Chronique télévision

DANS L’ŒIL DU DRAGON, LA SRC DANS LA MIRE DE QUÉBEC INC.

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Avec Les chefs et une émission sur une troupe de jeunes danseurs
qui a fait chou blanc l’an passé (Ils dansent), Dans l’œil du Dragon constitue l’un des rares efforts de la société d’État pour offrir « sa version » de la téléréalité. Il faut dire que le concept, développé au Japon puis repris avec succès en Angleterre, est à peu près la seule émission diffusée par CBC et produite localement à faire concurrence sérieusement aux produits américains dans le marché canadien anglais. La situation est comme on le sait bien différente au Québec, mais les programmateurs de la SRC ont apparemment fait le pari que les téléspectateurs francophones étaient mûrs pour apprécier cette mise en scène de l’entreprenariat tout azimut dans laquelle un panel de cinq investisseurs (les Dragons en question) « reçoit » en studio d’apprentis-es hommes et femmes d’affaires dont le « pitch » de vente déterminera s’ils recevront ou pas une aide sonnante et trébuchante de la part des « mentors ». On l’aura vite compris, nous sommes ici très loin (!?) de la « vulgarité » des Loft story et autre Occupation double, à mille lieux de la « synergie convergente », sauce Quebecor, de la Star Académie. Voilà une émission qui fait œuvre utile, renseignant nos bons concitoyens sur l’extraordinaire esprit d’entreprise qui anime les gens de la Belle Province…

Il y a beaucoup à dire de l’idéologie qui sous-tend un tel format. Bien entendu, on est en plein Québec inc et le triomphe de la logique instrumentale n’y est pas même discutable ; la valeur des projets soumis aux dragons ne s’évalue jamais en elle-même, mais toujours par rapport à sa profitabilité. Une bonne idée est une idée qui rapporte, et vite, et bien, selon des « paramètres » jamais clairement établis mais que les maîtres du jeu ont apparemment maîtrisés depuis belle lurette. On comprend rapidement en effet que les 4 millionnaires, représentants étoilés du « nouvel entreprenariat » local, ne se sont pas engagés dans une telle aventure sans que cela soit pour eux, à un titre ou à un autre, hautement avantageux. Au cœur de l’aspect « réalité » du concept se trouve l’idée que les dragons ne sont pas là simplement pour faire bonne figure mais pour investir de « vrais dollars » puisés à même leur fortune personnelle. On parle peu par contre de la visibilité incroyable que s’achètent pour eux et leur compagnie ces gens d’affaires tout à coup les plus visibles de la nation… Ce qui se fait passer pour une démarche commerciale au sens classique du terme est bien plus sûrement une affaire de marketing et de visibilité, une entreprise d’auto-promotion dont les bénéfices se pèsent en crédibilité plus qu’en retour sur l’investissement.

L’émission récolte pourtant les hommages de la critique et du public, et j’imagine qu’en effet le « packaging » en est assez habile, les dragons bien castés et leur performance efficace, le propos généralement assez original quand on le compare à bien d’autres téléréalités. Mais on peut se demander si cet enthousiasme n’exige pas au départ une adhésion, même peu consciente, même distanciée, au discours franchement néolibéral qui nourrit le concept. Faire des dragons des vedettes du petit écran qui profiteront grandement de cette visibilité inespérée, défendre la conception selon laquelle la valeur d’une idée dépend de sa commercialisation, ériger en nouvel El Dorado l’entrepreneurship comme s’il s’agissait d’un projet de société, voilà des postures qu’on peut légitimement contester ou épouser, mais qui paraissent carrément déplacées à la télévision d’état. La tradition à Radio Canada, même si le passé n’est pas garant de l’avenir, en est une de valorisation de l’espace collectif qui passe un devoir de réserve concernant l’hypercommercialisation des ondes. L’attitude adoptée jusqu’à maintenant par la SRC face à la téléréalité est plutôt rassurante – et il n’y a d’ailleurs pas lieu de démoniser cette dernière comme on le fait trop souvent – mais une émission comme Dans l’Oeil du Dragon constitue un premier mouvement dont on peut espérer qu’il n’est seulement un pied dans la porte annonçant un changement de cap trop radical.

Car l’aspect le plus désagréable de cette émission, c’est le sentiment persistant qu’on y a de se faire mener en bateau, que toute cette mise en scène apparemment « transparente » n’est en fait qu’un condensé, « monté serré », de tractations qui se jouent ailleurs, dans le bureau du producteur, entre des dragons éminemment plus fraternels qu’on le laisse croire et qui négocient entre eux les choix hebdomadaires, loin des caméras et sur la foi de dossiers pas mal plus étoffés que ce qui est présenté dans le cadre de l’émission. Investir 100 000$ sur la base d’un « pitch » de 90 secondes ? Permettez-nous de douter. La qualité extrêmement variable des présentations est le signe plus sûr de cette mascarade : s’il s’agissait vraiment de présenter au panel de dragons les entrepreneurs de demain, ces gens dont tout le « Québec est fier » (dixit l’auto-pub de l’émission), pourquoi laisser passer chaque semaine entre les mailles du filet la ribambelle de clowns qui n’ont rien à exhiber que leur crasse incompétence ? Et à ceux-là qui évaluent la valeur de leur entreprise à 100 fois le montant de leurs ventes réelles, n’y avait-il pas moyen d’annoncer un peu en avance qu’ils se préparaient une magistrale « claque sur la gueule » ? La réponse, bien entendu, c’est que tout cela est prévu et soigneusement scénarisé, qu’il s’agit surtout d’une belle occasion offerte aux dragons de montrer qu’ils « ont des dents ». Le procédé n’est pas sans rappeler, de triste mémoire, le célèbre Gong Show, dans lequel des artistes de variétés sans talent se faisait rapidement couper le sifflet, leur prestation à peine amorcée ; l’humiliation publique fait toujours un bon show