La rencontre et la méprise

ANTONIONI

« Je ne crois pas que les films soient faits pour être compris, ni que leurs images et leurs sujets doivent être expliqués. On devrait exiger bien davantage d’un film, quelque chose de très différent. Un film doit modifier la perception du spectateur, l’inciter à fondre l’image, le son et l’idée dans une expérience unifiée lui permettant de pénétrer et d’apprécier la vie intérieure du film. »
– Michelangelo Antonioni

« Gradually Antonioni brings us face to face with time and space, nothing more, nothing less. And they stare right back at us. It was frightening, and it was freeing. The possibilities of cinema were suddenly limitless.» – Martin Scorsese

Dans un texte paru dans le New York Times, quelques jours après le décès de Michelangelo Antonioni en 2007, le cinéaste américain Martin Scorsese revenait sur sa première rencontre avec un film d’Antonioni dans sa jeunesse. C’était L’Avventura, dans une petite salle new yorkaise en 1961. Ces images allaient avoir sur lui un effet durable et il se remémore les émotions d’un certain choc initial, d’avoir été fasciné et déstabilisé (« I was challenged ») 1 . Il est fréquent d’entendre de telles évocations de la première rencontre, chez quiconque a été rejoint intimement par le cinéma d’Antonioni. Pour parler de ses films, risquer des mots sur ce qui « n’est pas fait pour être compris », sans doute faut-il d’abord revenir à ce moment, à l’émotion de la découverte. Car si bien sûr tout film le moindrement intéressant et original peut susciter au premier contact de l’étonnement, du plaisir, parfois de l’admiration, certains peuvent toutefois produire un effet quelque peu différent. On a alors le sentiment de ne pas seulement découvrir un bon film, mais que notre perception fonctionne autrement. Au début on éprouve une sorte de désorientation. À la fin du film, une énigme persiste un moment sur ce qu’on vient de voir. Ce sont ces rares films qui en plus de rester en tête nous mènent naturellement à réfléchir au cinéma en général, à sa matière, à ses possibilités (Scorsese : « … it was freeing »).

L’espace est vaste dans les films d’Antonioni, l’horizon s’impose souvent sur la largeur de l’écran. Le monde change de rythme, le temps se mesure à une autre échelle. La première rencontre peut s’apparenter à l’émotion des habitants des vallées en régions montagneuses, qui ont paraît-il un léger vertige quand ils vont à la mer.

++++

En 1960, le prix du jury à Cannes fut décerné à L’Avventura avec la fameuse mention « pour l’invention d’un langage cinématographique » (formule perpétuée parce que recopiée plus tard au début du générique d’ouverture). Ce genre d’hyperbole demeure assez discutable (l’usage du concept de « langage » est en outre plus ou moins approprié) et il n’était pas tout à fait juste d’affirmer qu’il avait trouvé son expression (ou « inventé un langage ») seulement avec ce film, sans égard aux précédents. Néanmoins, cette déclaration du jury exprimait donc une réaction commune face aux films d’Antonioni.

Qu’est-ce qui pouvait produire cet effet ? Ce n’est pourtant rien de si étranger, de si déroutant, par rapport à d’autres films que les gens voyaient en 1960 ou qu’ils voient aujourd’hui. Antonioni ne faisait pas un cinéma obscur, cryptique ou employé consciemment à une déconstruction des formes classiques. Inutile de vouloir identifier une seule caractéristique bien claire qui distinguerait ses films. Mais c’est certainement beaucoup dans la composition des images, leur harmonie frappante, leur lumière, les mouvements souples de la caméra qui révèlent l’espace et racontent l’histoire. C’est une manière d’habiter l’image pour les personnages, qui incite à regarder l’espace autour d’eux (le paysage, l’architecture…) davantage que dans d’autres films, comme si cet espace leur disputait notre attention. Et en même temps on y ressent leur présence, la réalité humaine de ces personnages, avec une curieuse intensité. Par le corps d’un acteur qui fait intégralement partie d’une composition visuelle où tout est lié, une tension survient, cette présence est forte mais elle paraît également fragile, presque négligeable. Et elle est alors tragique, dans le sentiment que le monde lui est indifférent – le monde social peut-être, mais surtout le monde naturel, qui pourrait très bien se passer de cette présence humaine pour continuer simplement d’animer la lumière, le vent, les astres…

Le nuage des discours

Personnellement, ma première rencontre était aussi avec L’Avventura (une splendide copie de la collection du défunt Conservatoire d’art cinématographique de Montréal). Toutefois, bien que laissant une marque certaine, cette rencontre n’avait pas été si fondamentale à mes yeux. C’est la deuxième, quelques années plus tard, qui fut plus marquante, plus directe et plus riche. Bien sûr, il y a tous ces films qu’on a vus trop jeune et auxquels on devrait revenir un jour, car ils ne nous avaient qu’effleuré, faute d’un peu plus de maturité. Mais je compris aussi plus tard que la première rencontre avec Antonioni n’avait pas été entièrement authentique. Pour un nouvel étudiant en cinéma, très ignorant de l’histoire du cinéma, Antonioni était parmi ces noms qui semblent entourés d’une certaine aura et dont il fallait éventuellement voir les films. Mais dans les cours et les textes à lire, j’avais eu préalablement la tête bourrée d’une masse de discours théoriques, d’interprétations et de concepts plus ou moins creux qui forment désormais un épais nuage qui entoure et précède l’œuvre d’Antonioni. Devant un objet le moindrement différent, que l’on n’est pas certain d’apprécier à chaque instant, on est alors d’autant plus susceptible de s’accrocher à ces bouées discursives, à des repères artificiels et extérieurs à l’œuvre. J’étais donc supposé voir un film « moderniste », où il y aurait un usage particulier de « temps morts » (comme ce temps n’est pas mort, justement !), qui traiterait de « l’incommunicabilité » et de « l’aliénation du monde moderne », etc, etc. Pourtant, les qualités brutes d’un film n’agissent-elles pas d’elles-mêmes ? Pas toujours, pas automatiquement, des attentes et des formules théoriques forgées d’avance sont capables de les embrouiller, d’inhiber une part de la disposition perceptive et émotive que requiert une oeuvre.

L’œuvre d’Antonioni a été et continue d’être éminemment fertile pour la littérature sur le cinéma. On a donc beaucoup cherché à expliquer ce qui « n’est pas fait pour être expliqué », comme il le disait lui-même. Bien entendu, certains critiques et historiens sont bien conscients des écueils du langage et du travail analytique en face des films d’Antonioni, ils ont su trouvé des angles et le vocabulaire pour en rendre certaines dimensions plus intelligibles. Mais aussi un ensemble de clichés, de raccourcis et de spéculations se sont propagés. De plus, la masse des discours a presque laissé croire que l’œuvre est faite pour l’analyse, qu’elle part elle-même de prémisses théoriques, qu’on a besoin de quelques clés conceptuelles pour y entrer. Antonioni est devenu malgré lui une sorte de faire-valoir intellectuel. Il l’a un peu cherché, pourrait-on dire, avec un film comme Blow Up (1966), y posant des questions sur la nature du réel, son incertitude pour la perception et les problèmes de sa reproduction dans les images, permettant alors à bien des plumes de s’enorgueillir de leur analyse et de virevolter dans la sémiologie (une recherche internet sur Blow Up peut provoquer une nausée aiguë).

Il arrive même de voir Antonioni être qualifié de cinéaste « intellectuel ». Pourtant, Scorsese le laisse d’ailleurs très bien entendre dans son texte, c’est avant tout un cinéma « élémentaire », au sens où les questions abordées passent d’abord par une sensation particulière des éléments, de la matière dans laquelle baignent nos vies – la lumière, l’architecture, l’espace, le temps… – « rien de plus, rien de moins » comme dit Scorsese (« … face to face with time and space, nothing more, nothing less. »), c’est là son prodige et sa simplicité.

« What it is »

Dans son essai Against Interpretation, Susan Sontag s’en prenait à l’approche dominante de « l’interprétation » envers l’art en général, devenue un réflexe de la pensée critique et entravant l’expérience intégrale de certaines œuvres. Elle exhortait la critique à écrire sur ce qu’une œuvre estWrite about what it is ») et sur ce qu’elle faitwhat it does »), plutôt que sur ce qu’elle signifierather than what it means »). Un précepte qui s’accorde bien à l’œuvre d’Antonioni. Car ses films ne sont pas tant à « déchiffrer » pour ce qu’ils « voudraient dire ». Il est vrai que d’autres cinéastes font des films narrativement complexes, à plusieurs couches, qu’on gagne à revoir parce qu’il y apparaît de plus en plus de choses, de plus en plus de relations à faire pour approfondir l’histoire, le propos, les personnages. D’autres peut-être inscrivent bel et bien un « sous-texte » à interpréter. Bien sûr il faut faire un certain effort pour « lire » les films d’Antonioni également, mais leurs histoires sont assez claires, directes, à prendre pour ce qu’elles sont. Alors si on gagne à les revoir ce n’est pas vraiment pour y puiser ce qu’il y aurait « en plus » et « derrière », c’est plutôt pour mieux voir l’unité générale, comme une colle qui finit par prendre complètement, un étonnement qui se renouvelle, une sensation qui se précise… « Pénétrer la vie intérieur du film », dit Antonioni.

Par exemple, l’histoire de La notte est simple, même plutôt mince. C’est la désintégration d’un couple. Tout est assez clair. Certainement, il y a tout de même un peu plus, des considérations plus larges auxquelles on peut réfléchir plus longuement. Mais la force d’attraction du film n’est pas dans le second degré d’un sous-texte. C’est dans l’unité de tous les morceaux à chaque instant, une continuité de perception, une harmonie de la forme, des émotions et des idées. Chaque image est d’une beauté pure, intégrale, mais jamais esthétisante. On peut mieux y comprendre une affirmation d’Antonioni (de même que dans la plupart de ses films), à l’effet que la recherche des lieux de tournage est « une expérience intime », et qu’il n’avait jamais une idée esthétique ou une ambition technique élaborée d’avance. Il répondait aux espaces d’une façon personnelle, trouvait la forme au moment de découvrir les lieux et y complétait le scénario. Jamais, dit-il, un lieu visité en cours de recherche et d’écriture n’était-il remplacé par un autre au tournage 2 . L’histoire, les émotions qu’elle contient, l’espace et l’esthétique devenaient donc un tout indissociable.

On revoit La notte une deuxième ou troisième fois et tout en suivant à nouveau une histoire connue, on redécouvre les lieux, la lumière, l’obscurité, les mouvements presque imperceptibles du visage de Jeanne Moreau… On règle nos sens sur le rythme du film. On s’étonne de remarquer soudainement la variété des angles de caméra, comme quelques curieuses vues en plongée. On se promène dans ces images (Scorsese : « I wanted to keep experiencing these pictures, wandering through them. I still do. »).

Peut-être y a-t-il, dans les arts en général mais particulièrement au cinéma, deux façons pour une œuvre suffisamment riche de continuer à s’ouvrir chaque fois qu’on la revoit : grandir encore au deuxième regard (richesse de lecture), ou être encore nouvelle au deuxième regard (richesse de perception). Les deux expériences peuvent se mélanger, mais les films d’Antonioni relèvent davantage du second cas.

Mais il ne suffit pas de faire durer des plans et souligner des silences pour qu’un film puisse engager et modifier la perception. Des comparaisons avec l’œuvre d’Antonioni sont parfois lancées à tort et à travers, dès qu’un film semble insister sur « l’espace et le temps » (c’est souvent plutôt le maniérisme du vide et de la durée). Même si l’évocation du « vide » est fréquente par rapport aux films d’Antonioni, pour cette insistance de l’espace dans l’image, ce n’est jamais vraiment le vide. L’image peut paraître vide parce que nous ne sommes pas habitués à cette densité. Puis il faut des personnages, une perspective humaine, pour que l’espace devienne intéressant et que le temps soit palpable. Il ne suffit pas de filmer des personnages sans substance pour croire qu’ils sont énigmatiques et que l’espace autour d’eux exprime quoi que ce soit. Il faut donc aussi de l’écriture, tout simplement, ce qui manque à bien des émules d’Antonioni, et sans quoi ni l’espace ni les personnages ne sont intéressants.

Désirer vs Vouloir

Antonioni a écrit tous ses films, souvent en sollicitant la collaboration de coscénaristes à certaines étapes de l’écriture. Sauf deux adaptations d’œuvres littéraires (de Cesare Pavese pour Le amiche et de Julio Cortázar pour Blow Up), il est à l’origine de toutes les histoires. Une image de « formaliste », de cinéaste « visuel », lui est resté collée, mais Antonioni était autant écrivain que peintre. Une écriture habile et naturelle se révèle dès les premiers films des années 1950 comme Cronaca di un amore et Le amiche, où brillent les ruses du récit, l’intelligence des dialogues, la capacité à mettre quelques réflexions philosophiques dans la bouche des personnages sans que ça ne sonne faux.

Vues sommairement, les histoires de certains films peuvent apparaître assez convenues, ayant parfois même des airs de romans du cœur bon marché (relations qui se forment et se défont, impliquant leur lot de moments heureux, de disputes, d’impulsions incompréhensibles, de déceptions, de manipulations…). Pourtant, dans chaque film il parvient immanquablement à cerner toujours les quelques mêmes thèmes qui l’occupent. Et malgré que les personnages puissent sembler se réduire à des formes parmi d’autres dans la compositions des plans, ils acquièrent quand même une certaine authenticité. On voit se tisser à travers eux l’enchevêtrement complexe des hasards, du caractère individuel et des circonstances sociales qui orientent la vie dans une voie plutôt qu’une autre. L’écriture est aussi toujours nourrie par une fine observation du monde en arrière-plan, à l’époque précise d’un film : les rapports de classes, les moeurs d’un certain milieu, les mutations culturelles du monde moderne, les automobiles (notamment, la Maserati de Cronaca di un amore et l’Alfa Romeo de L’Eclisse jouent un rôle important), la mode, la bourse, la transformation du paysage (nouveaux quartiers en construction dans L’Eclisse, monstruosité industrielle dans Il deserto rosso, désert que des promoteurs veulent convertir en oasis avec terrains de golf dans Zabriskie Point…), etc.

Peut-on au fait synthétiser les « thèmes antonioniens » ? De quoi est-il vraiment question ? De bien des choses en réalité, Antonioni lui-même a parfois laissé poindre quelques propos sur les questions qui l’intéressaient, parfois éclairants, parfois plus ou moins mystifiants (« Éros est malade », déclare-t-il en 1960). Chaque spectateur peut bien en retirer les quelques idées qui le rejoignent. Du reste, s’agit-il vraiment, tel qu’institué par ces fameux clichés sur Antonioni, de « l’incommunicabilité » et de « l’aliénation dans le monde moderne » ? Peut-être, vaguement, ces formules décrivent-elles certaines caractéristiques des films, un certain contexte, mais que veulent-elles dire au juste ? L’« aliénation » et le « monde moderne » sont alors entendus dans quel sens ? Car les personnages d’Antonioni ne travaillent pas dans des usines ni ne sont-ils rivés à un téléviseur. Aliénés dans les rapports sociaux ? Coupés intérieurement de quelque chose, au niveau psychique, émotif ? Coupés de quoi ? Et « l’incommunicabilité », qu’entend-t-on par là ? Le moindre intérêt à trouver dans cette idée n’impliquerait-il pas de savoir un peu ce qui n’est pas communiqué justement ? Peut-être si on parlait plutôt de « l’incommunicable », mais encore, on rejoindrait une autre série de clichés propres à ces films d’auteur qui font l’économie des mots pour prétendre à « l’indicible ». Et pourtant bien des choses « communiquent », les personnages se parlent, leurs corps et chaque parcelle de l’image communiquent, l’auteur communique… Cette notion paraît arrêter la réflexion plutôt que la stimuler, on dit « incommunicabilité » comme si on avait dit quelque chose sur les films, alors qu’on ne dit alors strictement rien. Et comment construirait-on une histoire et des personnages auxquels on s’intéresse, des personnages qui vivent, sur un concept aussi large et friable ?

L’écriture d’Antonioni peut être vue sous des angles plus concrets et en même temps plus mystérieux. Une vision des personnages qui m’est toujours restée, avec la plupart des films d’Antonioni, est qu’ils sont coincés ou perdus dans un écart, une tension, entre ce qu’ils veulent et ce qu’ils désirent, d’où l’incertitude, le flottement et l’angoisse dans leurs relations et leur façon de vivre. Ils sont animés d’un fort désir, mais ne savent pas ce qu’ils veulent (sans doute faudrait-il chercher du côté de la psychanalyse pour éclairer cette nuance, cette tension). À ce paradoxe s’en ajoute un autre : le besoin de solitude et le besoin des autres. La nécessité et l’impossibilité d’accorder ces deux pulsions.

Monica Vitti et Michelangelo Antonioni, tournage de La notte

Au-delà d’une distance qu’on ressent d’abord envers ces personnages – peut-être parce qu’ils sont si froidement soumis à l’ordre pictural, peut-être parce qu’ils paraissent eux-mêmes émotivement flous ou détachés – on en vient éventuellement à s’intéresser à eux, à s’en soucier.

Le mystère de la « vie intérieure » d’un film

Cette « vie intérieure » du film, dans laquelle Antonioni veut qu’on entre, est précisément ce qui « n’est pas fait pour être expliqué » et qui en fait ne peut être expliqué. Percevoir la vie intérieure d’un film, c’est un peu la même chose que de dire d’un film que « ça marche ». Aussi vague et commune ne fût-ce cette expression, elle n’évoque pas moins une impression nette dans l’expérience directe d’une œuvre, mais impossible à décrire parfaitement (et bien sûr subjective : ça marche pour moi, peut-être pas pour un autre). On peut bien décrire un film dans les moindres détails, mais il est très difficile de dire « comment ça marche ». Ça ne dépend pas d’une forme particulière, d’un style ou d’une prouesse technique – tout peut marcher ou ne pas marcher. Ça se produit devant le film, non en réflexion analytique. Un mystère demeure toujours quant à savoir pourquoi ça marche. La limite de l’analyse du « langage », c’est justement que c’est au-delà du « langage » qu’un film marche, qu’il prend vie, comme quelque chose prend feu.

Le même « langage » peut être employé sans que ça ne prenne vie. On pourrait bien prendre à témoin quelques autres films qui se donnent des « airs antonioniens », mais il est plus révélateur de se pencher sur certains films d’Antonioni lui-même, ceux qui marchent moins bien. C’est une appréciation bien subjective, mais d’autres en conviendront, il s’agit particulièrement de ses derniers films, comme Identification d’une femme (Identificazione di una donna, 1982) et Par-delà les nuages (1995). Concentrons-nous sur le premier, puisqu’il est sur une frontière plus floue entre une œuvre authentique d’Antonioni et une sorte de simulacre, dont on reconnaît les traits mais ne possédant pas la même « vie » que les films antérieurs. Il s’agit aussi d’un film dont on est davantage certain du plein contrôle du cinéaste, puisqu’il fut réalisé avant la terrible paralysie qui l’a frappé en 1985 (tandis que Par-delà les nuages fut coréalisé par Wim Wenders, alors qu’Antonioni était limité par son fauteuil roulant et une quasi incapacité de parler).

À l’exception d’une réalisation télévisuelle en 1980 (Le mystère d’Oberwald) et plutôt en marge du reste de l’œuvre (aussi la seule non écrite par Antonioni), c’est après un assez long silence qu’Antonioni revient avec Identification d’une femme, suite au sublime Profession : reporter (The Passenger, 1975) sept ans plus tôt. L’empreinte du cinéaste, qui approche alors les 70 ans, est bien perceptible. On y trouve aussi des reflets assez clairs de films précédents comme L’Avventura et Le Désert rouge. C’est truffé d’idées, d’inventivité, de réflexions stimulantes et même d’humour subtil. Toute la profondeur du « mystère » dessine ici une grande boucle entre les difficultés des relations humaines et une dimension cosmique, menant à cette finale surprenante : un film de science-fiction est imaginé par le personnage principal, accompagné en voix-off d’une conversation avec un enfant à propos du soleil. Ces idées étaient toujours là auparavant, sans prendre cette forme plus explicite. Avant de tourner L’Eclisse (L’Éclipse), Antonioni avait lui-même filmé une éclipse du soleil. Il avait parlé plus tard en entrevue du silence soudain qui se faisait sur Terre quand le soleil s’obscurcit.

On retrouve encore aussi, dans Identification…, quelques images que nos yeux ne veulent pas quitter. Pourtant quelque chose manque, ça ne marche pas totalement, du moins pas à chaque instant. Le thème du cinéaste en manque d’inspiration, bien que manquant un peu d’originalité, est en soi assez fertile et s’ouvre certainement à une part intéressante d’ « autoréflexivité » chez Antonioni, mais pour des raisons difficiles à saisir, on n’arrive pas à s’intéresser à ce personnage autant qu’à d’autres, à le questionner, à s’en soucier.

En général, les dialogues sont plus lourds, moins naturels, le montage présente par moments une facture rapiécée. Puis la trame musicale, faite d’ambiances électroniques du groupe Tangerine Dream, frise l’excès et paraît souvent plutôt mal assortie aux atmosphères visuelles. Le seul autre film où un élément de la bande sonore est discutable, c’est Le Désert rouge avec le bruitage électro-accoustique qui meuble plusieurs scènes, intéressant en soi comme création sonore (de Giovanni Fusco), mais peut-être trop littéral dans l’usage qu’Antonioni en fait, comme écho de l’état psychologique trouble du personnage de Giuliana.

La connaissance des autres films du cinéaste ne fait normalement que nourrir l’appréciation de chaque film. Sauf que pour Identification d’une femme, cette familiarité peut avoir des effets contrariants. Quand une femme disparaît au milieu du film, pour être bientôt remplacée par une autre, on veut bien accueillir la récurrence de ce motif dans l’œuvre, mais d’un autre côté on se demande si on n’assiste pas à une contrefaçon un peu désolante de L’Avventura. Lorsque survient une scène dans le brouillard, tout en appréciant retrouver une imagerie chère à l’auteur, il reste que le simple déjà-vu (Le Désert rouge, entre autres) et le fait de reconnaître justement une image « emblématique » nous empêche d’être véritablement subjugués (quand on retrouve treize ans plus tard, dans Par-delà les nuages, un photographe errant dans le brouillard, il devient difficile de chasser la désagréable impression d’une parodie d’Antonioni par lui-même).

Identification d’une femme reçut un accueil mitigé et eut une distribution très limitée. Ce serait pourtant trop simple et injuste de le qualifier de mauvais film ou de film raté, tel que l’affirma une bonne partie de la critique, tandis qu’à l’autre extrême certains voulurent y voir un autre « chef-d’œuvre » d’Antonioni. Pour ma part, c’est plutôt un film que je n’ai jamais été certain d’aimer ou non. Mais je garde définitivement le sentiment de quelque chose qui boite un peu, qui ne lève pas complètement comme les autres films, qui passe agréablement devant les yeux sans envoûter véritablement. L’intérêt d’y revenir et de le comparer aux films précédents, c’est justement parce que ce film est à la lisière de cette insaisissable « vie intérieure », qu’il n’est pas habité par la même force évidente que les autres films alors qu’il leur ressemble pourtant de si près. Ainsi, ce qui ne fonctionne pas totalement mais se fonde sur la même imagerie, la même forme, les mêmes thèmes, possède en retour la vertu de renvoyer à une part de mystère ce qui marche dans les autres films, de faire comprendre qu’il s’agit d’une matière vivante qui excède le style, qui dépasse les « signes » et la « signification ». Les analyses demeureront toujours inutiles pour expliquer véritablement « pourquoi ça marche » quand c’est le cas. Cette question se situe aussi en-dehors de l’intentionnalité de l’auteur, qui est livré aux voies mystérieuses d’une sorte de « grâce » qui vient le toucher ou non, puisque forcément l’intention n’est jamais de faire quelque chose qui ne marche pas.

Les « films d’apprenti »

Une idée qui s’est beaucoup ancrée dans les écrits sur Antonioni est celle d’une évolution bien définie de son oeuvre, marquée par une rupture ou une réelle naissance avec L’Avventura en 1960. C’était, en partant, le sous-entendu de la déclaration du jury de Cannes. De nombreux auteurs se sont ensuite appliqués à identifier L’Avventura, La notte (1961) et L’Eclisse (1962) comme formant « la grande trilogie », qui serait la période la plus significative et la plus emblématique de l’œuvre. Il s’agit souvent aussi de valider une conception théorique particulière de l’histoire du cinéma, celle du cinéma « moderne » ou « moderniste », avec certains préjugés esthétiques qui l’accompagnent. Il grido (Le Cri, 1957) est parfois qualifié de film de transition, alors que ceux qui précèdent seraient d’un autre ordre, dans un autre univers cinématographique où le cinéaste n’avait pas encore trouvé sa voie, ou au mieux des préludes inaboutis dans une progression linéaire. Par ailleurs, la manie du classement hiérarchique absolu, chez ceux qui commentent son œuvre, peut aussi prendre d’autres formes, par exemple un livre récent affirme que la couleur constitue le plein accomplissement du style antonionien : la « trilogie » c’était bien, mais les films sont en noir et blanc, alors que les films en couleurs sont les « meilleurs » ou les plus « importants » 3 .

Rien n’est toutefois unanime, Antonioni a quand même reçu une juste reconnaissance pour ses films des années 1950. Alors pourquoi se formaliser des discours qui les négligent ? Ne peut-on de toute façon se faire chacun sa propre idée de chaque film ? En fait, je remonte à une situation bien personnelle et anecdotique, mais instructive : étant tombé autrefois sur ces propos pseudo-savants, dans quelques écrits concordant entre eux pour déclarer que l’œuvre d’Antonioni n’est unique et remarquable qu’à partir de L’Avventura, je m’étais longtemps abstenu de voir les films antérieurs. Car pour un esprit jeune et anxieux devant le nombre de films à voir dans une vie, pourquoi perdre du temps avec ceux que j’avais vus être qualifiés de « mineurs », de « mélodrames », de premières œuvres « pré-modernes », etc. ? L’important n’était-il pas de voir « les plus importants » ? Avant d’y revenir des années plus tard, j’ai donc laissé quelques discours m’influencer et me tenir à l’écart de films exceptionnels comme Cronaca di un amore (Chronique d’un amour, 1950), La signora senza camelie (La Dame sans camélia, 1953) et Le amiche (Femmes entre elles, 1955). Ce retard eut au moins l’avantage, par ces films autrefois ignorés, de rendre possible ultérieurement une nouvelle « révélation » de l’œuvre d’Antonioni.

Une entrevue de 1980 avec Antonioni, par Seymour Chatman (auteur de deux livres sur Antonioni), est assez révélatrice 4 . Dès la première question, il veut valider sa grille conceptuelle et son classement des films, il parle à Antonioni de ses « films d’apprenti » (« In your early, apprentice films of the 1950s… »). Puis il poursuit en décrivant Cronaca di un amore, son premier long-métrage de fiction, comme un film de « genre » et un « film noir » (les universitaires américains et canadiens-anglais adorent utiliser ces termes français à toutes les sauces). Dans la question suivante, il sous-entend que le type d’histoire raconté dans ce film, contrairement aux films des années 1960, était commun et peut-être conçu pour mieux plaire au public (« … more familiar to the public than the kind of story told by your films of the 1960s »). Quelle entrée en matière catastrophique ! Être assis devant Michelangelo Antonioni pour dénigrer sa première œuvre dramatique, par prétention d’exhiber une compréhension sophistiquée de son évolution ultérieure. On est gêné pour lui en lisant l’entretien, mais Chatman ne se rend compte de rien et récidive à plusieurs reprises sur la séparation des films pré- et post-Avventura, sur les limites, les « conventions » et le « mélodrame » des premiers ; sur la radicalité et le « modernisme » des seconds. Antonioni ne semble pas s’en offusquer, mais ses réponses simples et directes sont très instructives et, peut-être sans le vouloir, elles déboutent les questions. Sur Cronaca di un amore : « Je voulais seulement raconter une histoire et dépeindre les émotions qu’elle contient », répond-t-il à la question lui demandant s’il voulait reproduire ou dépasser les conventions d’un « film noir », où Chatman sous-entend également qu’il voulait faire un film juste pour faire un film (« you wanted to make a film (…) so you made a giallo, a film noir »). Sous l’insistance renouvelée d’expliquer, de justifier en quelque sorte un film comme Cronaca di un amore, comme si c’était un objet compromettant, quelques phrases d’Antonioni s’illuminent dans l’échange, dont celle-ci : « Mes films viennent de mes émotions et correspondent à une certaine période de ma vie ». Chatman ne saisit pas la balle au bond, car pour lui la réalité intérieure dont émergerait toute œuvre le moindrement personnelle n’entre pas dans sa grille, il ne la situe dans son propos que par rapport à des facteurs extérieurs : les « genres », les conventions esthétiques, les attentes du public, l’histoire du cinéma… À la question « Étiez-vous conscient avec L’Avventura d’entrer dans une phase radicalement différente de votre carrière ? », Antonioni répond : « Non ». Il ne dit pas si son interlocuteur a tort ou raison de concevoir l’œuvre ainsi, mais de toute évidence il n’envisage pas ses films selon un classement de « phases esthétiques ». Plus loin dans l’entretien, il semble un peu plus sur ses gardes, lorsqu’il s’agit de défendre Le amiche, alors que Chatman insinue maladroitement qu’une des co-scénaristes est possiblement à blâmer pour la « sentimentalité » qu’il perçoit dans le scénario (et manifestement qu’il déplore). Antonioni précise alors : « Les crises émotionnelles et existentielles des personnages sont les mêmes que dans mes autres films, bien que le matériel soit structuré différemment. »

Même les réponses d’Antonioni ne sèment donc jamais chez Chatman l’intuition de remettre en cause son propre jugement, de revoir les films autrement. Il ne cherche qu’à confirmer sa thèse : le « vrai » Antonioni n’existe pas avant L’Avventura. La question ici n’est pas exactement de confronter des points de vue critiques, car ce que fait Chatman est très différent de préférer certains films à d’autres par goût personnel, il s’agit plutôt d’écarter ceux qui ne collent pas parfaitement à une idée prédéfinie, le regard est voilé d’avance par une grille d’analyse (cas typique où la valorisation de sa propre carrière académique camoufle la pauvreté de sa sensibilité cinématographique). Convaincu que la valeur absolue d’un film est dans des partis pris formels plus radicaux, des récits plus elliptiques, des plus longs silences, etc. – il est incapable de voir si un autre film possède quand même une « vie intérieure », une « unité », si une émotion est « vraie » dans un style ou un autre, puisque Antonioni lui dit qu’il ne voulait que « dépeindre les émotions contenues dans une histoire ». Préjugé commun, dans ces conceptions de cinéma « moderne » ou d’ « avant-garde », où ce qui est « classique » est forcément moins valable.

On peut bien ne pas aimer Le amiche autant que L’Avventura ou un autre, mais si on le discrédite sommairement parce qu’il contient plus de dialogues que de silence, on refuse de reconnaître qu’Antonioni s’y montre un brillant auteur de dialogues ; si on y voit comme Chatman un excès de « sentimentalité » et une forme de « mélodrame » au contraire de l’introspection plus ambiguë des films subséquents, on ne se soucie donc guère de la vérité des sentiments dans le jeu et le scénario, trop occupé à cataloguer des styles. Peu importe les « conventions » auxquelles Chatman s’imagine qu’il faille le rattacher, Le amiche est un film remarquable, littéralement l’un des films les plus « réalistes » jamais fait sur les rapports amoureux, au sens du réalisme des personnages, des différences entre hommes et femmes, de leurs émotions, leurs attitudes, leur perception déformée d’eux-mêmes… Jalousie et anxiété y affleurent dans tous les rapports sociaux, et en contrepoint du récit tragique (« mélodramatique » si vous voulez) s’immisce une dimension légèrement comique, une forme d’humour presque cruel parce que trop lucide sur les failles des personnages.

En contredisant Chatman, sur ces films en apparence moins déroutants dans leur forme, ne suis-je pas alors en train de contredire mes propos d’ouverture, sur le choc de la rencontre, sur l’effet de « nouveauté » des meilleurs films d’Antonioni ? Pas vraiment. Premièrement, la nouveauté de la forme ne fait pas nécessairement en elle-même la valeur artistique, et les premiers films d’Antonioni, qu’ils soient plus « classiques » ou non, démontrent assez d’instinct et d’intelligence dans les moindres détails pour qu’il soit tout à fait aberrant de parler de « films d’apprenti ». Deuxièmement, il faut voir que les films qui précèdent la soi-disant « trilogie » n’en sont pas si différents en fait, et ceci suffit à jeter un sérieux doute sur cette idée si obstinée d’une œuvre divisée en phases distinctes, d’une révolution qui serait advenue avec L’Avventura. Il y a certes des différences de degrés, dans le développement de certains moyens d’expression entre les premiers films et ceux des années 1960, mais on doit reconnaître avant tout la formidable unité qui lie tous les films. Dès son premier long-métrage de fiction (après quelques courts documentaires et une collaboration scénaristique avec Rossellini), Cronaca di un amore (1950), tout y est : un rythme particulier, les thèmes de l’histoire, une manière qui lui est propre de placer la caméra et composer des plans… Dans un exaltant plan-séquence de plusieurs minutes, la caméra parcourt le paysage à 360 degrés, valsant avec les deux acteurs qui prennent tour à tour l’avant-plan (visible ici). Puis comme dans tant d’autres films à venir, la musique de Giovanni Fusco, belle et inquiétante, donne le ton dès les premières secondes (voir note à la fin sur la collaboration Fusco / Antonioni). En d’autres mots, ça saute aux yeux et c’est l’un des plaisirs de découvrir ce film en connaissant déjà la suite de l’œuvre : Cronaca di un amore est sans nul doute « un film d’Antonioni ». S’il est un grand cinéaste « moderne », il l’est depuis le début ou ne l’est pas.

Il est même parfaitement justifié de considérer ses premiers films parmi ses meilleurs.
Mais enfin, tous ne voient pas la même chose et d’autres persistent, à l’instar de Chatman, à ancrer une perception négative des films des années 1950. Lors d’une rétrospective de l’œuvre d’Antonioni à la Cinémathèque française en 2007, André S. Labarthe écrivait dans les Cahiers du cinéma :

« (…) Chronique d’un amour, apparaît, après L’Avventura, à la fois comme une esquisse et un brouillon : une œuvre désordonnée, plus pleine qu’un œuf mais imprécise, une œuvre sans impact sur laquelle la mise en scène n’a pas encore inscrit sa suprématie. (…) Chronique d’un amour comme La Dame sans camélias, malgré de réelles beautés, souffrent aujourd’hui d’être confrontés avec la perfection des derniers films. » 5

Rêve et cauchemar

Les films d’Antonioni ne contiennent pas de scènes proprement oniriques. On n’y trouve presque jamais une quelconque forme de projection subjective de la pensée d’un personnage, ni de représentation d’événements irréels ou surréels. On rencontre quelques rares exceptions, comme dans Le Désert rouge, alors que l’histoire d’un mystérieux voilier, racontée par le personnage de Monica Vitti à son petit garçon, est illustrée dans une scène imaginaire. Aussi dans Zabriskie Point à deux occasions : la scène de sexe fantasmée dans le désert, puis l’explosion finale, manifestement imaginée par la jeune fille (quoique préfigurée « en réalité » par la fuite de gaz). Mais habituellement, tout ce qu’on voit à l’écran est « réaliste », c’est le déroulement de l’histoire dans le monde réel.

Pourtant, de nombreux moments dans plusieurs films, sinon certains films en entier, prennent une apparence de rêve. Ainsi, bien que les représentations oniriques soient marginales dans l’ensemble de l’œuvre, des qualités oniriques se dégagent peu à peu des images à mesure qu’on entre dans un film, qu’on glisse imperceptiblement dans un état second.

En fait, « rêve » n’est qu’un mot, pour évoquer une certaine sensation, une « modification de la perception », telle que souhaitée par Antonioni. Le Désert rouge et Blow Up, par toute l’atmosphère des films en entier, sont plus clairement à la lisière du rêve. Mais ailleurs, entre autres dans L’Avventura, La notte, L’Eclisse et The Passenger, certaines scènes flottent également dans une sphère d’étrangeté, elles se couvrent d’un léger voile onirique, bien que l’action soit strictement campée dans la réalité de l’histoire et des lieux. C’est parfois le contenu d’une scène, la mise en situation, qui sans franchir la frontière du réalisme, se loge dans une zone de notre esprit tout proche du rêve, des forces de l’inconscient, comme la rencontre bizarre et intense que fait Giovanni (Mastroianni) à l’hôpital, dans La notte, avec la jeune femme psychotique et nymphomane. Ailleurs c’est plutôt dans certaines propriétés mystérieuses de la forme. Dans L’Avventura, cette histoire de disparition soudaine – et toute la scène des recherches, sur les rochers coupants d’une île frappée par la mer agitée – ne prend-t-elle pas au bout d’un moment des airs de rêve ?

On ne dit nullement que le film suggèrerait d’une quelconque manière que les événements puissent se dérouler en rêve, mais qu’on peut y éprouver cette légère déviation des sens, un état analogue au rêve, une forme de transe. Et ceci par certains agencements de la forme, de la lumière, des sons, du rythme, où la forme elle-même demeure aussi attachée au réalisme, c’est-à-dire sans trucage, sans fantasmagorie. Antonioni a très peu fait usage de tout artifice qui modifie directement la perception à travers la caméra ou par des manipulations de post-production, les ralentis dans Zabriskie Point étant la plus notable exception.

La scène finale de L’Eclisse détient ce pouvoir onirique. Dehors sur la rue, on revoit les lieux où se sont retrouvés les deux principaux personnages au cours du film. On s’attend à les voir, mais ils n’apparaissent pas tout de suite à l’écran. Des passants anonymes traversent le cadre, d’autres descendent de l’autobus, les plans s’enchaînent… L’attente devient curieusement trop longue et on comprend qu’on ne les reverra plus. En termes de structure, c’est une des quelques « fins ouvertes » exemplaires dans l’œuvre d’Antonioni. On ne sait pas ce qu’il advient du couple (seront-ils ensemble finalement ?) et le fait de revisiter les lieux en leur absence fait d’autant plus ressentir leur existence, ailleurs, quelque part où ils poursuivent leur vie « en-dehors du film ». Ou peut-être serait-ce le début d’un autre film possible, d’autres vies à suivre parmi ces passants sur les mêmes rues ? Quoi qu’il en soit, ce ne sont que des interprétations, une lecture certes possible et stimulante, mais qui ne recouvre pas l’expérience intégrale de la scène.

Car il y a autre chose… En invoquant Sontag, il faut s’attarder à ce que « fait » cette scène (ce qu’elle nous fait), à son « effet » et non à son « sens ». Pour ma part, cette scène suscite un certain malaise, une vague angoisse que je tente de m’expliquer, devant des images somme toute assez banales. C’est peut-être que le film, expulsant ainsi les personnages, créant cette absence, peut renvoyer d’autant plus à soi-même, seul dans une sorte de recueillement devant l’espace pur, l’espace sans les êtres humains que nous avons suivis pendant tout le film. C’est presque terrifiant (Scorsese : « … time and space… they stare right back at us. It was frightening… »). On s’y sent pratiquement absent soi-même, un monde qu’on a connu réellement et qu’on regarde maintenant autrement, dans des images ou en rêve.

Avez-vous déjà rêvé que vous mourrez ? Dans ce type de cauchemar, on se détache de soi-même, on se voit en train d’être arraché à tout. On sait qu’on meurt et on regarde tout d’un autre œil soudainement, l’espace où l’on n’est déjà plus, mais où quelque chose continue, où d’autres personnes poursuivent leurs affaires comme si de rien n’était… L’angoisse n’est pas tant de penser qu’on meurt, mais de voir le monde délesté de notre présence. Le sentiment trouble que génère cette scène finale de L’Eclisse s’apparente peut-être à ce cauchemar, l’effroi de voir le monde continuer sans nous.

Lumière et couleurs

Ce n’est qu’une impression, mais on dirait que le passage au cadre plus large, à partir de L’Avventura (les films précédents étaient en « Academy ratio » 1.37 :1, pas encore en « widescreen »), marque aussi l’avènement d’une nouvelle lumière. Les images de L’Avventura et de L’Eclisse paraissent si lumineuse, si limpides, tout irradie (Scorsese : « … black and white widescreen images unlike anything I’d ever seen »). La grande profondeur de champ, déjà mise en œuvre depuis les premiers films, profite à toute cette lumière, dans laquelle une île rocailleuse ou un édifice posés sur l’horizon se découpent quasiment en relief au loin. Les moindres contrastes appellent le regard, comme l’éclat d’une chevelure blonde à côté d’une chevelure noire. La notte au complet est un lent clignotement, un long fondu qui suit la course du soleil : le jour éclatant, blanc, autour de l’hôpital au début ; ensuite la lumière douce du soir qui approche ; puis la nuit opaque pour la plus grande partie du film, figures dessinées dans les lueurs électriques ; enfin le retour du jour à la fin du film, mais qui s’annonce à peine, le début de l’aube, l’herbe grise sous des arbres noirs.

Ce sont les trois derniers films en noir et blanc d’Antonioni. Leurs images sont pleines, solides, immuables. Le noir est noir, le gris est riche, le blanc est lisse – des images qui donnent l’impression d’être sculptées dans le charbon et l’argile.

Vient ensuite la couleur dans Il deserto rosso (Le Désert rouge, 1964). On dirait presque, dans certains plans, une coloration au pochoir comme aux premiers temps du cinéma, avec seulement quelques morceaux de l’image découpés dans des couleurs primaires sur un fond monochrome – un manteau vert dans un paysage noirci, des flammes jaunes de cheminées d’usine contre un ciel gris… Et souvent, c’est comme si l’image retournait au noir et blanc, la pellicule couleur est désarmée devant un monde sans couleur. Même quand il devrait y avoir de la couleur, comme sur une charrette de fruits dans la rue, Antonioni la retire en peignant les fruits en gris. La lumière est moins vive, diluée dans l’air plus lourd, sous un ciel bas, dans un paysage plat et humide qui rappelle celui d’Il grido.

Si tout film fait avec le moindre sérieux implique un soin dans les décors et les costumes quant à la composition des couleurs, Antonioni poussait ici le principe dans un nouveau registre. Par touches parfois expressives, parfois minimales ou abstraites, dans chaque plan les personnages sont en rapport avec l’environnement par la couleur : tantôt en contraste, tels des corps étrangers dans un organisme qui les rejette, et tantôt fondus, absorbés dans l’environnement.

Le film suivant, Blow Up (1966), laisse un souvenir semblable, comme si le fond était resté en noir et blanc, avec quelques taches de couleur sur des objets précis, quelques accents bleus et rouges. Pour les scènes de jour dans le parc, on pourrait s’imaginer encore les premiers temps du cinéma et que la pellicule fut trempée dans la teinture verte. La palette est en général un peu plus retenue que dans Le Désert rouge, du moins Blow Up reste en mémoire comme un film principalement en vert, noir et blanc.

Ces deux premiers films en couleur baignent dans une lumière diffuse, égale, grisâtre, propre aussi aux lieux : une ville portuaire et industrielle brumeuse dans Le Désert rouge, les rues de Londres dans Blow Up. Par la suite, Zabriskie Point (1970) et The Passenger (1975) 6 retrouvent en couleurs la lumière éclatante des derniers films en noir et blanc. Une lumière offerte aussi par les lieux de tournage, où dominent le bleu du ciel et toutes les nuances jaunes, roses et rougeâtres du désert. Des images rayonnantes, transparentes, qui paraissent durcis au soleil comme des vitraux sortis du four.

Antonioni poursuit aussi le travail de peintre avec les décors, par exemple dans la première partie de The Passenger, lorsque le reporter (Jack Nicholson) rentre à l’hôtel, il est en quelque sorte encore dans le désert, tout l’intérieur reprenant les teintes du ciel et du sable de l’extérieur.

On ne peut parler des couleurs chez Antonioni sans noter son essai avec le médium vidéographique en 1980, Le Mystère d’Oberwald, curieuse mise en scène de télé-théâtre adaptée de L’Aigle à deux têtes, une pièce de Cocteau. Filmé dans un château et dans les bois alentour avec des caméras de télévision, l’exercice s’essouffle très vite dans les limites esthétiques du médium et l’artifice de la scénographie d’époque. L’œuvre en elle-même est peu mémorable, mais Antonioni s’est intéressé aux couleurs tout à fait irréelles que pouvaient produire quelques manipulations du ruban magnétique. Des nuits vertes et mauves, une forêt orangée, une lueur bleue inexplicable dans le coin d’une pièce… Bien que n’ayant rien de révolutionnaire et devenues très datées technologiquement, ces images demeurent étonnantes et conservent une étrange beauté. L’expérimentation est plus radicale dans les premières minutes, on regrette qu’elle ne fut pas développée davantage et avec plus de variations tout au long du film.

La nuit

Les scènes de nuit sont récurrentes et possèdent un caractère singulier dans toute l’œuvre d’Antonioni, elles sont empreintes d’une forte atmosphère. Les drames s’y dénouent, les énigmes s’y épaississent. La notte est un film nocturne, mais la nuit est aussi le fond des déchirements à la fin de Cronaca di un amore et de Le amiche, ou encore des moments où un personnage paraît troublé devant « le mystère », dans L’Eclisse et dans Blow up.

Ces images sont toujours esthétiquement remarquables et aussi de brillantes leçons techniques de la part des directeurs photo qui ont collaboré avec Antonioni : une rue en perspective qui s’évanouit dans l’obscurité, des figures découpées sous un lampadaire, les phares d’une voiture comme des gros yeux inquiets, le frisson des feuilles luisant légèrement sous la lune… Non une nuit artificielle, trop éclairée pour les besoins de la pellicule, ni une misérable « nuit américaine » fréquente à l’époque, ce jour mal maquillé par des filtres, mais la nuit réelle, où la caméra se glisse comme un chat. À la fin de Cronaca di un amore, la nuit profonde, définitive, encadre la blancheur trop éblouissante du manteau de fourrure de Paola, le signe final de son opulence factice, l’éclat de sa culpabilité, l’explosion des illusions aux yeux finalement lucides de Guido.

Au milieu de L’Eclisse, le personnage de Monica Vitti erre le soir sur une place déserte. Arrivent des chiens qui se poursuivent et exécutent quelques cabrioles qui l’amusent. Puis son attention dévie vers le tintement métallique des grands poteaux qui vacillent doucement dans l’air. Son attitude change, son esprit semble basculer dans une présence soudaine aux choses les plus insignifiantes, à l’étrangeté qui surgit du familier, le mouvement secret des choses dans la nuit… Pourquoi cette scène ? Mais en fait, pourquoi la nuit, si importante dans tous les films ? On est tenté de répondre : tout simplement parce que la nuit est le fond sur lequel peuvent s’amplifier les petites choses.

Qui chantait ?

La scène imaginaire évoquée plus haut dans Le Désert rouge, lorsque Giuliana (Vitti) raconte une histoire à son fils, est aussi dans une toute autre lumière que le reste du film. En contraste avec le paysage industriel et brumeux, on est soudainement au bord de la mer sous un soleil radieux, sur une côte sauvage avec des oiseaux, des arbres, des fleurs, même un lapin qui court sur la plage. La mer au loin est d’un bleu pur et profond, puis devient translucide le long du rivage, peignant des criques bleu ciel et cyan. Une petite fille solitaire y passe ses journées. Elle aperçoit un navire qui s’approche, un voilier différent des autres petits bateaux qu’elle voit d’habitude. Elle est attirée par ses grandes voiles blanches et décide de l’approcher à la nage. Mais en s’approchant, elle ne voit personne à bord. Puis le navire fait demi-tour et remet le cap vers le large. Revenue sur la rive, la jeune fille entend une voix, un chant qui remplit l’air. Encore une musique de Giovanni Fusco, quelques notes suspendues très haut, bouleversantes, éternelles. Mais la plage demeure déserte. Elle ne sait pas d’où vient le chant. Elle remarque aussi pour la première fois un petit îlot de rochers qui ressemblent à des corps, à de la « chair ».

« Mais qui chantait maman ? », demande le petit garçon à la fin de l’histoire.

« Tout le monde… Tout. »

++++

(voir la scène en entier)

Écoutez d’autres contributions du compositeur Giovanni Fusco, qui chaque fois semblait réussir, avec la musique, à encapsuler le rythme et les émotions d’un film :

[Le amiche, ouverture->http://youtu.be/hgnA5gVyoBk]
[Cronaca di un amore, thème principal (bande-annonce)->http://youtu.be/t9qHUqZ7P38]
[L’avventura (générique d’ouverture)->http://youtu.be/mAGWuO5hz2g]

Notes

  1. The Man Who Set Film Free, Martin Scorsese, NY Times, 12 août 2007.
  2. Entrevue de 1980 par Seymour Chatman.
  3. Michelangelo Red Antonioni Blue : Eight Reflections on Cinema, Murray Pomerance, 2011. Résumé officiel : « The films in his black and white trilogy of the early 1960s—L’avventura, La Notte, L‘eclisse—are justly celebrated for their influential, gorgeously austere style. But in this book, Murray Pomerance demonstrates why the color films that followed are, in fact, Antonioni’s greatest works. »
  4. Source : réédition dans Film Quarterly, automne 1997, p. 2-10.
  5. André S. Labarthe, Cahiers du Cinéma, Hors-Série Bergman-Antonioni, 2007.
  6. Il y eut entre les deux Chung Kuo Cina (1972), un documentaire sur la Chine, un film dont il est assez difficile de cerner l’intention… et qui est assez difficile à apprécier.