BYE BYE 2010, OU LA MISE EN ABYME DE LA TÉLÉVISION
Le Bye-Bye est une institution québécoise comme aucune autre, non seulement à cause de sa longévité et des niveaux d’écoute exceptionnels que la revue de fin d’année atteint systématiquement, mais peut-être davantage encore pour ce qu’elle expose des tendances lourdes de la télévision à différents moments récents de son histoire. Dans la mesure en effet où le format général en est resté plutôt inchangé depuis 1968, il permet des comparaisons éclairantes, révélatrices du caractère changeant que pose le petit écran sur nos travers et nos obsessions. Et comme l’ont démontré les réactions extrêmes à l’édition de 2008 (la première des deux éditions pilotées par Véronique Cloutier et Louis Morissette), l’événement annuel est soumis à un extraordinaire plébiscite populaire, lequel prouve si cela est encore nécessaire à quel point le Bye-Bye représente bien davantage qu’un simple « programme » dans le paysage télévisuel du Québec ; quelque chose comme « fait de société » incontournable en même qu’un baromètre de la manière dont la « famille québécoise » se représente.
Le fait le plus remarquable avec l’édition de 2010, c’est sans contredit le poids absolument spectaculaire qu’on y attribue au monde de la télévision : On a échangé nos Maires, Lance et crampe, Dubois en promotion, Les arriérés, Les restants de la télé, On bouche une case horaire la semaine, On prend tous un arrière-train, autant de pastiches de concepts d’émission (sans compter les pastiches de pub, tout aussi nombreux) qui servent de « cadre » à des sketches qui abordent l’actualité de l’année. On doit ce modus operandi parodique, qui croise une forme et un contenu a priori étrangers l’un à l’autre, au groupe Rock & belles oreilles qui en avait systématisé l’usage, d’abord dans ses émissions hebdomadaires des années 1980, puis dans ses Grandes liquidations, et enfin dans ses propres Bye-bye ; il rend compte d’une façon on ne peut plus transparente du formidable degré de médiatisation dont est aujourd’hui affectée la réalité. Ici, pas un événement, pas une personnalité qui ne soit « filtré » par le tamis télévisuel. S’agissant de parler au public de l’actualité des derniers mois, il paraît impossible de le faire directement ; en fait, si la télévision semble toujours « première », c’est qu’elle est cette actualité.
Le corolaire de cette omniprésence de la culture télévisuelle se trouve d’ailleurs dans la façon dont on y privilégie absolument les sujets qui concernent « des personnalités » : qu’est-ce que le tremblement de terre en Haïti, le conflit de travail au Journal de Montréal, les inondations au Pakistan, en effet, à côté d’une mauvaise télé-réalité mettant en vedette Claude Dubois et sa femme ? Parce que cette culture en est une de la vedette et du potin, il devient extrêmement facile de confondre importance et notoriété. RBO, pour revenir brièvement à eux, attestait d’un tel état de choses en ridiculisant les prétentions de ses acteurs ; leurs parodies conservaient encore de la grande tradition comique une fonction hygiénique de critique sociale : Le quatrième Reich, Hérouxville, Les Canadiens en Afganistan, autant de sketches dans lesquels s’exprimait un sens du politique et non de la politique entendue dans son sens le plus étriqué. L’édition 2010 du Bye-bye peut bien revendiquer un nombre important de références à la politique municipale, québécoise et canadienne, celles-ci s’attachent exclusivement à présenter les personnages les plus médiatisés (Régis Labeaume, Stephen Harper, Jean Charest), caricaturés sur la base de leurs traits de caractère (l’un est « narcissique », l’autre est « con », le troisième est « obstiné » et s’accroche au pouvoir) dont il est facile de se moquer, jamais pour ce que leurs actions engagent sur le plan collectif ; des marionnettes mises à l’avant-scène de l’actualité mais parfaitement interchangeables parce que ne renvoyant à aucune idée concernant notre vivre-ensemble.
Mais le trait le plus intéressant et significatif selon nous de cette récente mouture du Bye-Bye, c’est la place qu’il est contraint de faire à l’autodérision. Dans un monde où les puissants sont les rois et leur cour, le fou du roi a pour fonction de mirer le pouvoir, de le travestir pour en montrer les codes et en déconstruire la logique particulière ; c’est ce qui se passe, en gros, dans l’humour décapant des Cyniques dont la première génération de Bye-Bye (André Dubois, ex-membre du groupe, est très présent à la scénarisation entre 1972 et 1988) constitue le prolongement. Sans être de purs anonymes, loin s’en faut, la fonction dévolue aux acteurs de ces premières éditions met l’accent sur le jeu ; même peu ou mal déguisés, les interprètes disparaissent largement derrière les rôles qu’ils incarnent ; la magie du burlesque fait qu’ils s’effacent momentanément. Dans le Bye-Bye 2010, ce qui a changé, c’est le statut accordé socialement à ces « acteurs » qui sont en fait eux-mêmes des « vedettes », et pas n’importe lesquelles : Véronique Cloutier, Louis Morissette, Joël Legendre sont des personnalités parmi les plus en vue de la télévision. Dans la mesure en effet où l’univers de référence exclusif de cet humour est la télévision elle-même, elles font partie à plus d’un titre de l’institution qu’elles sont sensées parodier, ce qui a amené les scripteurs à proposer des sketches (deux entre autres : le pastiche des Restant de la télé – animé par V. Cloutier dans la réalité – ainsi qu’un numéro chanté sur les événements entourant la sortie de placard forcée de Joël Legendre) visant directement les acteurs impliqués dans la production.
Les plupart des commentateurs ont vu dans cette petite pirouette réflexive une capacité à rire de soi ainsi qu’un salutaire sens de l’autodérision ; d’autres moins généreux y ont décelé l’expression d’une forme de narcissisme. Nous y percevons pour notre part autre chose encore: le repliement sur soi, aujourd’hui très bien assumé, de la culture télévisuelle – et de son corollaire immédiat, le vedettariat – qui achève bel et bien de chercher ailleurs qu’en elle-même son véritable objet.
Voilà ce que nous dit le dernier Bye-Bye : la télévision est désormais le miroir de la télévision ; et le petit écran, une fenêtre ouverte sur … d’autres écrans.