Daybreak and White Eye
En 1957, deux ans après Reflections on Black , Brakhage réalise Daybreak et White Eye , deux films qui doivent être vu ensemble parce qu’ils traitent chacun d’une approche visuelle complémentaire: Daybreak puise dans les possibilités du montage; White Eye se concentre sur le mouvement de la caméra.
Daybreak s’exprime à travers le montage. La majorité des plans sont des gros plans instables de courte durée qui se limitent à “scanner” des espaces restreints. Au début, le spectateur est plongé dans l’intimité du personnage à son réveil, entre draps, cheveux, et visage; puis, tout près d’elle, pendant qu’elle s’habille, se maquille et se peigne. Ensuite, quand elle sort dans la rue, le style du montage transmet un sentiment différent. Le trajet que fait la jeune femme jusqu’au fleuve est rendu par des plans proches ou très proches de son visage, pris de tous les angles, brisant les cohérences spatiale et temporelle, brisant l’axe. Le tout acquiert un aspect assez dramatique et disloqué précisément grâce à la déconstruction spatio-temporelle et au rythme. La jeune fille a l’air confuse et précipitée parce que le montage l’est. Le montage change à nouveau lorsqu’elle arrive au bord du fleuve. La précipitation du trajet aboutit à cette vision du fleuve, à un certain calme, tandis que la séquence dans la chambre qui ouvrait le film ne produisait ni calme ni précipitation, mais plutôt une compréhension lente et graduelle, propre au réveil. Ces changements successifs et assez radicaux mettent en évidence le rôle du montage et ses multiples possibilités.
Aussi, l’esthétique de Daybreak fait penser au cinéma vérité et à la nouvelle vague: la caméra est “hand held”, il y a beaucoup de gros plans et une absence de maquillage, les coupures sont abruptes, l’axe et autres conventions sont très souvent brisés. Ce qui est frappant c’est que le montage de Daybreak fait aussi penser à la définition que Jean Luc Godard donna au montage en décembre 1956, dans un article qu’il écrivit pour les Cahiers du cinéma. Dans cet article, Montage mon beau souci , Godard justifie l’emploi du montage lorsque “[…] d’une scène à l’autre la continuité profonde du film impose avec le changement de plan de superposer la description d’un caractère à celle de l’intrigue. […] C’est en effet faire ressortir l’âme sous l’esprit, la passion derrière la machination…”. Cependant, je doute un peu que Brakhage ait lu les Cahiers du cinéma , et l’article a été traduit et publié dans Film Culture en 1961…
L’esthétique de White Eye est tout à fait différente, presque opposée, au sens où le matériel filmé est présenté à travers des prises de vue plus longues et en constant mouvement. Les déplacements de la caméra parlent par eux-mêmes sans qu’aucune coupure n’avorte jamais leur déploiement dans l’espace ni le temps. Les coupes adviennent seulement quand chaque mouvement de caméra a épuisé son espace visuel, sans que la durée devienne une contrainte. Un regard libre et curieux se meut dans divers sens et à diverses vitesses dans un paysage couvert de neige. Ce film traite donc de la découverte de lieux par le regard; ainsi que de l’intrusion/exclusion (du cadre) d’espaces causées par le mouvement du regard. Éludant les coupures et collages méticuleux, Brakhage montre ici comment se créent et se modifient les notions hors-champ et dans le champ , ainsi que celles de distance et de proximité. Néanmoins, la présence d’un auteur ayant une vision particulière et, surtout, ayant le contrôle, est également forte dans ces deux films, mais les moyens employés sont, dans les deux cas, très différents. Le montage de Daybreak met en évidence que le film est un objet créé, planifié par un autre. Un autre qui est son auteur et qui contrôle la façon dont les images nous parviennent et nous marquent. White Eye met en évidence que ce que le film montre, dévoile dans ces mouvements, ainsi que ce qu’il cache, oublie dans son trajet, est aussi contrôlé par l’auteur. De ce fait réside probablement la raison du titre puisque l’oeil du spectateur n’appartient plus vraiment à celui-ci, s’opère alors une claire et inéluctable fusion entre son regard et celui de l’auteur. Le champ de vision du spectateur devient ce que l’artiste en fait; des visions de blanc, de neige. Le titre de Daybreak n’est sûrement pas arbitraire non plus, puisque l’instance que nous partageons avec le personnage est évidemment brisée, cassée, ce que suggère le montage. Et s’il y a quelque chose à comprendre sur ce personnage dont rien de précis ne nous est raconté, c’est à travers la construction du film que nous le comprennons. En ajout, Godard écrivait, au tout début de l’article auquel je réfère que “si mettre en scène est un regard, monter est un battement de coeur”. Lui aussi perçoit ces deux techniques comme distinctes et complémentaires, coextensives de la dualité entre la raison et le sentiment