Chronique télévision

DE RBO À TLMEP : UN TRAJET « EXEMPLAIRE »

Le coffret-anniversaire de RBO sorti à l’occasion des 30 ans de la fondation du groupe permet de bien mesurer tout ce qui sépare la télévision des années 1980 de la télé contemporaine, mais plus significativement encore, il nous donne l’occasion de mettre en relief le trajet exemplaire des membres du groupe, et en particulier celui de Guy A. Lepage dont le statut de « roi des ondes » aujourd’hui semble être une forme de consécration. La première mouture du coffret – sorti en 2004 à peu près sous cette forme – s’étant vendue à plus de 200 000 exemplaires et la notoriété du groupe ayant continué à croître grâce aux Bye-Bye de 2006 et 2007, on peut difficilement parler de « redécouverte » ; pourtant, à revoir les capsules humoristiques de l’ère TQS, notamment, on a l’impression d’être catapulté sur une autre planète, un lieu et un temps en tout cas où on se badrait assez peu des « détails », qu’ils soient d’ordre technique ou qu’ils aient à voir avec le service du contentieux… En fait, l’amateurisme des sketchs n’a d’égal que leur détermination souvent féroce à tirer à boulets rouges sur toutes les « incarnations » du pouvoir, qu’il soit politique, économique ou culturel, un contraste assez spectaculaire avec l’état des choses aujourd’hui et notamment avec cette grande célébration du pouvoir de l’image que constitue Tout le monde en parle.

Guy A. Lepage dans un sketch de RBO

La célèbre sortie de Claude Jasmin contre le groupe 1 est significative à cet égard d’un clivage générationnel qui touchait à l’époque d’une part la nature des sujets dont on peut traiter à la télévision – c’est en outre l’aspect scatologique de l’humour RBO que visait l’écrivain – mais aussi bien les cadres de l’expérience qui permettent de rendre compte de ces sujets. Pour les (très) jeunes membres du groupe, baignés par une culture avant tout médiatique, bercés depuis leur naissance par la pub et les téléromans, il était normal de recourir à des « formes secondes » pour rendre compte de leur vision des choses, ce qu’un « littéraire » formé aux beaux-Arts comme Jasmin arrivait difficilement à saisir. Le rendu particulier de cet humour est en quelque sorte une des premières manifestations à la télévision québécoise d’une postmodernité « assumée », ce que le triomphe du second degré caractéristique d’émissions comme Les bleus poudre, La p’tite vie ou encore Le cœur a ses raisons viendra ensuite confirmer.

Leurs parodies « d’Ultramarde », de « Siligaz » (avec une Suzanne Langlois en pleine séance de « flatulences ») ou du papier hygiénique « Motonelle », jugées « régressives » pas Jasmin, constituaient en fait une réponse à l’hypocrisie du discours publicitaire sur un mode « potache », c’est-à-dire en retournant contre lui sa propre logique et en exposant ses stratégies d’esquive et de faux-fuyant. On a ainsi beaucoup parlé depuis de l’audace démontrée par le groupe de s’attaquer de la sorte aux commanditaires du réseau : mais c’est l’ensemble de l’institution télévisuelle de l’époque et ses produits (téléroman, jeux, émissions sportives, talk-show, etc) qui étaient passés au crible par RBO, et tout particulièrement son star system. Cet humour avait également une importante dimension politique – bien au-delà de l’habituelle caricature de politiciens à laquelle les émissions d’humour nous ont habitués depuis. Il faut reconnaître par ailleurs que cette posture distanciée du groupe par rapport au reste de la production télévisuelle et de ses vedettes ne pouvait vraisemblablement être occupée que par des outsiders – ce qu’autorisait la diffusion de l’émission sur la toute jeune chaîne TQS – et seuls leur succès et leur notoriété ont permis qu’il migre ensuite vers TVA et ultimement vers la SRC.

Sylvie Léonard et Guy A. Lepage dans Un gars, une fille

Pour Guy A. Lepage, cette extériorité s’est toutefois transformée radicalement avec Un Gars, une fille ; le succès ne passe plus dans cette sitcom par la charge parodique et critique mais relève de son alignement sur les poncifs du couple et de la vie matrimoniale à une époque où les humoristes font leurs choux gras avec ce type de discours un peu partout sur les scènes du Québec. La très grande popularité de l’émission dépend par ailleurs de sa forme originale et éminemment malléable – de brèves saynètes humoristiques liées entre elles plus par les personnages que par une histoire, ce qui annonce en quelque sorte la forme des Web séries –permettant des jeux de programmation variés qui lui assureront une belle carrière internationale. Le père de madame Brossard, de Brossard, se retrouve ainsi à piloter une des premières opérations internationales de la télévision québécoise, et inaugure avec force l’entrée de la production locale dans l’ère de la mondialisation et de la circulation des contenus.

Tout le monde en parle représente la dernière étape en date de ce trajet exemplaire, le « triomphe » personnel de Guy A. Lepage et constitue aussi bien l’illustration d’une certaine « évolution » de la télévision depuis un quart de siècle. Désormais à la tête d’une émission qui est un format acheté aux Français sur le marché des programmes, Lepage accueille sur le plateau de son talk-show ceux-là mêmes qui étaient la cible de son groupe il y a 25 ans : agents de tous les pouvoirs – politique, culturel, économique –, acteurs de l’actualité en manque de relations publiques et, plus régulièrement encore, membres du star system local et international. La boucle est ainsi bouclée : sa position à l’extérieur du cercle des puissants autorisait RBO à tirer sur tout ce qui bouge ; maintenant que ses figures de proue – nommément Lepage, et à moindre titre Ducharme – se retrouvent en plein centre, le critique s’est transformé en portier et travaille à façonner l’image du « Québec nouveau », élisant au passage ses plus dignes représentants.

Guy A. Lepage à Tout le monde en parle

Notes

  1. Lui-même artisan de la première heure à TQS, on se souviendra que Claude Jasmin avait envoyé une lettre à différents journaux, dans laquelle il affirmait en outre que «ces farceurs, psychosés précoces, mettent en danger la liberté d’expression; le grotesque démagogique, poussé ainsi à la limite, devient intolérable (…) ».