BRÈVE RENCONTRE
En escamotant quasiment toutes les scènes feuilletonesques du film, la bande-annonce de The Curious Case of Benjamin Button réussissait à faire passer l’essentiel de son sujet : moins l’histoire d’un homme que celle de deux personnes qui s’aiment depuis toujours mais qui, ne vivant pas le temps dans le même sens, sont obligés de partir de très loin pour marcher l’une vers l’autre. Dans un moment extrêmement bref à l’échelle de leur vie, ils ne feront pourtant que se frôler puisque happés dans un mouvement inverse et irréversible qui ne les positionne jamais ensemble dans le sens de cette marche, c’est-à-dire côte à côte, mais continue en fait de les éloigner davantage l’un de l’autre. Pour filer la métaphore, on pourrait parler d’un homme qui se tient debout dans le couloir d’un train à grande vitesse, la tête dépassant du carreau, et qui se sait par avance condamner à n’apercevoir de sa bien-aimée que son visage dépassant lui aussi du carreau, mais arrivant par le train d’en face. Il y a donc bien un moment où ils se rapprochent mais ces retrouvailles sont un leurre, car coincés comme ils sont tous les deux, ils ne ressentiront jamais que la vitesse du passage. Un tel amour serait pathétique, au sens noble du terme, et devrait donner lieu au plus poignant des mélodrames. Mais le film – ambitieux, techniquement très accompli, bien interprété, vraiment réussi dans sa première demi-heure grâce notamment à des effets de contraste saisissants (un vieillard dans un corps de bébé, blanc de peau au milieu d’une communauté noire, riche parmi les pauvres) – souffre d’un défaut majeur qui atténue sa force : l’imagerie.
Pour la justifier, le cinéma américain a trouvé un moyen assez commode : de Titanic à Big Fish, il aime relater les histoires épiques depuis un lit d’hôpital, où un parent à deux doigts de mourir révèle à son enfant son plus profond secret. C’est une convention scénaristique dans la mesure où les cinéastes qui l’utilisent ne sont pas des cinéastes de la mémoire (contrairement à Clint Eastwood qui, lorsqu’il reprend ce procédé dans Flags of Our Fathers, est dans une conception tragique du temps, totalement personnelle), mais des raconteurs d’histoires. Ils ne nous demandent pas d’ouvrir les yeux, mais de les fermer (« il était une fois… ») . Le parti-pris peut se défendre si le moment raconté est à ce point fugace, qu’à peine vécu il est déjà de l’ordre du souvenir (cf. The Bridges of Madison County) ou s’il s’inscrit dans une vision de cinéaste soucieuse de filmer depuis le moment où les disparus habitent, pour ne pas dire hantent, les vivants (encore Eastwood). Mais pour le reste, il amoindrit souvent le caractère triste ou imprévisible du temps présent, lui retire de sa gravité, fabrique de la nostalgie plutôt que de la mélancolie, quand il ne relève pas tout simplement d’une pure afféterie. Surtout, ce procédé – outre qu’il n’est pas toujours crédible en ce qu’il nous projette dans la mémoire de quelqu’un, mais fait étalage d’épisodes qui ne sont pas vus par lui – autorise le recours débridé à l’imagerie. Et même d’une certaine façon la légitime puisque la grande affaire de la mémoire dans le cinéma hollywoodien mainstream, ce n’est pas tant la perte des êtres chers que la valeur iconique des événements vécus. Or l’imagerie (on le voit bien dans tout l’épisode en bateau du film de Fincher) est différente du plan de cinéma en ce qu’elle n’est soucieuse que d’elle-même, de sa joliesse, qu’elle semble toujours vivre sa vie d’image en toute indépendance. C’est un travail d’ornementation, un geste ponctuel, une fin en soi.
L’imagerie déréalise et semble le fruit d’un regard quelque peu borné, qui passe à côté de la beauté du monde, n’attend pas qu’elle survienne (un véritable crépuscule restera toujours plus beau qu’un ciel rougit à l’ordinateur, mais il faut alors un cinéaste qui ait la patience et le goût de l’attendre). Elle peut certes offrir une émotion picturale proche de celle offerte par le dessin ou la peinture, mais un tableau ou un dessin se suffisent à eux-mêmes, tandis qu’au cinéma, une image ne peut se suffire à elle-même, elle a un besoin de parler aux autres. C’est ici l’écueil de The Curious Case of Benjamin Button : ses défis ne sont pas tant des défis de mise en scène que des défis de visualisation, certains parfaitement relevés par ailleurs (les effets spéciaux de vieillissement/rajeunissement sont remarquables). Songeons simplement à la mort de la mère noire dans ce film et à la scène d’enterrement d’Imitation of Life de Douglas Sirk pour mesurer ce qu’un plan de cinéma est capable de produire comme émotion quand le cinéaste se pose des questions de mise en scène (dans le film de Sirk, une contre-plongée et un travelling) et pas seulement de visualisation. C’est donc bien en ce sens que le film est en-deçà de son sujet, en amoindrit la force et nous vaut par instants une crainte aussi étrange que le destin de son héros : quand, l’espace de quelques plans, le spectateur ne craint plus pour sa vie à lui, mais pour la seule capacité des effets spéciaux à tenir jusqu’au bout leur pari.