Cinémas du diable

J’habite dans une maison où les fenêtres se ferment mais pas tout à fait.

Il faut appliquer une certaine pression, à un angle précis, pour que la pluie et le vent ne pénètrent pas la chambre à coucher ou le salon.

Les pièces du cadre d’aluminium fabriqués pour s’imbriquer parfaitement devraient créer une fermeture qui sépare hermétiquement l’intérieur de l’extérieur. La fenêtre se ferme certes, elle sert donc son objectif, mais les pièces s’imbriquent comme elle peuvent, imperceptiblement tordues par l’immense pression en provenance depuis le port. Une poignée qui ne se cale pas à 90°, comme il se doit avec ces modèles, mais à 85° ou 87°.

***

Durant le mois d’août 2020, j’ai écouté en boucle Thank you Satan chanté par Léo Ferré, convaincue que cette musique et ses paroles constituaient l’hymne du moment.

Ferré adresse l’ange déchu en affirmant :

Pour les étoiles que tu sèmes
Dans le remords des assassins
Et pour ce cœur qui bat quand même
Dans la poitrine des putains
Pour les idées que tu maquilles
Dans la tête des citoyens
Pour la prise de la Bastille
Même si ça ne sert à rien

Thank you Satan

[…]

Pour le péché que tu fais naître
Au sein des plus raides vertus
Et pour l’ennui qui va paraître
Au coin des lits où tu n’es plus
Pour les ballots que tu fais paître
Dans le pré comme des moutons
Pour ton honneur à ne paraître
Jamais à la télévision

Thank you Satan

Beaucoup ont remercié Dieu pour les milliers de miracles qui nous ont sauvé de la mort ce jour-là, d’autres ont remercié les silos de grains et leur structure solide en béton pour nous avoir protégé, et d’autres encore la mer pour avoir absorbé une grande partie du choc épargnant de nombreux quartiers de la ville de la destruction massive qui a eu lieu dans les quartiers adjacents au port.

De mon côté, je n’arrêtais de me répéter THANK YOU SATAN THANK YOU SATAN THANK YOU SATAN tel un sort pour conjurer la nuit des choses, pour faire appel à notre capacité de résister à des systèmes d’ordres qui nous cloisonnent entre des murs pour nous exploser ensuite à la gueule.
P
arce que les criminels qui nous gouvernent n’attendent pas la nuit pour assassiner, ils nous tuent en plein jour, sous le soleil de midi. Parce que c’est la fluidité de la nuit que nous cherchons et non la clarté du jour. Et parce que c’est durant la nuit que les éclats de verre se transforment en constellations d’étoiles qui recouvrent tout le sol de la ville comme des milliers d’anges déchus qui nous forcent à regarder vers le bas, nous rappelant que le sublime peut-être aussi un mouvement descendant.

Ce qui est rigide se brise – on l’a vu et entendu avec les murs et les verres.

Il fallait être en mouvement pour survivre.

Une des stratégies des manifestants à Hong Kong pour berner la police est de s’organiser en formations fluides, se rassemblant et se dispersant rapidement comme de l’eau, inspirée par les fameux mots de Bruce Lee « Empty your mind. Be formless, shapeless, like water… Be water, my friend1

Pour lutter contre les forces de l’ordre, il faut bouger, se déplacer sans arrêt.

Le morceau de Ferré avait fait surgir en moi un passage du Cinéma du diable de Jean Epstein où il nous annonce que le cinéma est une affaire de démons et non du divin.

Il nous dit : « […] Au cœur même du cinématographe, nous découvrons un stigmate d’une apparence beaucoup moins douteuse : l’indifférence de cet instrument à l’égard des apparences qui persistent, qui se maintiennent identiques à elles-mêmes, et son intérêt sélectif pour tous les aspects mobiles, cette prédilection allant jusqu’à magnifier le mouvement là où il existait à peine, jusqu’à le susciter là d’où on le jugeait absent. Or, les éléments fixes de l’univers (ou qui paraissent tels) sont ceux qui conditionnent le mythe divin, tandis que les éléments instables, qui se meuvent plus rapidement dans leur devenir et qui menacent ainsi le repos, l’équilibre et l’ordre relatif des précédents, sont ceux que symbolise le mythe démoniaque. Sinon aveugle, du moins neutre devant les caractères permanent des choses, mais extrêmement encline à mettre en valeur tout changement, toute évolution, la fonction cinématographique se montre donc éminemment favorable à l’œuvre novatrice du démon. En même temps qu’il esquissait sa toute première différenciation esthétique parmi les spectacles de la nature, le cinématographe choisissait entre Dieu et le Diable, et prenait parti pour ce dernier. Puisque s’avérait photogénique ce qui bouge, ce qui mue, ce qui vient pour remplacer ce qui va avoir été, la photogénie, en qualité de règle fondamentale, vouait d’office le nouvel art au service des forces de transgression et de révolte. » 2

Ce passage m’habite depuis sa première lecture il y a 4 ans dans mon salon à Montréal, loin de Beyrouth. Durant le mois d’août 2020, il m’est revenu avec une évidence bouleversante : à l’instant même de la catastrophe tout est entré en liquidité 3 .

***

Le 20 janvier 2021, Alaa Mansour publie sur son compte Instagram une vidéo de 2 minutes 34 secondes intitulée : Beyrouth est morte alors que nous ne sommes pas encore nés.

En visionnant cette vidéo sur le petit écran de mon téléphone portable, je me rends compte que j’étais en train de regarder cette même viscosité se déployer à l’image.

La vidéo est formée de la manipulation de deux plans : celui d’un ou plusieurs corps qui sautent au-dessus d’un feu et celui du nuage en champignon sur le port. Le premier plan est manipulé de manière à être à peine identifiable – dans le sens que sa première fonction figurative a été démontée. Ceux qui au moment du soulèvement populaire au Liban ont fréquenté la rue ou même qui suivaient son développement à travers les médias reconnaîtraient l’image des jeunes corps qui bondissait par-dessus des barrages de feu fait de pneus ou de poubelles brûlées pour bloquer les rues lors des manifestations.

Les couleurs, les textures, les contrastes et la temporalité dans les deux plans sont dénaturés, mâchés, digérés, régurgités. Le nuage en champignon se dilate image par image en surimpression aux corps et au feu.

Le temps qui s’écoule entre l’éclat d’une révolution et une catastrophe s’effondre.

Le feu, les corps, le nuage en champignon et les bâtiments était rendues liquides.

CORPS

LIQUIDES

MASSES

BLANCHES

FEU NOIR

Et par-dessus, la phrase du titre défilant en arabe en surimpression au milieu de l’écran, saccadée et répétée comme une prière, voire une prophétie

beyrouth //
est //
morte //
alors //
que //
nous //
ne //
sommes //
pas //
encore //
nés //

Si le cinématographe prend parti pour le diable, l’allégeance est ici double : elle se fait par le feu et par l’image.

…et nous // nous et…

***

Dans les années qui ont suivi la fin des guerres civiles au Liban 4 , Ghassan Salhab filme une traversée en voiture du centre-ville de Beyrouth en suspension entre ruines et reconstruction 5 . Dans cette séquence qui ouvre son film_ Beyrouth fantôme_ (1998), la voiture suit une voie courbée, ponctuée de panneaux qui viennent nous cartographier ce qui a été pendant des années un no-mans land habité presque exclusivement par des francs-tireurs et une végétation sauvage et envahissante. Dans cette abondance de signalisation, apparaissent deux panneaux sur lesquels le mot PORT est écrit et sa traduction en Arabe ainsi qu’une flèche vers la gauche, puis une autre vers la droite.

Juste après une voix de femme nous dit :

Ici, la mer est devant nous.

La mer est encore devant nous, cet immeuble la cache.

La mer est devant nous, derrière cet arbre.

Lorsqu’ils ont filmé cette scène, à combien de kilomètres de l’explosion se trouvait l’équipe de tournage ?

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Notes

  1. Merci Mira A. pour cette information.
  2. Epstein, Jean. 2014. Écrits complets. Volume V. 1945-1951. Paris : Independencia. p. 112.
  3. Ce qui bouge, ce qui mue c’est ce que Epstein qualifie de liquide, de malléable, de visqueux.
  4. Une loi d’amnistie générale est mise en place en 1991 résultant en un cessez-le-feu qui a mis fin aux conflits armés, mais l’absence de procès des criminels de guerre (qui demeurent au pouvoir aujourd’hui) font qu’on vit au Liban dans un état perpétuel de guerre jusqu’à nos jours.
  5. C’est ce même centre-ville qui a été repris par les corps des manifestants en octobre 2019.