Sur “Lichter”, de Hans-Christian Schmid

Bienvenue dans la Réalité !

Le philosophe Alain Badiou écrit que l’événement de vérité surgit « au bord du vide », de l’autre coté de la frontière de ce qui s’énumère, là où il n’y a pas encore de nom.

On pourrait dire que la ville de Frankurt sur l’Oder est concrètement le lieu d’une telle situation, à la fois ville frontière (la frontière est la rivière Oder) entre l’Allemagne et la Pologne, elle est en même temps la Frontière entre la forteresse Europe et « toute la misère du monde », particulièrement celle de l’Est. Qui plus est, Frankurt sur l’Oder est donc une ville de l’Allemagne de l’Est, l’ex-RDA, son extrême Est pour ainsi dire.

Le cinéaste Hans-Christian Schmid parvient ainsi avec son film Lichter à poser à la fois la question de l’Allemagne contemporaine, en ce qu’elle a avalé l’Allemagne de l’Est (et ce qu’il en est de cette Allemagne de l’Est, dans la nouvelle situation, quelque 15 ans après la chute du mur) mais aussi la question de la relation de l’Allemagne et de l’Est en général (de la Pologne à la Russie). Enfin Schmid pose la question essentielle européenne, celle de l’Europe et de son rapport à l’Autre.

On dira que c’est, pour un film, un programme quelque peu démesuré. Mais beaucoup plus impressionnant est le fait que le film, contre toute attente, tient sa promesse. Il la tient non en prenant un point de vue global pompeusement divin (à la Wenders) et/ou pathétiquement pontifiant (à la Angelopoulos). Tout au contraire, il s’enfonce le plus concrètement possible dans les vies des gens et rejoint le plus général par le plus individuel. Rarement à mon avis l’usage de cette caméra hyper mobile qui s’est généralisée depuis Dogma n’a eu plus de sens et de pertinence que dans le film de Schmid qui saisit, à même le corps et le mouvement, la passion des gens, ce qui donne ce coté documentaire à ce film pourtant de fiction. De plus, il arrive presque toujours à éviter le cliché, la caricature.

Où ailleurs a-t-il été tenté de saisir autant de destins à la fois sans en négliger aucun, si bien qu’on pourrait parler de justice du regard ? Où ailleurs a été filmé avec autant de justesse, sans faux pathos, mais au contraire avec tout ce que cela a aussi de trivialité, le combat de quelqu’un – un vendeur de matelas – pour conserver son travail ? (Et par là même, le cinéaste parvient à indiquer pudiquement, implicitement, le désastre économique de toute une région et le chômage.)

Mais plus encore : quel autre film parvient aussi magistralement, d’une scène à l’autre, à renverser du tout au tout le jugement moral du spectateur sur un acte répréhensible? Car dans ce film tous les comportements son crédibles, sont compréhensibles. Même s’ils sont au préalable peu ragoûtants, le cinéaste montre dans une scène suivante un angle différent qui permet de comprendre ce qui au départ n’était que mal pur, ingratitude, trahison, abandon. Et cela aussi rend le film, de par la multiplicité des personnages et donc des points de vue, beaucoup plus vivant, complexe : « vrai ».

Comme dans Pickpocket de Bresson, ce sont le mal et le bien qui circulent entre les gens qui tissent ainsi la trame même des liens entre eux et par conséquent celle du film.

Ce faisant, le diagnostic que dresse le film est implacable, accablant. Il est particulièrement clair sur le fait que, dans certaines circonstances, le mal est le recours quand il n’y en a plus d’autre. Il démontre comment la dépossession peut conduire, par logique de survie, à accomplir le mal. Et de ce fait, d’une certaine manière, il punit une seconde fois les dépossédés qui ne peuvent qu’avancer toujours plus dans la nuit. Or c’est une telle situation de désastre dans les vies que montre le film.

Pourtant, comme l’indique le titre, ces vies sont lumières. Par la complexité des points de vue, le film en même temps innocente, en expliquant, en montrant les causes. Misère économique et passions humaines. La belle et profonde musique des Notwist accompagne ces destins.

On l’aura compris, de l’incarnation des destins multiples à la question de l’acte juste, de la culpabilité au pardon, de la question de l’accueil à celui de la trahison, de la lumière des vies à la notion de passion comme calvaire et épreuve, ce film est profondément chrétien, presque théologique.

Et ce n’est pas la moindre beauté de ce film que de sentir chez le cinéaste allemand cet hommage discret au grand frère polonais décédé, Kieslowski, dont l’esprit souffle dans Lichter. Hans-Christian Schmid conclue ainsi son film avec l’acteur principal de Blanc, Zbigniew Zamachowski, dans une église polonaise. Le personnage, l’un des plus sympathiques tout au long du film, vient lui aussi, par amour pour sa fille, pour lui payer sa robe de communion, de commettre le mal, de voler encore plus pauvre que lui (des clandestins russes ou ukrainiens), de voler un autre chrétien dont on avait pu voir la croix (de manière plutôt ostentatoire…) dans une scène précédente…

Dernière scène, cet homme bon, au fond, mais qui fut acculé, est assis sur un banc de l’église et on le sent physiquement écrasé par le poids de son acte. Le cinéaste ne juge pas, il montre.

Par hommage pour le polonais et chrétien Kieslowski, par culpabilité allemande aussi, sans doute, par un très grand respect pour toutes les vies, Hans Christian Schmid vient peut-être de signer non seulement son meilleur film, pas seulement le meilleur film allemand depuis longtemps mais tout autant l’un des meilleurs films européens contemporains qui posent la question de l’Europe.

« Bienvenue dans la réalité! », indique l’affiche du film. Il s’agit exactement, fondamentalement, de cela.