Dossier Ghassan Salhab

Détours

– un texte à deux mains et à deux voix

Mode d’emploi

Ce texte est un échange oral, écrit, retranscrit, imagé et même parfois fictif entre Ghassan Salhab et Nour Ouayda.
Le // qui sépare les différents textes, images et fragments doit être conçu tel un cut, cette coupure qui permet de passer d’un plan à un autre dans un film.
L’apparition d’un tiret au début d’un texte indique qu’il est la forme écrite d’un texte initialement formulé à l’oral.
L’absence du tiret confirme la mise en forme écrite et rédigée d’un texte.
Les mots de Ghassan apparaîtront en typographie normale, ceux de Nour en gras.
Les guillemets entourent les citations, ces fragments qui n’ont été écrit ni par Ghassan, ni par Nour.
La masse principale de ce texte est constituée d’un dialogue qui a eu lieu le 19 décembre 2017 à Beyrouth entre les deux auteurs de ce texte, ainsi que d’extraits de Quelques considérations, un texte encore inédit écrit par Ghassan et sur lequel Nour est intervenue avec des remarques, des questions, des incisions et des résonnances.

Ce texte est un échange par détours.

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– À chaque fois que je fais un film, avant même de commencer, je prends des notes de toutes sortes, autant pour le film à venir, qu’autour. J’ai des carnets et ce n’est rien d’organisé au départ. Ces Quelques considérations sont un peu comme les Fragments du live de naufrage 1 . La différence c’est que les fragments sont issus de plusieurs cahiers, je les ai réorganisé à ma manière…
– Ils étaient donc écrits dans une intention de former plus ou moins un tout ?
– Fragments ? Fragments du naufrage était un journal à l’origine, un « je »… Un jour alors que je rangeais, je relis un des cahiers. Instinctivement, je me suis mis à réécrire des passages en remplaçant le « je » par « il ». Il s’est avéré que peu de temps après, J’ai lu Ostinato, des fragments d’un auteur que j’aime beaucoup, Louis-René des Forêts. Je relisais aussi Blanchot et ça m’a poussé à aller encore plus dans ce « il ». Et comme j’ai une grande passion pour Thomas Bernhard, je me suis amusé à emprunter ses « note-il », « dit-il », et ainsi de suite… J’ai utilisé ces outils élémentaires pour me détacher du journal. Mais ça n’a jamais été écrit dans l’intention d’une publication, c’est écrit parce que je devais écrire. Comme pas mal de gens, j’ai des cahiers, des carnets et je note. Alors quand je fais un film, j’ai toujours un cahier pour m’accompagner. Il m’accompagne beaucoup plus que le scénario. Le scénario est là pour raturer. Tiens c’est tourné, hop on n’en parle plus ! Je consulte et je me fie et me confie beaucoup plus au cahier. Ces Considérations sont issues des cahiers, des carnets. Il n’y a jamais eu une intention de…

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Pour qu’une chose soit intéressante, il suffit de la regarder longtemps, écrivait Gustave Flaubert. Comme si elle cachait quelque chose, comme si elle dissimulait un secret. Regarder longtemps donc non pour dissimuler le secret, mais s’envouter dans le mystère qui l’enveloppe.

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– On peut commencer par cette phrase très belle de Flaubert que tu avais noté.
– Ah oui…
– Cette idée de fixer. Comment le fait de fixer quelque chose devient un acte qui affecte l’objet, le sujet fixé. Et pas nécessairement en tant que gros plan non plus…
– Non fixer c’est fixer. Ce n’est pas isoler du monde, comme dans un gros plan, ce serait plutôt le remarquer dans le monde … Je ne sais pas ce qu’il dire au juste, Flaubert …
– Pour moi cette idée de regarder quelque chose longtemps est lié à deux choses : d’une part c’est lié à un rythme, celui d’une lenteur, et d’autre part c’est très lié au sentiment du secret, du caché, de l’invisible, de ce qui en dessous. Je pensais qu’on pourrait déjà commencer là.

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– Pour toi est-ce qu’il y aurait une relation entre fixer quelque chose et un certain un temps qui se dilate ?
– Je vais dire une banalité : il faut d’abord regarder. Essayer de regarder mais pas avec la conscience du regard. Cette phrase de Flaubert m’intéresse d’autant plus dans notre monde actuel où non seulement on ne regarde pas longuement ou longtemps quoi que ce soit, mais aussi où « ce » n’est à priori pas fait pour le regard, il s’agit de consommer ou d’être consommé. C’est donc déjà un acte en soi fondamental. Regarder et en plus longtemps, ce sont deux gestes qui simplement deviennent très compliqués. Alors quand on les juxtapose, quand l’un prolonge l’autre, c.à.d. quand longtemps prolonge le regard, évidemment là on est au-delà du regard. Alors quand Flaubert dit que la chose devient intéressante c’est le minimum que l’on puisse dire pour que la chose puisse déjà exister à mes yeux, au-delà de moi ou plus loin que moi, en soi. Je pense que par rapport au cinéma c’est fondamental. Tu crées un dispositif, tu prépares un plan aussi élémentaire soit-il, tel qu’il a été pensé, tu le mets en ou tu le découvres et tu filmes. C’est ce que je regarde. Et en plus tu sais bien que lorsque tu mets une caméra ce n’est plus ton regard seulement, c’est cette étrange machine qui apporte sa neutralité, et pas dans le sens Suisse mais dans le sens troublant du terme.
– Il y a le médium, un passage qui se fait alors à travers un autre filtre.
– C’est grâce au temps « donné » que la chose regardée arrive peut-être à avoir sa propre existence et qu’elle ne soit pas juste à l’intention de mon regard, qu’elle puisse dépasser l’intention de mon regard, qu’elle puisse exister pas seulement parce que je la regarde. Alors évidemment c’est très difficile surtout quand tu fais un film puisque nous donnons précisément une grande importance au supposé temps quand on fait un film, c.-à-d. le temps est compté. Il y a en plus la machine de fabrication d’un film, même si tu es toute seule. Est-ce que la lumière va tomber ? Est-ce qu’elle va bouger ? Arriver à regarder au-delà de tous ces paramètres, c’est la condition sinequanone pour voir au-delà de ce qu’on croit regarder ou au-delà de ce qu’on en pense. C’est loin d’être évident !
– Regarder au-delà des paramètres, peut-être regarder malgré ces paramètres aussi. Par exemple dans ta filmographie, que ça soit tes productions qui ont été plus collectives ou d’autres qui sont plus personnelles ou plus en dialogue avec une deux ou trois personnes, je crois que même dans les productions plus collectives tu restes dans une dynamique quand même assez intime, où déjà il y a confusion de ton rôle en tant que réalisateur et producteur. Cela complexifie encore plus cet acte de regarder qui ne peux pas juste être dans l’absolu de son existence et de sa nécessité.
– Mais il ne doit jamais être dans l’absolu, il doit toujours être dans le particulier. Sinon c’est théoriser l’image. Et dans ce cas, ça ne va plus, on ne regarde plus. L’image, est là, sujet, matière à sujet, alors qu’il ne s’agit pas d’un sujet… c’est peut-être une matière, mais pas une matière à sujet. Alors oui évidemment lorsqu’il y a une grosse équipe et qu’il y a tout le cirque… Moi je n’ai jamais eu une énorme équipe, mais j’ai quand même eu de grosses équipes.
La Vallée c’était la plus grande ? ou Beyrouth fantôme ? ou Terra incognita ?
Terra incognita, parce que c’était en 35mm. Beyrouth fantôme c’était du Super 16. Avec une grosse équipe les paramètres sont autant d’obstacles, autant d’éventuels empêchements. Le défi est alors encore plus fort. Pas un défi envers quiconque, mais entre soi et soi. Cela dit, j’avoue que le danger de travailler avec une grosse équipe ne me déplait pas. Le danger du temps qui échappe y est encore plus grand. Le danger que tout se casse la gueule est infiniment plus grand que quand tu travailles avec une petite équipe et même parfois seul comme pour L’encre de chine, où le danger est tout autre. Il est de l’ordre de la liberté.
– C’est le vertige !
– Exactement, un dangereux vertige, captivant forcément… Ce sont deux dangers très différents !

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« 7 May 2009 
Michael Auping – In your early work, you were very meticulous – not that you aren’t still, but it’s a different kind of meticulousness.
Lucian Freud – In those days I didn’t work over the whole image and bring up the parts together, as I tend to do now. I would work on a part until I got it how I thought it should be and then move to another part. I didn’t go over the same area very often.
MA – The details tend to jump out at you.
LF – I was visually aggressive. I would sit very close and stare. It could be uncomfortable for both of us. I was afraid that’s if I didn’t pay attention to every one of the things that attracted my eye the whole painting would fall apart. I was learning to see and I didn’t want to be lazy about it.
MA – Looking at Girl with Roses [1947 – 8], the hair on your wife Kitty is amazing. You must have used a very small brush.
LF – Yes. I was fascinated by hair. I thought of it like fur on people.
MA – Some of the heads are quite large in the early portraits.
LF – Well, I only did heads of people in the early days so I probably felt I should get the most out of them. I sometimes looked so hard at a subject that they would undergo an involuntary magnification 2 . »

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– Pour revenir à Flaubert, qui a écrit cette phrase au 19ème siècle, un siècle déjà très chargé par rapport à celui d’avant. Qu’est-ce qu’on doit en dire aujourd’hui ? On est dans un siècle tellement, tellement chargé…
– Comment se dévoile donc se regard qui se fait longtemps face à une chose qui est saturée ?
– Déjà à l’époque de Flaubert, plus d’un considérait que ça commençait à être saturé. Les images en mouvements n’existaient pas encore pourtant. Flaubert est mort avant leur avènement. Nous vivons un temps infiniment plus saturé qu’à l’époque où il a écrit cette phrase…
– Plus stratifiée aussi…
– Oui, pour le moins, mais cette saturation peut éliminer ces strates. La menace permanente est l’écrasement des strates, leur entassement. On en revient au temps. LONGTEMPS. Le temps nous est retiré, même les « temps morts ».

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Longtemps, le monde n’aura été qu’une sorte de boîte à images, dans laquelle, pensais-je, il me suffisait de piocher. L’embarras du choix, me disais-je. Je filmais ce que je voyais, je ne voyais pas ce que je filmais. Le voir et l’image en devenir* se confondaient.

*Et quand est-ce que l’image devient-elle ? Lorsque le temps du voir (du regard) s’achève ?

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– …une sorte d’éloge de la lenteur, un éloge de la lenteur du regard. Prendre le temps de regarder. Je peux regarder avec ma caméra quelque chose qui se passe et qui n’a absolument rien de lent, deux personnes qui se cognent dessus, par exemple, ça n’a absolument rien de lent… mais je prends le temps de regarder. Regarder longuement quelque chose ça ne veut pas dire que la chose qui est regardée est lente… c’est la lenteur que prend le regard pour voir, essayer de voir…
– Dans cette situation, est-ce qu’on peut parler d’un saut ? C’est un peu comme cela que je le vois, d’un saut du regarder jusqu’au voir et puis c’est là que le voir se transforme en décrire, quelque part… Lorsque Flaubert dit « regarder longtemps », je crois qu’en littérature, c’est décrire.
– Oui il peut décrire parce qu’il l’a vu. Encore que décrire au cinéma… Parce que en plus décrire c’est une forme de communication que tu as avec ton équipe, les acteurs, voilà, tu vas là, tu vas t’asseoir là… mais c’est encore autre chose. C’est souvent au montage que tu vois, que la « révélation » a lieu. Tu as vu ou tu as pensé voir, tu as peut-être sincèrement vu, tu as décrit, peu importe ce qui vient avant quoi, et tu as réalisé tes plans, tes séquences. Tu montes et ce n’est qu’en cours de montage, peut-être même au moment du mixage que se révèle à toi ce que t’as filmé, enregistré. Le dispositif que tu as plus ou moins créé, ce temps que tu lui as consacré, peut faire advenir. Éventuellement. C’est ça le mystère, quand ça advient. Enfin, cela n’advient pas souvent, loin s’en faut !
– En fin de compte c’est ce qui se passe aussi dans une salle de cinéma, face au spectateur. Il s’agit de recréer… parce qu’on parle de choses passées qui doivent être à chaque fois ramenées du passé, les réactualisées, à chaque projection.

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Le spectateur, l’autre agent chimique sans quoi le film ne saurait se révéler. Et autant de spectateurs, autant de révélations possibles. Cinéma qui serait avant tout une expérience. Jamais absolue. Expérience de l’ouïe, du regard, du corps, de l’âme. Un vécu. Un ‘à vivre’.

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– Je me souviendrais toujours, lors du tournage de Le dernier homme, lors de la première semaine, je n’étais pas là. J’étais physiquement là bien entendu, mais je n’étais pas là 3 . Le seul moyen que j’avais pour m’en sortir parce que j’avais une équipe quand même, c’était de me souvenir de Howard Hawks qui filmait souvent frontalement, centrant son, ses personnages. Il y a donc une frontalité et un centre. Je m’étais appuyé sur ça pour filmer. Cette semaine, j’étais quasi absent. Je ne voyais pas. En fait, j’étais dans un tel état de fatigue mental que j’étais dans un état second. Plus tard, au montage, je vois qu’il y a quand même quelque chose qui a été enregistré, capté. C’est vrai que comme beaucoup d’autres cinéastes, je vais beaucoup dans les lieux, à toute heure. Mais une fois que tu filmes, c’est encore autre chose. C’est compliqué tout ça. Je n’ai pas cherché à me mettre dans un état second pour voir ce que ça donne, j’étais Involontairement dans un état second. Étrangement, le nuage s’est dissipé quand Saad… pardon, Rafic Hariri a été assassiné.
– Ah…
– Peut-être qu’il me fallait une mort !
– Surtout que tu ressuscitais des gens dans ce film, je crois qu’il y a eu un transfert d’énergies quelque part (rires)
– Ce soudain état d’urgence, le pays était tout de même dans tous ses états, m’a brusquement rappelé à la nécessité de ce film. Ma nécessité… Ça t’échappe complètement. Le résultat aurait pu être une catastrophe totale ! Peut-être que le film est catastrophique, je n’en sais rien ! Tu veux encore du thé ?

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14 Février 2005. Beyrouth.
La première semaine de tournage du Dernier homme. Il disait qu’il ne se sentais pas présent, comme dans un état second. Il termine le dernier plan et la dernière prise de tout le bloc filmé à l’hôpital. Il remarque que l’équipe est un peu fiévreuse. Il finit la prise quand même.
Il leur demande : « Qu’est-ce qui se passe ? »
On lui répond : « Il y a eu un attentat, plusieurs personnes sont mortes, peut-être Rafic Hariri parmi eux ».
Ils ont arrêté pendant deux, ou peut-être trois jours, puis ils ont poursuivi le tournage.
Il dit qu’à partir de là il n’y avait plus aucun nuage et qu’il était même archi présent !

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– Lors d’un tournage… ce temps qui est tellement à fleur de peau.

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Rami El Sabbagh, un ami et un cinéaste, me raconte que lors d’une des premières projections de La Vallée en salle à Beyrouth, venu ce moment où les personnages, et le public avec, déchiffrent une voix sur la radio qui annonce que Beyrouth a été bombardée, une tension très forte s’empara de la salle pleine. Ils avaient tous le souffle coupé, ensemble plongés dans cet instant où leur ville, celle depuis laquelle ils regardent ce film, fut rasée par la fiction de Salhab. Rami me dit qu’il avait l’impression que c’était le réflexe lié à la perte de la capitale durant la guerre qui a été activé à ce moment-là. Le public, au moins les libanais / beyrouthins entre eux, étaient liés par cette peur instinctive de voir et d’écouter la disparition de leur ville. Rami me dit aussi que dans l’expérience assez solitaire du cinéma de Ghassan Salhab avait alors surgit ce moment où il sentait que le ‘je’ pouvait, ne serait-ce que pour un instant, donner place au ‘nous’.

Rami est ce même ami qui se demande toujours comment faire du cinéma dans une ville sans train. Heureusement donc qu’il y a des voitures !

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Tout le mystère d’un être filmé de dos. Cette « masse physique » qui ne nous voit pas, qui nous tourne le dos précisément, qui peut-être même se tourne le dos, qui voit éventuellement la profondeur de plan qu’il nous obstrue en partie ou entièrement. Il nous empêche.

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– J’étais assis dans un café que je fréquente assez souvent en hiver, le De Prague. Je suis assis dans un coin où je peux fuir les fumeurs. En général De Prague est bondé de peintures ou de photos, toutes aussi moches les unes que les autres, et là, miracle il n’y a rien ! Ni photo, ni peinture, rien… Donc je regarde le mur, puisqu’enfin je peux le voir. Les obstacles n’étaient plus là. On me dira qu’un mur n’est qu’un mur, eh ben non ! Il s’est avéré que ce mur n’était pas un mur, parce qu’enfin il était libéré de ce qui l’empêchait d’être un mur. Et donc je regardais et il y avait un simple jeu de lumière, tout bête. Mais cette petite magie, moi je l’aime. J’en suis encore à être amusé à voir les jeux de lumières sur un mur… Alors dans ce café où je n’étais pas du tout pour fumer, pas du tout pour m’occuper de L’encre de chine, L’encre de chine m’occupait. Je n’avais pas besoin de m’en occuper, il m’occupe, je suis sa proie.
– En fait, c’est quelque chose que tu portes en toi et qui va informer ton regard sans que tu le saches, que tu le ressentes ou que tu en sois conscient tout le temps. Un peu comme tes Considérations, d’une manière ou d’une autre. Tu inscris, tu écris, tu prends des notes, alors que tu es habité par quelque chose, du coup toutes ces images vont converger.
– Ou se cogner les unes contre les autres…
– Oui aussi.
– J’ai commencé donc à filmer avec l’iPhone. Je pense te l’avoir dit je crois, je t’ai dit pourquoi L’encre de chine a commencé ? Il a commencé parce que je devais déménager de mon appartement précédent. La propriétaire nous a fait comprendre qu’on devait dégager et qu’on n’avait plus que trois mois. J’ai donc fait ce que j’ai toujours voulu faire, et que je n’ai jamais fait, à savoir, filmer de l’intérieur de mon appartement mes différents extérieurs, il y a différentes fenêtres. Un truc bête, aucune intention de film.
– Est-ce qu’il y avait un moment, où tu as eu ce sentiment qu’il y a là un possible film qui commence à s’accumuler ?
– À la différence d’une fiction ou de 1958, parce que 1958 il y a quand même un pivot, ne serait-ce que ma naissance, donc ma mère, et puis cette première guerre civile. C’est quand même un pivot. Donc le film c’est articulé à partir de là et il a pris ses libertés parce que ça ne m’intéresse pas de raconter.
– En fait, tu dérives.
– Quoi ?
– Tu dérives.
– Oui.
– À partir de ce pli premier…
– Mais il y a quand même ce pivot sur lequel je reviens, ou plutôt autour duquel je tourne, même si je repars dans une autre direction. Alors que par exemple pour un film comme L’encre de chine, c’est très différent, parce qu’il y avait un élément premier mais qui n’était pas considéré comme un film. C’était juste « je filme ». C’était il y a deux ans, et nos appareils téléphoniques pouvaient déjà filmer avec une qualité plus qu’honnête. Comme souvent j’ai filmé avec mon téléphone et ces images se sont retrouvés sur mon ordinateur. Je n’ai pas acheté un mini trépied pour mon iPhone, il n’empêche que je tenais à une image plutôt fixe. C’est un peu ma condition pour regarder longtemps. C’est mon côté africain, je suis un peu comme un arbre, je ne bouge pas… Je me mets dans une situation, je regarde. Je vois qu’il y a un muret, je pose contre ce muret mon téléphone devenu caméra. Je remarque alors un reflet de ma terrasse dans un cadre accroché, j’ajuste un peu la hauteur de mon appareil, je filme. Je me déplace dans l’espace, et là c’était un espace familier, encore mon appartement, et je dispose des éléments, meubles, pans de murs, pour « fixer » mes extérieurs. Alors pour revenir à ta question, ce n’est qu’en accumulant, comme tu dis. Mais c’est surtout à partir d’une simple question qui a commencé à me tarauder, à savoir ma place… Quelle est ma place ? Mais pas dans le sens d’une crise existentielle… je suis un peu vieux pour avoir des crises existentielles…
– Je crois qu’on peut les avoir jusqu’à…
– Non, moi je ne les ai plus, je ne les ai plus…
– Ah ça me donne un peu d’espoir !
– Mais ça ne veut pas du tout dire que je suis dans une sérénité ou… que je sois résigné pour autant. D’ailleurs, c’est ça L’encre de chine, c’est le constat, peut-être l’acceptation de la défaite sans la résignation pour autant. Donc bref, c’est quand je me suis mis à me poser cette question, ou que je me suis rendu compte que je me la posais. Enfin, je suis chassé de cet appartement, je réalise que j’y vis depuis douze ans, que ça fait douze / treize ans que j’ai décidé de m’installer à Beyrouth après avoir longtemps vécu entre Paris et Beyrouth. Et le Sénégal. Parce que j’ai littéralement commencé le film avec cette photo de classe à Dakar, une photo que j’ai utilisé de manière anonyme dans La Vallée. Mais dans ce film, elle n’est plus anonyme, parce que j’ai mis en exergue l’enfant que j’étais. Il y a donc ce travail d’accumulation comme tu dis. Parce que l’accumulation soit elle écrase, soit à force d’accumuler il y a quelque chose qui commence à déborder, quelque chose qui commence à perdre pied…
– À faire fuite…

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Je me répète toujours cette phrase : pour regarder la mer, il faut tourner le dos à la ville.

(posthume)

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Il pose la question : Quelle est sa place dans ce monde ?
Ils répondent en s’exclamant : C’est un intrus !

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« Il cherche, tournant et retournant avec, au centre, cette parole et sachant que trouver, c’est seulement chercher encore par le rapport au centre, qui est l’introuvable. Le centre permet de trouver et de tourner, mais ne se trouve pas. Le centre comme centre est toujours sauf.
Tournant autour de sa présence qu’il ne pouvait rencontrer qu’en ce détour.
Le vis-à-vis de sa présence (détournée) 4 . »

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– Enfin quoi qu’il en soit, je suis là où je suis, à savoir un pays qui a connu tant de guerres, qui est actuellement aux frontières de plus d’une guerre, qui est depuis le début peut-être lui-même menacé, soit d’imploser, soit d’exploser, soit les deux à la fois. Il y a forcément des résonnances entre les guerres nôtres avec les guerres (des) autres, qui sont nôtres aussi, inévitablement. Dans L’encre de chine, je les ai « accueillis » aussi. Mais il n’était pas question de les accueillir en images, peut-être parce que j’avais commencé à voir pas mal de films Syriens, j’ai vu pas mal de vidéos sur YouTube, pas mal de gens qui ont utilisé ces images. Il n’était pas question de les accueillir, non par rejet à ce qu’ils font, je ne dialoguais pas avec ces films, mais par rapport à la représentation de la guerre, de la violence. C’est inhérent à l’humain, nous le savons, mais je ne voulais pas « philosopher », clamer que la violence est… donc j’ai fait appel à la fiction. Car ce qu’il y a d’étonnant avec la fiction, c’est qu’elle met en scène la violence. Elle met en scène la violence, elle sait que la violence la dépasse totalement mais qu’elle a ce pouvoir de la mettre en scène.
– Ça c’est la scène avec Pierre Clémenti ?
– Oui voilà c’est le film de Pasolini, Porcherie. En plus c’est une violence primitive.
– Dans un paysage désert.
– Et il y a cette espèce de mise en scène…
– C’est presque archétypal…
– Exactement, il y a une mise en scène de l’archétype qu’est la violence. La violence est l’archétype humain. Pas elle seule, mais quand même. Et les images de violence saturent. Comment échapper à la saturation, alors je me dis « seule la fiction ».
– Surtout que c’est un moment de violence qui est assez lent.
– Exactement
– Qui endure et qui s’essouffle…
– Qui est une lutte, elle aussi primitive.

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(posthume)
Surimpressions, et non pas fondus : longuement, le passage, « l’enchaînement » de deux plans, telle une lutte, en un combat permanent. « Une lutte à mort ». Et au bout du compte, insensiblement, c’est un troisième plan qui alors prend naissance.

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– Quand je tournais Beyrouth fantôme, j’ai un peu fait comme tout le monde. J’avais une équipe, je tournais, je pensais les lieux, l’un après l’autre, et non pas chronologiquement. C.à.d. si on a plusieurs séquences dans un lieu je tourne tout dans ce lieu avant de le quitter définitivement, comme j’ai fait d’ailleurs pour Le dernier homme aussi. Mais je ne fais plus ça. Pour La Vallée, et c’est vrai qu’on avait peu de lieux, tout le monde me disait que tourner chronologiquement allait nous faire perdre un précieux temps. Je savais bien ce qu’ils entendaient par précieux ! Je ne tourne plus que chronologiquement, et qu’importe s’il faut revenir plusieurs fois à la cuisine, dans la chambre… J’ai besoin de « créer » le film pendant que je le fais. J’ai besoin d’avoir en tout cas cette illusion que je suis en train de le réécrire encore et encore, que je suis en train de re-regarder, de réécouter…
– Là on revient aussi à ton geste d’écrivain : tu ratures, tu réécris la même phrase.
– Exactement, j’ai commencé à faire ça avec La Montagne cette chronologie, précisément puisqu’il écrit.
– On le sent avec le dispositif aussi.
– Le dispositif aidait mais en même temps il était question de commencer chez moi. Le film commence chez moi, précisément dans cet appartement que j’ai dû quitter. Cet appartement il a eu plus d’une présence filmique parce que même mon ami Tarek Teguia l’a filmé dans Révolution Zendj. Puis il y a la route, l’aéroport et la route à nouveau. J’ai donc tout tourné chronologiquement. J’y tenais. Et pas seulement pour mettre l’acteur dans le bain. Ça aide les acteurs certes mais c’est surtout parce que tu te retrouves de cette manière-là tout le temps dans l’instant, et l’instant qui suit puis l’instant d’après…
– Il y a quelque chose de simple…
– En tout cas de sain.
– Oui.
– Simple mais sain pour sûr, et puis même si après au montage tu bouleverses tout, ce n’est pas important parce que tu es encore et encore dans une écriture pour ne pas dire réécriture. J’étais dans Beyrouth Fantôme dans un dispositif de faire/de construire/de réaliser un film, de manière plutôt conventionnelle, qui n’est pas une tare bien entendu, des films immenses ont été tournés comme ça, mais immense ! Au fur et à mesure, j’ai découvert comment il me fallait procéder, ce qui me convenait. Ça s’est précisé encore plus avec mes essais et autres projets plus « expérimentaux ».
– Oui les vidéos.
– C’est devenu une extension de moi et moi une extension de la chose. Je ne voulais pas écrire un scénario, un dossier, puis attendre deux ou trois ans pour tourner. Surtout pas pour mes vidéos, mes essais, comme j’aime les appeler. Et cela m’a apporté une autre manière de faire. Chaque projet m’ouvre un champ différent, du coup une manière différente de faire. Et du coup, ça a affecté mon travail sur les longs métrages. Depuis Le dernier homme.

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« David Sylvester – Pourquoi voulez-vous éviter de raconter une histoire ?
Francis Bacon – Je ne veux pas éviter de raconter une histoire, mais je tiens énormément à faire ce dont parlait Valéry : donner la sensation sans que pèse l’ennui de sa transmission. Et dès l’instant qu’une histoire fait son entrée, l’ennui vous vient.
DS – Pensez-vous que ça arrive nécessairement ou que vous n’avez pas encore pu vous en tirer ?
FB – Je pense que je n’ai pas pu m’en tirer. Je ne vois pas qui aujourd’hui l’a pu 5 . »

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« Au cœur même du cinématographe, nous découvrons un stigmate d’une signification beaucoup moins douteuse : l’indifférence de cet instrument à l’égard des apparences qui persistent, qui se maintiennent identiques à l’égard à d’elles-mêmes, et son intérêt sélectif pour tous les aspects mobiles, cette prédilection allant jusqu’à magnifier le mouvement là où il existait à peine, jusqu’à le susciter là d’où on le jugeait absent. Or, les éléments fixes de l’univers (ou qui paraissent tels) sont ceux qui conditionnent le mythe divin, tandis que les éléments instables, qui se meuvent plus rapidement dans leur devenir et qui menacent ainsi le repos, l’équilibre et l’ordre relatifs des précédents, sont ceux que symbolise le mythe démoniaque. Sinon aveugle, du moins neutre devant les caractères permanents des choses, mais extrêmement encline à mettre en valeur tout changement, toute évolution, la fonction cinématographique se montre donc éminemment favorable à l’œuvre novatrice du démon. En même temps qu’il esquissait sa toute première différenciation esthétique parmi les spectacles de la nature, le cinématographe choisissait entre Dieu et le Diable, et prenait parti pour ce dernier. Puisque s’avérait photogénique ce qui bouge, ce qui mue, ce qui vient pour remplacer ce qui va avoir été, la photogénie, en qualité de règle fondamentale, vouait d’office le nouvel art au service des forces de transgression et de révolte 6 . »

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– Les gens considèrent Beyrouth fantôme, Terra incognita, Le dernier homme, comme un triptyque, mais je n’ai jamais conçu ça comme tel.
– Ah ? Tu ne les considère pas comme un triptyque ?
– Non, mais je peux comprendre pourquoi, d’autant plus que je me souviens, quand on mixait Le dernier homme, m’être dit : est-ce que je vais pouvoir encore tourner à Beyrouth après ça ?
– Et La Montagne en est la preuve… mais non, tu as fait 1958 avant…
– Non mais 1958 ce n’est pas vraiment Beyrouth, j’ai certes tourné à Beyrouth aussi, mais ce n’étais pas le « corps » Beyrouth.
– Ouais et après tu es allé à La Montagne.
– Oui et je vais revenir à Beyrouth pour un film qui va quand même s’appeler « la dernière ville » ! (rires)
– Parce que c’est très intéressant, ce mouvement au début, qui va vraiment du passé de la ville dans Beyrouth fantôme. Parce que est-ce que je me trompe à dire que c’est le seul film qui ne se déroule pas au même moment qu’il est tourné ?
– Lequel ?
Beyrouth fantôme.
– Tu as raison, j’ai même « réinventé » les années 80. Sinon je n’ai plus jamais fait ça.
– Dans ce film tu es dans un passé de Beyrouth, dans Terra incognita tu es dans la présence même de la ville, dans le sens… comment on dit… en anglais on dit conjuring, you conjure a spirit.
– Oui tu conjures…
– Tu conjures au présent, et Terra incognita conjure Beyrouth de cette manière-là. Et puis tu as cette mort et cette après mort, comme le dirais Jalal Toufic, un dying before dying dans Le Dernier Homme. Et ensuite on sort de la ville. Et avec L’encre de chine, tu sors du continent.
– Oui j’ai voyagé (rires)
– Tu es en Europe, au Sénégal et au Liban dans ce film. Tu es dans d’autres textures visuelles. La vitesse du train par exemple, chose qui n’était pas du tout présente dans tes films avant L’encre de chine. C’est la vitesse de la voiture tes films, ce n’est pas celle du train.
– Mais c’est intéressant ce que tu dis par rapport à Beyrouth fantôme. Parce que tu sais ce scénario, celui de Beyrouth fantôme, a été écrit au cours des années 80. 1986/1987/1988 je ne me rappelles plus. J’avais eu l’avance sur recette du CNC Français. À l’époque le problème de parler en Français (majoritairement) ou non n’existait pas. Mais à ce moment-là la situation à Beyrouth était intenable. Des étrangers étaient kidnappés et en 1987/1988, c’est le moment où Aoun part dans son délire de libération 7 … Je n’ai donc pas tourné ce film. Je l’ai mis de côté. Puis il ressort. Évidemment je le réécris, je ne le ressors pas d’un tiroir tel quel. Je me rends compte en le réécrivant qu’il y a une matière qui me manque. Sauf que quand je l’avais écrit, j’étais en phase avec le temps. C’est donc très intéressant ce que tu me dis.
– Exactement, il y a eu un déphasage.
– Voilà ! Au moment où je tourne, pardon où je m’apprête à tourner Beyrouth fantôme, je me rends compte que c’est passé. Cela dit, quand je filme, je filme toujours l’instant, peu m’importe si c’était il y a 40 mille ans ou dans 50 mille ans. C’est l’instant filmé qui m’importe. Mais bon, pour ce film, il fallait que je choisisse des acteurs qui ont vécu cette guerre. Je m’étais dit que cela ne pouvait que donner un plus au film. A l’époque, j’avais filmé pas mal de gens à Beyrouth en Hi-8. Je cherchais à savoir comment ils avaient vécu ce temps de guerre. Mais très vite ça m’a moins intéressé, et je n’avais plus qu’une seule question : Qu’est-ce que vous faisiez le 13 avril 1975 8  ? Et comme beaucoup d’entre eux avaient oublié, l’oubli devenait la question. J’ai accumulé plein de vidéos Hi-8 comme ça, dans l’intention d’en faire un documentaire. Plus je regardais, plus je saisissais que ça devait faire partie de mon film. Non pas le Qu’est-ce que vous faisiez le 13 avril 1975 ?, mais ces gens-là. Le présent. Certes, dès que tu filmes et que tu enregistres, il n’y a plus de présent… mais une fois projeté, c’est une toute autre affaire, la temporalité du film s’impose – telle est l’ambition du moins ! – c’est à dire l’instant, chaque instant qui se joue à l’écran.
– En fait, ces instants percent la fiction qui est déphasée.
– C’est exactement ça ! Je me suis rendu compte qu’en déphasant la fiction, la question du réel se posait encore plus.
– Si on veut placer un début clair à ton geste filmique, je ne veux pas nier ce qui était avant ce long métrage, mais il y a quand même eu une genèse de quelque chose avec Beyrouth fantôme
– Peut-être, oui. Disons qu’avec Beyrouth fantôme j’ai pris conscience de ce que je cherchais.
– C’est alors vraiment placer l’origine dans un déphasage. C’est commencer avec un déphasage.
– Mais ça tu n’en es pas conscient au moment-même, fort heureusement.
– Bien sûr.

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« Correspondence, as I see it, is a radical refusal of instantaneity and synchronicity. It reintroduces again the concept of delay, or knowing in delay, through a form of a letter.

In correspondence, the question of ‘knowing’ and ‘arriving’ collapses into a duality; as if, for a moment, to ‘know’ what is there from a distant is also to ‘arrive’ there prematurely. Is knowing also a form of colonization? Correspondence, as I understand it, is a means to ‘arrive’ as well as to ‘know’ a place outside of oneself. To correspond is to arrive in a place knowing that one is always already too late. In correspondence, we are always late 9 . »]http://www.camira.org/correspondence-1-on-the-epistemology-of-arrival/ ]]. »[/url]

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Hiver 2012.
En exergue du scénario de La Vallée apparaît la phrase suivante :
« Les choses n’ont pas de signification, elles ont une existence. »
Première rencontre avec Fernando.
Quelques semaines après, j’écris dans un mail :
Pessoa à l’air d’être un de ses auteurs qui ne te quitteras pas du moment que tu accroches. Et je crois être déjà (si tôt) une prisonnière de cet univers infini, un fantôme errant au coin de la rue des Douradores…

Réponse :
Comme tu le dis justement, il y a des auteurs qui ne vous quittent plus.
J’ai découvert Pessoa il y a longtemps maintenant. Précieux compagnon de toujours désormais.
La littérature, comme toute forme d’art, est l’aveu que la vie ne suffit pas, avait-il écrit.

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« Une naissance sans géniteurs. Imaginez un monstre qui dévore ce dont il est issu. Ou encore un processus, dans lequel les uns mourant ignorent à qui ils donnent naissance, les autres, en naissant, ignorent qui ils tuent 10 . »

Ce commencement qui est pli et ce point d’origine, déphasé en soi, et qui irradie.

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Le taureau fantôme de Bacon. Étude. Esquisse.

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– La guerre a commencé en 1975. J’avais 17 ans. Et déjà la guerre en soi, elle dérive nettement le cours d’une vie. Sa poursuite dans le temps, avec toutes formes de dérives, si ça n’affecte pas… et ce n’est pas délibéré, mais si ça ne vient pas affecter ton rapport à une structure narrative… Parce que quand tu fais un film, c’est ordonné, même si c’est un désordre, c’est ordonné. Il y a des plans les uns après les autres, tu structures. Tu essayes de structurer un monde qui n’est pas si structuré que ça. Lors de Beyrouth fantôme, je me rappelle, j’en étais très conscient, même en écrivant le scénario, qu’au moment où cet homme et cette femme allaient se retrouver – d’ailleurs beaucoup de gens ont considéré que c’était des amants et c’est vrai que j’ai joué avec l’ambiguïté –, au moment où ces deux allaient se rencontrer, ce frère et cette sœur, j’ai voulu qu’il y ait cette explosion à l’extérieur. Jusqu’à ce moment-là, le film travaillait sur un suspense, un qu’est-ce qui se passe qui ressemble presque à un film de genre. À partir de là, de cette rencontre, de cette explosion, j’ai essayé de faire imploser la notion du temps, cette notion que la guerre, les différents temps de guerre avaient largement fait exploser et imploser ! J’ai essayé de donner corps à ça, encore plus au montage. La structure du film c’est un peu son corps, et le corps Beyrouth était, l’est toujours, profondément affecté. Je ne pouvais concevoir un film sans tenir compte de cela. Ça aurait été comme si rien n’était venu violemment dévier le récit, que ce n’était qu’un incident (comme on aimait dire au Liban).
– Tu utilises le mot affecté… Il y a un autre mot que j’aime bien utiliser dans ce contexte, c’est contaminé. Être contaminé par… avec la nuance pathologique, maladive…
– J’ai vu une fois un film scientifique au département de médecine de l’Université américaine de Beyrouth, le fruit d’un travail de recherche sur les cellules cancérigènes. Ils avaient filmé des mois et des mois durant le travail de cellules cancérigènes. C’est quasiment l’avancée d’une armée, ravageant tout sur son passage. On avait tout le temps de voir cette armée au travail, tu vois que c’est organisé et à la fois très désorganisé. Le film faisait trois heures, on en revient à la phrase de Flaubert. Tu y penses après coup bien entendu. Celui qui fait ce film est tout aussi affecté, contaminé, que ce qu’il filme. Nous nous sommes contaminés les uns, les autres.

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– Dans ce sens j’avais une question, qu’est-ce que c’est pour toi une citation ? De citer ? Que ça soit une citation écrite, dans un film ou orale ? Et je sais que pour toi lorsque tu écris ou que tu fais un film, ça se superpose à ce niveau-là. Tu montes tes textes comme tu montes un film.
– Alors c’est moins cher de monter un texte. Beaucoup moins cher.
– C’est quoi donc citer pour toi ?
– Écoute, évidemment certaines personnes le font, Jean-Luc Godard et Guy Debord. Mais il ne cite pas à mon humble avis. Je reviens à ton mot : contaminer. Ce sont des textes, des fragments, des mots qui ont affecté, contaminé nos vies, notre rapport au monde. Donc ce n’est pas qu’ils m’appartiennent, rien n’appartient à personne, ce n’est pas la question. Simplement, d’autres ont dit, exprimé infiniment mieux les chose que moi. Mais une fois que c’est dans un film, cela vient résonner avec tout le reste, cela prend une autre résonnance précisément. Les choses résonnent ou ne résonnent pas. Il y a une phrase dans L’encre de chine, dans ce film où justement n’arrive pas à résonner le monde : seuls les poètes ? Là j’ouvre un dialogue improbable avec Novalis, Hölderlin, qui pensaient que les poètes pouvaient sauver le monde, qu’ils en portent le fardeau pour le moins. Je ne peux y croire. Je ne peux croire à une telle mission, que quiconque va sauver le monde de lui-même, mais en même temps, cette foi, cet idéalisme m’émeut. Ce geste fou m’émeut. Et ces deux poètes l’ont payé de leur vie.
– C’est l’excès…
– Cet excès, oui, cette dérive, parce que c’est une dérive…
– Qui déborde…
– Oui, elle ne peut que déborder. Et donc la citation, elle advient, s’impose, me débordant. Quand je mets une phrase de Leopoldo Maria Panero dans L’encre de chine : Je ne suis pas celui que je suis, je ne sais plus ce que j’ai mis exactement à l’écran… je ne fais pas une citation de Panero. Panero me dit ce qu’il faut que je dise. Pour moi un film est une sorte réceptacle du monde…

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Suonare est le mot utilisé en italien pour dire jouer, très spécifiquement, un instrument de musique. Le verbe suonare, ici dans sa forme infinitive, indique qu’il s’agit de faire sonner l’instrument pour le jouer. Pour que la musique advienne, et non seulement un son, il faut que l’instrument résonne.
Faire sonner un film comme il ferait sonner un piano ! Boîte à résonnances…

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Le 1er Décembre 2015, @ghassansalhab :

Le 1er Décembre 2015, @nouayda écrit un commentaire :
Fissure dans l’image ! Le fond de l’image est entrevu !

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Sans fond est cette surface.

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« […] peut-être parce que la mission de l’écrivain est de creuser un espace au cœur du réel dans lequel il travaille, rendant donc le réel étranger à lui-même. Et c’est dans cet intervalle, dans cet espace très exactement que l’écriture a lieu 11 . »

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Ce que n’arrive pas à dire un film plutôt que ce qu’il dit. Ce qui n’arrive pas, qui ne peut arriver. Wittgenstein, dans une lettre datant de 1919 : « Je voulais donc écrire ceci, mon œuvre est formée de deux parties : de celle qui se trouve ici (dans le Tractatus logico-philosophicus) et, en plus, de tout ce que je « n’ai pas » écrit. Et c’est précisément la seconde la plus importante. » La seconde n’existerait cependant pas sans la première. Il faut avoir écrit, filmé, enregistré, afin que ce qui n’ait pas écrit, filmé, enregistré, soit, « prenne corps ». Ce « n’ai pas » est inscrit dans l’acte même.

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« Dans la cuisine, le plus beau c’est le Perdu qui y règne sans cesse. Le destin qui hante la proie qui a été mangé constitue son ombre.
On la sent partout.
On est entouré de son parfum de mort, ou du parfum de sa mise à mort, au-delà de son déchet d’arête ou de carcasse 12 . »

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– Il ne s’agit pas de faire du cinéma en écrivant ou d’écrire en faisant des films, c’est un tout, il n’y a pas de séparation. Voilà je ne me pose pas la question, c’est-à-dire si je fais un essai, ou un travail beaucoup plus expérimental ou si je fais un diptyque ou un triptyque, si j’utilise des dispositifs qui mettent en relation plusieurs écrans, c’est parce que ça poursuit des réflexions ou des obsessions. Actuellement j’ai une obsession avec les diptyques et les triptyques. Et qu’est-ce qu’on fait de nos obsessions ? Je ne suis pas sûr qu’un film se doit obligatoirement de les recevoir. Tous je veux dire. Il y a des gens qui me disent que dans (posthume), parce que tout le monde n’a pas encore vu L’encre de chine, j’agis plus librement que dans La Vallée. Ou que dans La Vallée je me laisse aller plus au lyrisme que dans les autres films. Mais il n’y a là que le simple paradoxe propre à tout un chacun, ou plus simplement, les différentes facettes. Tout n’y est pas à chaque fois, et fort heureusement, ce serait épuisant. Tout ce que tu fais, pour reprendre ce mot, qui est effectivement le mot clé, contamine tout. Ce que j’écris va affecter un autre texte, un film… Ce sont des récurrences, des obsessions.
– Et puis dans plusieurs de tes travaux on retrouve des répétitions, que ça soit même des fois un plan qui se répète, qui se reprend.
– C’est des variations.
– On a l’impression que ce sont des éléments qui se baladent, d’un travail à un autre, comme si les ponts existent entre… qu’il y a chemin entre
– Ça se construit de manière toujours très étrange. Dans La Vallée, il y a une séquence où ils sont tous dans la cuisine. J’ai toujours considéré la cuisine dans ce film comme le point central. Cette séquence elle se termine par Yumna qui se lève pour mettre de la musique hors champ et elle se met à danser. Je ne sais pas si tu te souviens de la construction de la séquence. En fait c’est une séquence qui été construite en deux temps. J’avais tourné une première fois et je n’avais pas aimé ce que j’ai tourné. C’est l’une des rares fois où j’ai « retourné » une séquence. Entre temps j’ai quand même gardé les images déjà tournées. Je voulais filmer la suite de la danse de l’extérieur, j’avais aussi filmé la danse de l’intérieur d’un coin de la cuisine. À un moment donné pendant que tout le monde prenait une pause, je regarde la cuisine vide et je filme. Quand je retourne la séquence, je retourne la danse sous un autre angle et Bassem Fayad, le chef opérateur, me dit : ‘tu sais que tu ne peux pas mettre les deux plans, c’est l’un ou l’autre’. Je lui dis qu’on verra plus tard. Au montage, on regarde les images et Michèle Tyan, la monteuse, me demande lequel choisir. Je regarde ce plan et je regarde l’autre. Elle me regarde regarder puis dit : ‘Ok, j’ai compris’. C’est là que naît la surimpression dans cette scène, elle est née du fait que j’ai dû retourner une séquence parce qu’elle ne me plaisait pas. Elle n’est pas née par hasard, comme tu le dis justement, parce que traîne en moi depuis longtemps cette récurrence de la surimpression qui n’a rien avoir avec le fondu – il ne s’agit pas de passer d’un plan à l’autre. Ma surimpression la plus légère, je trouve.
– Surtout que généralement tes surimpressions sont assez denses. Au niveau de la texture surtout. Et là dans cette séquence, il y a surimpression de deux angles d’une même scène, tournés à des moments différents. En fait, c’est une matérialisation d’un déphasage, il y a un déphasage temporel entre les deux moments et un déphasage spatial d’une caméra qui va changer de position, d’angle.
– Je donne cet exemple parce que traîne en chacun d’entre nous ce qu’on peut communément appeler des réflexes. Et comme depuis longtemps on nous embête avec le fait qu’on ne peut pas casser l’axe… bien évidemment il ne s’agissait pas de casser l’axe ou pas, il s’agit de constater que l’axe est cassé de toute façon… depuis longtemps, mais sans le dire, parce que sinon ça n’a aucun intérêt. Parce que cette surimpression là, à ce moment du film n’a rien avoir avec celle de Carlos Chahine attaché à une chaise et sur lequel vient s’inscrire en surimpression le ciel, la nuit avec une quasi pleine lune. Cette surimpression n’a absolument rien à faire avec l’autre et pourtant quelque part, c’est toujours cette récurrence : un plan n’est jamais celui qu’on croit/voit.

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Notes

  1. Fragments du livre de naufrage est un recueil d’aphorismes écrit par Ghassan Salhab et publié en 2012 chez Amers éditions en version bilingue français et arabe (traduction arabe de Leila El Khatib Touma).
  2. Conversation entre Lucian Freud et Michael Auping. 2012. Lucian Freud Portraits. London : National Gallery Publications. p. 208.
  3. – Je pense que dans la première semaine du Le dernier homme j’étais presque témoin, mais témoin dans le sens impossible, témoin même de mon film. Sauf qu’évidemment, j’étais un témoin qui dirigeait donc c’était un peu bizarre, en général un témoin ne dirige rien (rires) !
  4. Blanchot, Maurice. 1962. L’attente l’oubli. Coll. l’Imaginaire. Paris : Gallimard. p. 100.
  5. Sylvester, David. 2013 [1975, 1980, 1987]. Entretiens avec Francis Bacon. Paris : Flammarion. p. 80.
  6. Epstein, Jean. 2014. Écrits complets. Volume V. 1945-1951. Paris : Independencia. p. 112.
  7. Michel Aoun est actuellement le président de la République Libanaise. Commandant de l’armée durant les années 80, il est nommé premier ministre en intérimaire en 1988 par Amin Gemayel à la fin de son mandat présidentiel. Sous son control, l’armée Libanaise est conduite dans plusieurs combats internes résultant en son expulsion du Palais Présidentiel en octobre 1990 et son exil. Il est retourné au Liban en Mai 2005 et élu président de la République en Octobre 2016.
  8. Cette date est clé parce qu’elle est considérée comme étant le jour durant lequel la guerre civile a débuté au Liban. En effet, le 13 Avril 1975 des membres des phalanges chrétiennes ont mitraillé un bus de voyageurs palestiniens passant par le quartier de Aïn el-Remmaneh provoquant la mort de 26 personnes et déclenchant les conflits qui dureront jusqu’en 1990.
  9. Menzibal, Andrien. 2017. « Correspondence N.1: On the Epistemology of Arrival, Lav Diaz, Argentina x Brazil ». En ligne. Camira. [url=http://www.camira.org/correspondence-1-on-the-epistemology-of-arrival/
  10. Pelechian, Artavazd. 1992. « Le montage à contrepoint, ou la théorie de la distance ». Trafic, n°2 (printemps), p102.
  11. Al-Wardany, Haytham. 2017. « La place de l’écrivain… Ou l’importance que l’auteur soit mort. ». Roumman. [url=https://rommanmag.com/view/posts/postDetails?id=4494]https://rommanmag.com/view/posts/postDetails?id=4494[/url] . Notre traduction depuis l’arabe.
  12. Quignard, Pascal. 2002. Les Ombres Errantes. Paris : Grasset p. 46-47.