais peut-être fait malgré mon mari si j’avais cru que cela pouvait vous aider. Mais chaque mot que vous dites, chaque aveu, chaque serment est un blasphème contre ce que vous avez déjà dit. C’est pour cela que je ne pouvais plus travailler avec vous parce que j’avais peur d’être contaminée par votre négation. Maintenant, ça m’est égal. Seulement, je vous plains. » Le mot contaminé est significatif en ce qui concerne le mimétisme qui se transmet comme un virus au point que tout le monde imite tout le monde comme dans la pièce de Ionesco, Rhinocéros. Quand Abel suggère qu’il voulait se perdre, Florence lui rétorque : « Ben allez-y jusqu’au bout. » Abel fait alors une tentative de suicide devant Aliette, mais il n’ira pas jusqu’au bout, incapable qu’il est de faire un vrai choix. Thomas arrive. Un coup de feu part, manque de peu Aliette qui s’en va. Elle revient car elle a oublié le chat… et le couple se réconcilie. Combien de temps une telle situation peut-elle durer ? On peut aisément imaginer que la situation d’Abel va s’exaspérer jusqu’à devenir invivable.

D’humiliations en vexations, d’avilissements en mépris de soi poussés jusqu’au « raffinement » le plus ultime, Didier s’enfonce dans un masochisme extrême. Il se brouille avec sa mère, emmène Aurélie en Haute-Savoie, là où se trouve… Jérôme Sauveur. Juste auparavant, Didier lui avait téléphoné et Jérôme avait dit qu’il était à Thônes. Juliette le rejoint et n’est pas contente que Didier lui présente des amis. « Tout pour ne pas te retrouver seul avec moi ! » dit-elle alors que, bien sûr, dès qu’elle est seule avec lui, elle part avec un autre. Justement, cela tombe bien, Juliette a décidé de partir avec… Jérôme Sauveur ! «  Je suis avec toi ; lui, je le déteste ! »  souffle-t-elle à Didier avant de disparaître. Didier la supplie même de ne pas aller avec son rival sexuel et littéraire, ce qu’elle va évidemment s’empresser de faire. À force d’être obsédé par les autres, Didier n’est plus personne. La scène finale est terrible car Didier ne peut pas cette fois-ci, comme avec Alain le réalisateur, détesté son rival qui, sous son nez, lui pique sa dulcinée. À chaque fois donc, Didier a bâti son propre enfer, une solitude morale et une misère intérieure vertigineuse. On peut simplement espérer que cela lui (nous) serve de leçon. Cela dit, il est le personnage le plus touchant du film, par la faiblesse humaine qu’il montre à son insu.

Dans Petites coupures, Bruno se retrouve seul le lendemain et Béatrice a disparu. Il va chercher Gaëlle à l’aéroport mais celle-ci lui demande de partir car elle a un nouveau compagnon. Esseulé, Bruno embrasse Mathilde, la collaboratrice de son oncle, quand celle-ci apprend que Nathalie a eu un accident de moto. Bruno se rend à l’hôpital, est rejeté par Nathalie et dans un parc, il laisse tomber Mathilde (qui le gifle) en voyant Béatrice qui se promenait là car son mari vient d’être hospitalisé. Si Bruno lui avoue son amour, c’est aussi pour faire oublier son inconséquence. Il devient même sentimentaliste et se joue un rôle : « Pensez à ce film où à la fois y’a un homme qui pleure assis sur un banc et la femme pose la main sur sa nuque en signe de pardon. » dit-il. Béatrice est attendrie mais le trouve un tantinet gamin. Et ce n’est pas fini ! Fromager, le mari de Mathilde, arrive et tire sur Bruno. La scène suivant nous fait assister à un enterrement. Un doute plane. Bruno est-il mort ? Non, c’est Verekher. Béatrice aperçoit Bruno, physiquement changé. Ils parlent et prennent congé l’un de l’autre, mais ce n’est qu’un « Au revoir ». Car comment oublier que Bruno a besoin d’une femme qui se refuse pour la désirer, d’autant que Verekher est mort et que Béatrice est libre maintenant. Dans le dernier plan, Béatrice se met du rouge à lèvre dans une glace indiquant qu’elle prend la place de Gaëlle. Le petit « manège » peut se poursuivre.

Dans une scène cruciale de Je pense à vous, Anne, parvenue à s’introduire dans la maison d’Hermann, surprend Diane dans son bain. Tour à tour, les deux femmes tentent de se tuer par noyade et strangulation. Peu après, Diane prend la main d’Anne et les deux femmes s’embrassent. Hermann intervient, découvre les deux femmes et se joint à elles. L’homosexualité féminine se mêle à une hétérosexualité en même temps que nous passons d’une relation duelle à une relation triangulaire. Bonitzer illustre fort bien cette indifférenciation caractéristique de la rivalité mimétique. Il accentue la noirceur de cette valse car cette fois-ci, le couple se reforme sur l’expulsion et le suicide d’Anne. S’il est difficile d’affirmer que cette mort était désirée consciemment, la volonté n’en est pas moins présente. « Tu me fais horreur », dit Diane à son mari à l’enterrement d’Anne et elle rajoute aussitôt : « Moi aussi, je me fais horreur. » Hermann répond : « Oui. » Et Diane prend la main de son mari…

II/ Du fantastique au réel

Le « fantastique » dans le cinéma de Bonitzer n’est jamais bien loin même s’il n’est jamais réellement là non plus. Certes, il ne s’agit pas d’un fantastique courant avec vampires, monstres et fantômes… Le cinéaste joue précisément à la lisière de la réalité et de l’irréalité et ces derniers sont parfois tellement imbriqués qu’il est impossible de les séparer. Plus le film cerne au plus près les comportements biscornus des personnages, plus en retour la réalité devient étrangement troublante. Pris dans leur tourmente ou leurs délires, les protagonistes n’y voient pas aussi clair qu’ils le pensent. On comprend mieux pourquoi cette pullulation des doubles mène à l’étrange. Kafka est tout proche.

Dans Encore, le « fantastique » est absent et si Rien sur Robert n’a rien de proprement fantastique, le film devient par moment plus « étrangement inquiétant » selon l’expression consacrée de Freud. Les personnages chez le cinéaste ont la faculté de se perdre, de s’égarer. Quand Didier se rend dans la demeure d’Ariel, celle-ci est quelque peu labyrinthique d’autant que le personnage est surnommé à un moment Westwest par Aurélie (Westwest dans Le château de Kafka est le comte qui possède le fameux château). Tout avait mal commencé car Didier était le treizième invité. Mauvais signe. Il se rend compte très vite qu’il est là à la suite d’un malentendu et il y rencontre… Jérôme Sauveur. Didier perd pied et troublé, va dans la salle de bain où il est pris d’un malaise. Confus, ayant peur d’être regardé comme « une bête curieuse », il débarque en plein dîner. Il n’a pas le temps de toucher à son repas qu’il se fait « exécuter » par le maître de cérémonie, Ariel, et est traité de « voyou des lettres », exécution sacrificielle même si le sang ne coule pas. L’humiliation est terrible d’autant que Jérôme y assiste (sans y participer). Didier quitte la table, ne parvient pas à partir à cause d’une pluie diluvienne et erre dans la demeure à la recherche de son pardessus. C’est là qu’il rencontre Aurélie cloîtrée dans une chambre. Belle-fille d’Ariel, femme brune et mystérieuse, elle est hantée par des forces obscures qui la débordent. « Je suis une mauvaise fille. J’ai de mauvaises pensées. » dit-elle. Rapidement, la réalité fait place au conte notamment quand Aurélie demande à Didier d’écraser une araignée ; quand celui-ci a accompli cette action, elle ajoute : « Vous avez tué le monstre. Vous êtes mon chevalier. » Le personnage d’Aurélie est trouble, résurgence du romantisme noir et des forces obscures qu’il charrie. On le classerait en psychologie comme personnalité « bordeline » (limite). Si les personnages font tout pour se mettre dans des situations inextricables, le hasard ne les aide pas beaucoup. Quand Aurélie se met nue devant Didier, Ariel entre dans la chambre tel un père diabolique. Elle pense à un même  rêve pour parvenir à l’orgasme : elle s’imagine sur une grande place, monte sur l’échafaud où se trouve le bûché ; bientôt les flammes la brûlent. Mais à la différence de Jeanne d’Arc, comme elle le dit, elle n’est pas innocente, mais coupable.

Petites coupures et Je pense à vous vont accentuer cette plongée dans le fantastique. Dès le début de Petites coupures, une femme se met du rouge devant un miroir en pleine rue. Comme à cheval entre réalité et irréalité. Une autre femme, une rivale, apparaît, plus jeune. Écrivant le scénario, le cinéaste est parti des premiers vers de la Divine comédie de Dante : « Au milieu du chemin de notre vie, je me trouvai dans une forêt obscure, car j’avais perdu la voie droite… » Il est certain que Bruno descend quelque part, lentement mais sûrement, les cercles de l’enfer intérieur. C’est bien ce qui lui arrive, à un moment, il s’égare, et erre en pleine forêt. On peut reprocher au film une trop grande importance de la musique à ce moment-là, nous faisant perdre justement ce sentiment de perdition et d’étrangeté. La mise en scène évoque la logique du rêve tant parfois, en l’espace d’une scène, la comédie humaine se transforme en conte fantastique. Nous oscillons de l’un à l’autre sans parfois être tout à fait dans l’un ou tout à fait dans l’autre. La bague sur la neige que le sang de Bruno envahit peu à peu est une belle et troublante image qui pourrait faire partie d’un cauchemar, ou d’un étrange songe. Tout le film est « contaminé » par des éléments dissonants, singuliers comme le château que Béatrice fait visiter à Bruno en pleine nuit. Une « dame blanche » (une chouette effraie) leur fait peur (la dame blanche est aussi un fantôme ou une vision féminine appartenant à une légende). Pour un peu, on se croirait dans l’atmosphère d’un roman gothique. Peu à peu, le monde de la nuit étend son empire. Béatrice et Bruno finissent à l’aube devant le lieu d’une apparition. Là, Béatrice demande à Bruno de tuer son mari, puis déclare qu’il s’agit d’une plaisanterie devant l’air sérieux de son compagnon. Plaisanterie ? Désir ? Un peu des deux ?

Dans Je pense à vous, Hermann se perd dans le cimetière et rencontre son ancienne maîtresse Anne, assise sur une tombe, comme s’il rencontrait un fantôme vivant. Anne, une femme qu’il a jadis quittée pour Diane, hante les cimetières comme elle hante les esprits, spectre chargé de souvenirs, de ressentiments et d’amertume. Ce film multiplie l’étrange atmosphère comme de faire habiter Hermann en lisière du bois de Vincennes. La scène où Anne vient rendre visite à Hermann et où ils sont tous les deux dans le salon au toit battu par une violente averse, donne un goût étrange, fantomatique à toute la scène d’autant qu’Anne tombe bientôt malade. Elle surgira plus tard, nue, telle une apparition devant Hermann et sa femme qui tentent de s’expliquer sur ce qui arrive. L’érotisme froid, dû la présence remarquable de la comédienne Marina de Van, n’est pas étranger à cette atmosphère dérangeante, chargée de morbidité. Si le film a un aspect léger, est souvent drôle, d’une drôlerie cruelle certes, il n’en a pas moins un goût amer, comme au sortir d’un mauvais rêve. Le suicide d’Anne, la scène finale dans le cimetière renforcent évidemment cet aspect, même si toute la tragédie est « relativisée » par une musique guillerette. Voilà, ici aussi, les deux aspects sont étroitement imbriqués.

On se rend compte que les chimères et les mirages développés par les affects des personnages, entretenus par leur jalousie et leur ressentiment, créent littéralement cette irréalité. Renversement intéressant car les personnages s’acharnent à se voir différents alors qu’il n’y a que du double. « Ce n’est pas le double qui est hallucinatoire, c’est la différence, et c’est elle qu’il faut tenir pour folle. La lecture hallucinatoire des doubles, c’est la dernière ruse du désir pour ne pas reconnaître, dans l’identité des partenaires mimétiques, l’échec ultime, ou plutôt la réussite lamentable, du désir mimétique lui-même. 5  » écrit René Girard. En montrant ce dédoublement du réel, en dévoilant cette illusion romantique, le cinéaste nous montre l’envers du décor, c’est-à-dire le grotesque et le risible de toute la situation. Petites coupures joue par exemple avec drôlerie ou humour des scènes les plus dramatiques. Car là où on prendrait un « fantôme » pour la réalité, Pascal Bonitzer nous indique qu’il ne s’agit que d’un personnage dédoublant le monde et les êtres dans son « éthylisme mimétique ». Une scène parmi tant d’autres qui indique cela, c’est celle où Bruno dans Petites coupures se prend tellement au sérieux qu’il s’imagine dans un film. Béatrice qui a fort bien compris le jeu grotesque qu’il se joue, ajoute : « Nous ne sommes pas dans un drame n’est-ce pas, plutôt dans un vaudeville. » (phrase semblable à celle, grandiloquente, dans Rien sur Robert : « La tragédie n’est pas finie ! ») Le film pointe ainsi le ridicule de ses personnages comme lorsque Bruno menace de se blesser dans l’agence ou dans la scène où Gérard pointe un revolver sur sa tempe parce que son neveu refuse de discuter avec lui. D’ailleurs, ce qui devait arriver, arrive et Fromager, jaloux, blesse gravement Bruno d’un coup de feu. On frôle la mort. Car en retour, derrière l’aspect risible de chacun des personnages se cache aussi un drame et une solitude. Une déréliction. Cet équilibre entre détresse et ridicule donne toute leur complexité et leur humanité aux personnages.

Si Bonitzer ne peut franchir ouvertement la lisière du fantastique, c’est que non seulement il ne croit pas à ce qui fait le décorum habituel du fantastique (revenants, fantômes etc., comme dans le splendide Onibaba (1963) de Kaneto Shindo) mais que ce dernier est le fruit d’une illusion métaphysique. D’où le fait que ce qui débouche, par méprise, réellement sur le drame et parfois sur la tragédie est aussi source de comique. Le grand scandale qu’il ne faut pas soulever sous peine que le monde ne soit plus pris au sérieux. Car là, où il y a du comique, il y a de l’ambivalence, donc du doute. Effectivement, il y a de quoi rire, même si parfois le rire peut être jaune. L’intelligence et la sensibilité propres au cinéaste ne sont pas de leurrer son spectateur, de le plonger dans une peur factice mais au contraire de le tirer hors du rêve tout en lui montrant que le monde du rêve et le monde de la réalité sont poreux. C’est là sa spécificité qui aura du mal à être envisagée car nous aimons en général les catégories bien séparées et les clichés rassurants. Chez lui, pourtant, tout est ambivalent et ambigu.

Si le cinéma de Pascal Bonitzer n’est pas emprunt de l’esprit de sérieux, il a en revanche le tranchant du réel. La distance légère et ironique qu’instaure le cinéaste est là non seulement pour éviter cet esprit de sérieux mais pour révéler tout ce petit théâtre de la cruauté qui se déroule quotidiennement sous nos yeux. Car pourquoi le prendre au sérieux justement puisque c’est ce même esprit de sérieux qui mène à un profond mépris de soi et des autres, enfonce les êtres dans l’indécrottable spirale mimétique des réglements de compte ? Pascal Bonitzer sait fort bien, à l’inverse du romantisme, que forcer le trait, résorber ses intrigues d’une façon pathos, engluerait le spectateur dans un état sentimentaliste qui ne lui permettrait pas de comprendre l’intrigue qui vient de lui être contée. Comment voulez-vous qu’un jaloux comprenne la jalousie ? Rien de lyrique dans le cinéma de Bonitzer qui demande au spectateur de prendre une certaine distance, distance parfois légère et frivole, aux héros qu’il met en scène.

Finalement, c’est parce que la réalité est troublante en soi qu’elle paraît « fantastique » ou plus précisément, c’est lorsque les personnages la perçoivent comme elle est finalement qu’elle devient alors « fantastique » car le reste du temps, ils étaient obnubilés par leur double. Ce retour à la réalité par la distance que la mise en scène opère est important car elle ne donne pas une image lisse mais au contraire pleine d’aspérités, de surprises, d’inattendues, indiquant ainsi que la réalité est hétérogène, ironique, surprenante, contraire dans son essence à la simplification que chacun d’entre nous voulons établir. Le fait que Fromager par exemple tire sur Bruno avec le pistolet que ce dernier lui a confié à un moment est d’une délicieuse ironie envers le personnage principal, retour inattendu mais caractéristique de son extrême masochisme. Ou encore la bague qu’aucune femme ne garde ou ne parvient à enfiler participe à cette même ironie qui traverse tout le film.

En vérité, les personnages ne parviennent que rarement à voir juste. Or, pour exorciser les doubles, il faut se réconcilier avec soi. Tache aussi simple que compliquée. Comme le dit Clément Rosset : «  C’est pourquoi l’assomption jubilatoire de soi-même, la présence véritable de soi à soi, implique nécessairement le renoncement au spectacle de sa propre image. 6  » Et, faut-il ajouter, de toute représentation qui viendrait s’interposer dans notre champ de vision, si j’ose dire, entre la réalité et nos yeux. Ce qui implique d’accepter le réel comme il est et à faire fi des imageries réductrices de toutes sortes, moralistes ou autres. Il n’y a rien ici de proprement idéologique, mais une volonté ironique et joyeusement démystificatrice de cerner au plus près les motivations secrètes qui régissent les relations entre les hommes et les femmes.  En définitive, le cinéma de Bonitzer est un cinéma discret, fondamentalement humble par la critique de la vanité qu’il opère et du brouillard que l’individu s’ingénie à développer autour de lui pour ne jamais y voir clair. Digne raffinement et salutaire clairvoyance qu’est en droit d’attendre le spectateur d’un cinéaste. Il est donc à parier que ses prochains films évolueront vers un fantastique de plus en plus prononcé sans jamais y glisser tout à fait. C’est tout le « mal » qu’on lui souhaite.

Je pense à vous

Notes

  1. Entre autres : Le champ aveugle, ed. Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma ; Le regard et la voix, coll. 10/18 ; Décadrages, coll. Cahiers du Cinéma ; Exercice du scénario, ed. La fémis.
  2. Pascal Bonitzer, Eric Rohmer, Ed. Cahiers du cinéma, 1991.
  3. L’opinion commune est que l’homme désire d’une façon autonome : le désir que je ressens pour quelqu’un procède de mon libre choix. Or, le désir, selon Girard, n’obéit pas selon cette trajectoire linéaire sujet – objet, mais par imitation du désir d’autrui selon un schéma triangulaire sujet – modèle – objet. C’est parce que l’être que j’ai pris comme modèle (inconsciemment) désire un objet que je me mets à désirer celui-ci. Ce n’est pas tant l’objet (ou attitude, statut social) que le sujet désire que le prestige qu’il attribue à celui qui possède l’objet. Ce pourquoi quand le sujet arrive à l’acquérir, l’objet en question le déçoit. Le désir doit se reporter sur un nouvel objet, plus difficile encore à obtenir. S’institue une rivalité mimétique où chacun, sujet ou modèle, redouble d’efforts pour garder ou posséder l’objet en question, voyant dans cette rivalité même la confirmation de son choix de l’objet. Cette rivalité engendre une indifférenciation et plus les rivaux mimétiques sont proches et tentent de se différencier et plus ils finissent par se ressembler. Il y a donc un rapport étroit entre le désir mimétique et le thème des jumeaux, du double, des frères ennemis. Girard parle de médiation interne lorsque le modèle est réel et au même niveau que le sujet. La médiation est externe lorsque le modèle du désir est socialement hors d’atteinte du sujet, voire hors du monde réel.
  4. Clément Rosset, Le réel et son double, Folio Essais, p. 94.
  5. René Girard, Des choses cachées depuis la fondation du monde, Paris, Grasset, 1978, p. 426.
  6. Clément Rosset, Le réel et son double, op.cit., p. 113-114.