Downton Abbey
La série anglaise Downton Abbey, qui en est à sa troisième saison cette année, est incontestablement le succès de l’heure à l’échelle internationale : diffusée dans plus de 100 pays, récipiendaire de très nombreux prix, la série historique anglaise semble faire une rare unanimité et créer des adeptes dans toutes les catégories de téléspectateurs, critiques spécialisés comme téléphages ordinaires. Le cas est certes intéressant pour ce qu’il révèle de goûts largement partagés, mais peut-être plus encore pour ce qu’il nous dit sur la nature des consensus en matière de télévision, et d’un modèle désormais établi de contamination de la télévision par le cinéma. Car en matière de cinéphilie – ici de téléphilie – il ne suffit jamais de dire l’objet de son amour ; il faut de surcroit être en mesure de le situer, de le légitimer, d’en rationnaliser la source, et de combattre par avance sur le terrain miné de la subjectivé les mécréants qui voudraient en contester la légitimité. Autrement dit, l’amoureux est toujours un peu le prosélyte de son sentiment, et les échos de son chant nous parlent plus clairement de sa position dans le champ – au sens de Bourdieu – que de l’objet lui-même.
Qu’est-ce qui plaît tant dans Downton Abbey, peut-on se demander ? Voilà une émission qui offre au spectateur « difficile » moult motifs pour se réjouir, à commencer –c’est le commentaire le plus souvent évoqué – par le jeu des acteurs. Alors que la télévision propose généralement un jeu plutôt naturaliste, peu maniéré, adapté à la caméra, les acteurs de Downton Abbey jouent la plupart du temps comme s’ils étaient sur la scène du Royal Theater de Londres (si une telle chose existe…), déclamant avec solennité et articulant chaque syllabe avec déférence. Et puis les personnages sont anglais, comme la série, et aristocrates pour un bon nombre, ce qui crée d’emblée un contexte on ne peut plus favorable – si on la regarde en version originale, bien entendu – à l’exploitation judicieuse de l’accent le plus suave, un signe sûr de théâtralité et de raffinement. Impossible face aux intrigues « succulentes » et aux drames si « british » (mais qui donc servira le vin en l’absence du 2ième majordome » ?) de ne pas sentir qu’on est là face à un univers qui non seulement existait bien avant la télé, mais n’a finalement plus grand chose à voir avec lui. Disons-le autrement : DA offre une matière qui fait tout pour marquer ostensiblement ses distances par rapport au monde « ordinaire » de la télévision, mais elle le fait tout en succombant à son travers le plus usuel et le plus populaire : l’esprit du mélodrame. Jane Fueur, qui éditait en 1984 un livre sur la « quality television » 1 , le faisait déjà remarquer : « quality drama merges sop opera with an established genre ». Et on réalisera la justesse du commentaire en pensant à la part mélodramatique d’émissions de qualité telles Six feet Under, West Wing ou même The Sopranos.
Il me semble également que DA, en plaçant comme elle le fait au centre de son univers narratif la chute de l’aristocratie, se trouve à jeter un regard oblique mais appuyé sur les transformations somme toute récentes des conditions politiques générales. Elle insiste abondamment en outre sur les ambitions sociales des serviteurs et propose des intrigues qui, très souvent, mêlent les deux « mondes », présentant des aristocrates épris de leurs femmes de chambre et des filles de bonne naissance prêtes à fuir en Amérique avec leur roturier bien-aimé. On est loin ici d’une illustration patentée de la lutte des classes (l’action est pourtant contemporaine de la révolution bolchévique), mais l’effritement du système de castes propre à l’Angleterre victorienne et la montée en force d’un certain égalitarisme forment un motif important dans le tableau d’ensemble que peint la série de cette période. C’est d’ailleurs le point commun entre bien des séries et des films anglais qui se tournent vers l’histoire européenne récente. Comme le faisait Titanic (dont le naufrage est évoqué à plusieurs reprises dans l’émission), comme Maîtres et Valets (à laquelle elle souvent comparée), comme Gosford Park (le film et la série ont le même scénariste), et bien d’autres, DA feint de proposer un monde archaïque et dépassé mais présente en réalité une version de l’époque passée à la moulinette des valeurs contemporaines. Ainsi le téléspectateur est à la fois rassuré (« ah ! il y a avait aussi des gais à cette époque ! ») et confondus (« comme ils devaient être difficile d’aimer dans ces conditions ! »), pas tant parce qu’on le confronte à une réalité différente de la sienne, mais très exactement parce qu’on lui sert sa réalité –une homosexualité normalisée et largement acceptée, des relations entre des gens de classes sociales différentes – dans un contexte où elle celle-ci se trouve contrainte. C’est là très précisément l’esprit du mélodrame, qui trouve dans les formes révolues du passé les échos d’une sensibilité toute contemporaine.
Il ne fut donc pas se leurrer: comme toute les séries historiques – la même chose est vraie de la science-fiction, qui projette dans l’avenir des angoisses toujours très actuelles – DA nous parle avant tout du présent, des conditions qui prévalent aujourd’hui, et la revanche de « l’homme du commun » sur les élites est certainement une autre raison qui explique la popularité de la série. Car ce qui est mis en scène dans cette lutte des classes un peu bidon, c’est bien entendu le triomphe tout à fait réconfortant d’un ordre où toute chose est égale, et l’individu parfaitement souverain face à une normativité sociale contraignante. C’est là un petit paradoxe intéressant que les valeurs de la série, notamment celle d’un égalitarisme à tout crin servi à la sauce mélo, sont aussi celle de la télévision la plus populiste, alors même que tout un chacun semble apprécier DA pour tout ce qui l’en distingue…
Notes
- Jane Fueur, «HBO and the concept of quality TV » in Quality TV : contemporary American television and beyond, Janet McCabe (Janet Elizabeth); Kim Akass, London: I.B. Tauris, 2007. p. 157. ↩