Chronique télévision

APPARENCES, L’ACTEUR ET SON DOUBLE

Dans le paysage québécois actuel de la fiction télévisée, les nuances génériques apparaissent de plus en plus fines. Des téléromans de facture plutôt classique du type de Yamaska, L’Auberge du chien noir ou encore Destinées remplissent leur mandat de divertir un public attaché aux formes plus ouvertes de narration, public que l’on devine par ailleurs assez traditionnel dans ses habitudes de consommation. Mais à côté de ces émissions qui perpétuent en l’adaptant la tradition du feuilleton (ou du soap, selon la référence qu’on choisit) à la québécoise, de nouvelles formes prennent progressivement plus de place qui favorisent une facture « moderne », souvent teintée par l’hybridité et par un souci formel plus développé ; ces émissions sont souvent des « comédies dramatiques » (on peut penser ces dernières années à Tout sur moi, Les Invincibles, La Galère, etc.) misant sur une posture ironique ou distanciée ou encore des séries haut de gamme fortement inspirées des Serials américains (tel Trauma, avec son titre pour chaque épisode qui rappelle House ou CSI, ou encore 19-2 qui pousse très loin l’esthétique cinématographique de la série, un peu comme on le fait à HBO, par exemple).

Au sein de ce paysage contrasté, la série dramatique Apparences, qui vient de se terminer sur les ondes de la SRC, constitue un cas particulièrement intéressant et assez unique. Faisant suite à la série Aveux – dont elle prolonge l’esprit et le style mais aucunement l’histoire ou les personnages – l’œuvre écrite par Serge Boucher et réalisée par Francis Leclerc participe d’une esthétique qui allie un souci d’écriture très proche des meilleurs téléromans de notre petite histoire télévisuelle (dans la lignée La cote de sable de Marcel Dubé ou encore de Sous le signe du Lion de Françoise Loranger) à des préoccupations de mise en scène et de filmage tout à fait contemporaines. Je n’évoque pas par hasard deux grands dramaturges, dont les œuvres écrites pour la télévision gardaient quelque chose de l’esprit de la scène : ni téléroman dans la définition stricte du terme ni série au sens qu’on lui donne généralement dans le contexte actuel, Apparences se joue des formes et des attentes du téléspectateur et l’amène sur un terrain mobile et fascinant, proche du théâtre par certains aspects mais sans jamais que cette filiation ne produise quelque tic « théâtralisant » comme en souffrent trop souvent les adaptations de la scène au petit écran. Ce n’est en effet ni le jeu des acteurs, ni le traitement de l’espace, ni la forme des dialogues qui génèrent cette contiguïté mais bien davantage la manière de concevoir l’intrigue comme une suite de tableaux successifs dans lesquels se révèlent par strates l’épaisseur psychologique du drame qui se joue devant nous.

Cette très belle série nous plonge dans un monde de dédoublements, de faux-fuyants et de mise en abyme identitaires qui rappellent la thématique de « l’acteur et de son double » chère aux dramaturges de toutes les époques, mais à laquelle l’auteur a réussi à insuffler des éléments très contemporains. En effet, l’intrigue tourne autour de la mort de Manon, jumelle de Nathalie dans l’ombre de laquelle elle a toujours vécu; la première est institutrice et on ne peut plus effacée, vivant dans sa petite ville de province une existence discrète, près de sa famille, une vie d’abnégation tout entière tournée vers les autres. Nathalie, à l’inverse, est une actrice connue et célébrée, une vedette que la vie publique et les mondanités ont peu à peu éloignée de son milieu. En outre, on découvre au fil des épisodes la nature tordue des relations qui existaient entre les deux jumelles, sorte d’images en miroir qui évoquent la complexité de la vie gémellaire et rappellent par plus d’un aspect le Persona de Bergman, dans lequel deux femmes – une actrice et son infirmière – en venaient à ne plus former qu’une seule et même personne, aux personnalités et aux visages interchangeables.

Il y a aurait beaucoup à dire de la richesse d’une telle thématique et de la manière fort nuancée dont l’auteur Serge Boucher jongle avec les ficelles d’un drame qui tient tout entier dans les nuances de l’identité, mais il est difficile de ne pas y voir au surcroît un commentaire sur notre époque, et la difficulté d’y mener une existence banale, qui ne soit ni publique ni ne se reflète brillamment dans le regard des autres. En fait, ce qu’Apparences nous dit du bout des lèvres, tel un souffle murmuré à l’oreille, c’est tout le phénomène de la téléréalité qui le crie sans subtilité ni nuances, obsédée qu’elle est de mettre en scène la dialectique anonymat-visibilité, qui se trouve par ailleurs comme ontologiquement au centre du dispositif télévisuel. L’individu contemporain, nous dit Serge Tisseron 1 , a vécu sa vie entière sous le regard des caméras (photo et vidéo), il expose sa vie sur Internet, projette son identité dans les réseaux sociaux et existe au milieu d’une mer d’images qui se déclinent via une multitude d’écrans. Dans ce contexte, qui se double de l’exigence « d’être soi-même », l’anonymat, la solitude, le manque de reconnaissance d’autrui sont fort mal vécus par un nombre croissant de personnes, dont on peut faire l’hypothèse qu’elles trouvent dans la téléréalité un modèle « d’extimité », décrite par Tisseron comme cet impérieux besoin de produire sur la scène sociale une image de soi.

Le scénario de Serge Boucher et la réalisation de Francis Leclerc nous disent – autrement – exactement la même chose : à travers la figure gémellaire et le double qu’elle incarne, c’est toute la dynamique de l’extimité qui déploie son côté sombre, montrant combien l’identification à un personnage public et adulé (la face lumineuse et public du couple de jumeau) est le prolongement d’une existence qui n’arrive pas à se satisfaire elle-même, suspendue qu’elle est à l’image de l’autre qui en vient à prendre toute la place. La mort de Manon s’explique certes par des motifs psychologiques, mais je préfère y voir l’expression métaphorique d’un rapport à l’autre perverti par la célébrité, telle que la télévision nous en offre tant et tant d’exemples aujourd’hui.

Notes

  1. Serge Tisseron (2001), L’intimité surexposée, Paris, Ramsay.