Boutades et flâneries

Autour de Maggie’s Farm

Si on m’avait montré Maggie’s Farm (2020) de James Benning alors que j’étais étudiant en cinéma au CÉGEP, j’aurais probablement déclaré haut et fort que « n’importe qui peut réaliser un film pareil ». S’en serait suivi une longue tirade où j’aurais exprimé toute mon abjection envers cette série de plans fixes montrant un campus universitaire. « Vacuité esthétique », « masturbation intellectuelle », « paresse » et « débilité »… Je peux déjà entendre les insultes que j’aurais proférées avec amertume! J’entends surtout mon professeur Denis Laplante me défier de mettre mes paroles en action.

Aujourd’hui, j’ai tendance à céder de bon cœur à ce type d’épreuve. En guise d’hommage à un estimé mentor, je propose d’accompagner ce court texte de clichés inspirés par Maggie’s Farm. N’ayant plus dix-neuf ans, je ne cherche pas à dénoncer une imposture. Je souhaite plutôt exprimer comment un artiste m’a invité à poser un regard neuf sur un environnement familier.

Vers la fin du printemps 2020, mon emploi alimentaire m’a obligé à revenir dans un bâtiment similaire à celui où Benning a tourné son long-métrage. J’étais parmi les premiers à y avoir accès depuis le confinement. Arpentant seul les longs couloirs de l’édifice, j’avais le sentiment d’explorer un lieu désaffecté. Outre l’accumulation discrète de la poussière, rien n’avait été déplacé depuis plusieurs longues semaines. Meubles et chaises semblaient figés dans une temporalité incertaine, attendant passivement le retour de leurs usagers. Les calendriers, quant à eux, me transportaient vers une dimension parallèle, une uchronie sans rendez-vous annulé ou une fête reportée. Et j’étais frappé de mélancolie chaque fois que je rentrais dans l’une de ces salles privées de raison d’être. Il fallait réinvestir ces espaces en y accueillant à nouveau la présence humaine. Cette expérience singulière m’est revenue en tête lors d’un visionnement en ligne de Maggie’s Farm.

Le titre renvoie à l’une des pièces les plus connues de Bob Dylan, dans laquelle son narrateur affirme son refus de demeurer à la solde d’une employeuse despotique : I ain’t gonna work on Maggie’s farm no more. Cette référence au chanteur folk renvoie au propre départ à la retraire de James Benning. Le cinéaste avant-gardiste rend effectivement hommage à la California Institute of the Arts, un établissement où il a enseigné pendant vingt-cinq ans. On devine sans peine qu’il en connaît les moindres recoins comme le fond de sa poche. Malgré leur apparence anodine, les lieux qu’il filme s’avèrent habités par les souvenirs de sa longue carrière. Benning fait donc acte de réminiscence, en pointant son objectif vers le refuge de sa mémoire.

Bien que finalisé avant la pandémie, Maggie’s Farm — comme tant d’autres — a été soudainement rattrapé par l’actualité mondiale. Difficile de ne pas y percevoir un commentaire rétroactif sur ces immeubles évacués suite à l’apparition du virus. Benning, après tout, montre la California Institute of the Arts en l’absence de celles et ceux qui la fréquentent. Aucun corps n’apparaît à l’écran. À la place, la caméra scrute les éléments immobiles d’un décor anodin. Des escaliers, une corbeille posée dans un corridor, des casiers recouverts de graffitis. En dilatant la durée de chaque plan, le cinéaste parvient à recréer ces moments qui, forcément, nous échappent sans cesse. Il aspire à capturer l’indicible, cette harmonie qui s’éclipse aussitôt qu’un individu entre en scène, ne serait-ce qu’en claquant ses chaussures contre le sol. James Benning confirme que le silence disparaît quand on le nomme.

Si cette quiétude nous interpelle, c’est bien parce qu’elle dérange. Mon esprit refuse obstinément de s’y soumettre. D’emblée, je cherche les mots pour la décrire afin de mieux l’apprivoiser. J’agis en conquérant, dans l’espoir de prendre possession de lieux que je ne contrôle pas. Il m’est impossible de le faire concrètement, comme au travail il y a déjà plusieurs mois. Ne pouvant m’armer d’un plumeau avant d’entamer un grand ménage, je laisse sur ce territoire hostile l’empreinte de ma subjectivité. J’aborde alors Maggie’s Farm par l’entremise des récits que j’y projette.

Comme d’autres l’ont mieux expliqué avant moi, un réflexe naturel consiste à aborder une image sous l’angle de la fiction. Face à une œuvre aussi abstraite qu’une toile de Pollock, je vais tenter de trouver mes repères en cherchant des formes rassurantes. J’interprète celles-ci comme les signes d’une histoire à décoder, imposant alors un sens à cet intimidant chaos de taches et de lignes.

Ma posture est sensiblement la même avec Maggie’s Farm. Dès le premier plan, je refuse de me plier à une contemplation passive. Il doit bien y avoir une raison pour que Benning décide de montrer ce boisé près d’une autoroute. Je dois urgemment la trouver. Pour ce faire, je permets à mon regard de naviguer lentement à travers ce paysage forestier. Je scrute méticuleusement chaque détail, sans trop savoir quel indice chercher. Cette enquête évoque le souvenir d’intrigues policières ayant un point de départ similaire. Ce décor pourrait bien être la scène d’un crime odieux. Je suis cependant arrivé trop tard, le cadavre est déjà à la morgue.

L’imagination s’enflamme. Des rêveries brumeuses germent et s’entremêlent, se superposant à ce plan qui perdure. Lorsque le montage fait place à une nouvelle image, certaines idées s’adaptent à son contenu en y trouvant refuge. D’autres s’évanouissent dans un flux de possibilités narratives. Alors que j’envisage différents scénarios, je constate à quel point Benning dirige mon attention vers des espaces à remplir. Ces tableaux de la California Institute of the Arts, je peux les appréhender comme bon me semble. Leur créateur ne guide que minimalement ma pensée. Certes, je réagis violemment à cette absence d’encadrement. Une trop grande liberté choque, on ne sait jamais quoi en faire. Il serait tout de même dommage que cette peur du vide m’empêche de m’amuser un peu.

Maggie’s Farm me rappelle le confinement de 2020 parce qu’il semble porter sur le monde sans nous et, par extension, le monde après nous. Une portée post-apocalyptique s’en dégage, l’œuvre montrant ce que l’humanité est fatidiquement vouée à laisser derrière elle. Or, ces lieux que le film présente ne sont pas ravagés par un cataclysme. Ils sont, au mieux, des ruines en devenir. En les laissant ainsi, on pourrait même espérer que des archéologues du futur les découvriront un jour intacts. Cette flânerie ouvre la voie à une interprétation fantaisiste. Maggie’s Farm serait en fait le journal de bord d’un voyageur interstellaire atterrissant sur notre planète quelques heures après le ravissement de ses habitants. Explorant un territoire fraîchement abandonné, il devient malgré lui l’ultime témoin d’une civilisation vouée à l’oubli.

Une autre lecture surnaturelle : James Benning adapte secrètement la légende urbaine des Backrooms. Sur certains forums en ligne, on raconte qu’il est possible de glisser subitement dans l’envers de notre réalité. Les malchanceux aboutissent malgré eux dans un univers parallèle hostile. Composé uniquement de pièces aux murs jaunis, cet insurmontable labyrinthe s’étendrait à l’infini. En regardant Maggie’s Farm, je renoue avec cette impression d’étouffement que m’a fait vivre ce conte pour insomniaques.

Au final, il me semble que l’artiste nous invite tout simplement à poursuivre son projet. En prenant ces clichés au boulot, je me suis surpris à guetter assidûment ces recoins susceptibles de cacher les bribes d’une fiction. J’ai même épousé une certaine lenteur pour permettre à ces récits de jaillir de l’ordinaire. Fasciné par ces lieux revisités, j’en venais presque à oublier l’angoisse de la pandémie. Délivré de mes préoccupations, je renouais enfin avec un environnement aussi accueillant que serein.

Maggie’s Farm aurait déplu à l’étudiant que j’ai été. Aujourd’hui, il m’apporte un soutien inespéré. L’exercice a été profitable, M. Benning. J’ignore ce que Denis Laplante en penserait, mais je suis ravi de m’être prêté au jeu.

Simon’s farm…