ENTREVUE AVEC MICHEL BRAULT

Cet entretien a été réalisé en deux temps par Aurélie Le Caignec et Douglas Resende, à la Cinémathèque de Montréal puis dans la maison de Michel Brault à Beloeil au printemps 2011.
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À 82 ans, Michel Brault est l’une des figures emblématiques du cinéma direct au Québec. Caméra à l’épaule, micro en main, lui et ses amis de l’Office national du film inventent dans les années 50 un nouveau cinéma documentaire, plus proche des gens, plus spontané. Leur particularité : le son synchrone. Entre avancées techniques et recherche de vérité, Michel Brault a toujours fonctionné par instinct. C’est cet instinct qui l’incite à filmer un rassemblement de raquetteurs en 1958 à Sherbrooke et à réaliser ses premières minutes de son synchrone, en collaboration avec Marcel Carrière. C’est encore cet instinct qui le pousse à rejoindre Jean Rouch à Paris sur le tournage de Chronique d’un été en 1960. Puis à parler des victimes des mesures de guerre pendant la Révolution tranquille au Québec en octobre 1970, dans Les Ordres. En plus de cinquante ans de carrière, ce réalisateur et directeur de la photographie a été le témoin de son temps.

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Les Raquetteurs (1958) que vous avez réalisé avec Gilles Groulx et Marcel Carrière est souvent considéré comme l’une des premières oeuvres de cinéma-vérité. Jean Rouch lui-même en a fait les louanges. Il manque pourtant une partie fondamentale…

Michel Brault : …qui est le son synchrone. Tous les sons dans Les Raquetteurs ont été réalisés en studio. Même la musique à la fin, lorsqu’un gars met un harmonica à sa bouche, c’est le compositeur de l’ONF Eldon Rathburn qui l’a jouée. Il a mis l’instrument dans sa bouche et a joué Listen to the Mockingbird, une célèbre chanson qu’il connaissait. Alors que le film était projeté devant lui, il a essayé d’être synchrone avec le son et a ensuite ajusté sur la table de montage.

Sauf… une scène. J’étais en train de filmer le maire donnant les clés de la ville au club américain. La veille, j’avais demandé au preneur de son, Marcel Carrière, de venir. Il travaillait sur un autre film à Montréal mais il avait une journée de repos. C’était dimanche. Il est donc venu à Sherbrooke. Je ne sais pas quand il est arrivé, j’étais déjà en train de filmer quand je l’ai vu dans mon cadre. Et vous pouvez le voir aussi dans le film ! Il est là et pose le Maihak, cet enregistreur avec un mécanisme à ressort. Il devait tourner la manivelle puis prendre le micro incorporé à l’enregistreur. Il le tend au maire et le maire dit une phrase très courte : «Il me fait grand plaisir d’accueillir le club américain et de remettre les clés de la ville…» J’ai vu ça et je me suis dit ok. Je n’y ai d’abord pas fait allusion… Mais lors du montage, nous avons transféré toute la matière sonore et l’avons donné à Gilles Groulx. Il a entendu le discours du maire. Il a retrouvé l’image et le son, a mis cela sur son Moviola, a synchronisé les deux et c’était du son. J’ai donc dans ma vie – je ne dis pas dans le monde, parce que des situations comme celle-ci ont dû se produire ailleurs avant – réalisé ma première scène de cinéma-vérité. C’était en 1957. Voilà comment tout est né.

Les Raquetteurs (Michel Brault et Gilles Groulx, 1958)

En 1958, vous partez présenter Les Raquetteurs au séminaire Flaherty à Santa Barbara. Jean Rouch en est l’invité d’honneur. C’est une rencontre décisive dans votre carrière.

Quand Jean Rouch a vu Les Raquetteurs à Santa Barbara et que j’ai vu Moi, un noir, nous nous sommes en quelque sorte découverts et nous sommes devenus amis. Un an plus tard, j’étais en train de tourner un film au Québec quand j’ai reçu un télégramme me demandant de me rendre à Paris. Jean avait demandé à son producteur de m’inviter pour faire partie du tournage de Chronique d’un été… non, ça s’appelait alors Êtes-vous heureux ? J’ai tout laissé ici et je suis parti à Paris. Quand je suis arrivé, ils avaient déjà commencé le tournage avec des caméras traditionnelles, les Arriflex. Ils avaient tourné ce qu’Edgar Morin appelait les commensalités. Cela consistait en un repas entre amis, des personnes brillantes autour d’une table avec de bons produits. Ils se mettaient à parler, buvaient du vin, et on espérait qu’un peu plus de vérité sortirait de tout ça. C’était donc une sorte de cinéma-vérité, sans qu’on l’appelle comme ça. C’était plus une sorte de cinéma sonore, mais qui n’était pas mobile. Jean a essayé de trouver un cameraman qui pourrait rendre cela mobile, c’est la raison de sa sollicitation. Il avait vu Les Raquetteurs un an plus tôt à Santa Barbara. Il a dit : «Michel Brault vient.» Puis il a sollicité André Coutant de chez Éclair, l’entreprise parisienne. M. Coutant a dessiné une caméra de taille moyenne mais transportable, puis Jean me l’a mise entre les mains quand je suis arrivé et m’a dit : «C’est la caméra que nous allons utiliser.» Mais ce n’était pas vraiment synchrone. Je lui ai donc dit : «Cette caméra n’est pas synchrone, on ne peut pas tourner.» Il m’a répondu : «Ce n’est pas grave, on réglera le problème plus tard.» Nous nous sommes retrouvés avec 25 heures d’enregistrement complètement décalé. Et qu’est-ce qu’a fait Jean ? Il a demandé à un groupe de monteurs de réajuster toute la matière sonore mot par mot. 25 heures. C’était novateur. Voilà pourquoi je pense que cela signe le début du cinéma-vérité.

Dans vos documentaires, votre présence est souvent imperceptible. Les caméras étaient pourtant lourdes et bruyantes à vos débuts. Comment arriviez-vous à ne pas vous faire remarquer ?

On était invisible parce que… en général… en tout cas, moi, je filme quelque chose qui captive ceux que je filme. Par exemple, ce n’est pas nous qui avons organisé la pêche aux marsouins, à l’île aux Coudres, dans Pour la suite du monde (1962). Nous avons convaincu Léopold Tremblay de refaire cette pêche avec ses amis. À partir du moment où il est occupé à faire ça, sans trop lui demander de nous attendre, d’arrêter, on court après et puis on filme tout ce qu’il fait. Parce que lui, il faut qu’il aille rencontrer des amis, des gens. S’il fait la pêche aux marsouins, qu’on soit là ou qu’on ne soit pas là, il s’en fout. Il faut qu’il aille rencontrer le curé, il faut qu’il aille rencontrer Grand Louis pour lui demander s’il veut refaire la pêche aux marsouins, et là, il ne s’occupe pas de nous, parce qu’on ne lui demande jamais… et puis, il faut toujours être prêt. Et être discret et peu nombreux. L’idéal, c’est deux personnes, parce que deux personnes, c’est déjà beaucoup si vous filmez deux autres personnes.

Pour la suite du monde, justement, est un film important dans votre filmographie, représentatif de votre collaboration avec Pierre Perrault, mêlant à la fois les progrès techniques à la poésie de l’image et du propos. Quelles sont les conditions qui ont rendu possibles ce projet ?

C’est une nouvelle formule, entre guillemets, qui n’avait jamais été faite avant, grâce à mon expérience sur Chronique d’un été à Paris. Avec l’aide de Marcel Carrière au son, on a développé des techniques qui nous ont permis de tourner. Vous devriez voir la photographie quand nous avons filmé les trois anciens sur le bateau pour voir s’ils avaient fait une prise… Je suis assis à l’avant du bateau, Marcel est derrière moi, presque dans l’eau. Il avait mis des couvertures sur moi pour couvrir le son de la caméra, plus mon manteau, plus le sien, plus celui d’un autre qu’on avait emprunté. On était donc arrivé à suffisamment d’épaisseur sur la caméra, et je filmais… La mer est très calme, les vieux hommes discutent, le son est merveilleux. Une fois que j’avais eu ce que je voulais, je n’avais besoin de rien d’autre.

Pour la suite du monde (Michel Brault et Pierre Perrault, 1963)

En 2005, André Loiselle a publié un livre mettant en parallèle votre filmographie et l’histoire québécoise et canadienne. Il est vrai que vous avez très souvent été à l’affût de faits marquants, notamment lorsque vous vous rendez en Acadie filmer un mouvement d’étudiants francophones. Pourquoi être parti au Nouveau-Brunswick ?

C’est une longue histoire. Après qu’on ait tourné Pour la suite du monde, Pierre Perrault et moi, on s’est dit qu’il fallait bien faire autre chose. En 1966, René Lévesque fonde le Mouvement Souveraineté-Association et on s’est dit que ce serait bien de faire un film sur lui. Mais on s’est aperçu que Lévesque se refusait intérieurement à ce qu’on le fasse. Alors on a décidé de transformer ça en un film sur le pays. C’est devenu un film sur la parole, pour aller cueillir l’opinion. Et moi, ça m’intéresse moins, ça me prend un geste, ce n’est pas seulement la parole, c’est le geste et la parole. Donc, je me suis un peu détaché, mais je participais quand même à des tournages de ce qui allait devenir Un pays sans bon sens ! On est alors allé à Winnipeg à une rencontre d’étudiants sur la question de la nationalité, du pays. Il y avait un étudiant qui venait de Moncton. C’était Bernard Gauvin qui est dans L’Acadie, l’Acadie !?! Il s’intéressait à nous et nous a dit : «Vous devriez venir à Moncton le 14 mars, il va y avoir une marche sur l’hôtel de ville. Ça va sûrement vous intéresser.» Quand on a eu filmé une journée et qu’on a rencontré nos quatre étudiants Bernard Gauvin, Irène Doiron, Blandine Maurice et Michel Blanchard, on s’est dit : «Il y a un film à faire avec eux parce que ça va évoluer cette situation.» C’était en 1968.

Dans L’Acadie, l’Acadie!?!, l’une des scènes ne ressemble pas aux autres. Vous filmez une rencontre entre les étudiants et le maire de manière très distanciée. Pour quelle raison ?

On n’était pas là. [Rires] Le matin de la marche sur l’hôtel de ville, j’attrape tout à coup un mal de dos épouvantable. Je ne suis plus capable de porter la caméra, ou à peine. J’appelle mon ami Bernard Gosselin à Montréal et je lui dis : «Viens m’aider, j’ai besoin de toi, à priori ce soir, pour la marche de l’hôtel de ville.» Il arrive vers 1h-2h de l’après-midi par avion et je lui dis : «Toi puis Pierre Perrault, vous allez entrer avec les étudiants à l’intérieur de l’hôtel de ville.» Moi, je n’étais pas bien en forme, je faisais quelques images à l’extérieur mais je n’aurais pas pu porter la caméra synchrone à l’intérieur. On filme la soirée, moi je filme dans la rue, eux en principe sont en-dedans. Après, je leur dis : «Comment ça a été ?» Ils me disent : «On n’a pas réussi à rentrer.» J’en revenais pas. J’étais fâché. Là, quelqu’un arrive en courant et dit : «Regardez la télévision !» Je vois tout ce qui s’est passé avec les étudiants. Alors, le lendemain matin, je téléphone à mon producteur Guy Côté et je lui demande : «Peux-tu acheter tout le matériel qui a été fait ?» Il a acheté tout le matériel de la petite station qui était bien contente de nous vendre ça. C’est le matériel que vous avez vu dans le film, je l’ai mis tel quel, on n’y a pas touché parce que ce n’est pas nous qui l’avons filmé. C’est comme un témoignage brut, un enregistrement brut de la situation filmée par d’autres. On voit qu’ils ne prennent même pas la peine de se déplacer. On ne voit pas Irène ni Bernard, ou on les voit mal. On ne voit pas le maire. C’est ça qu’il faut, il faut savoir profiter des occasions quand elles se présentent. Il faut savoir se retourner vite quand on rate quelque chose. Le fait que j’aie pensé qu’on pouvait acheter le matériel, ça a sauvé toute la situation. C’est le noeud, le coeur du problème, parce qu’avec l’attitude du maire, on comprend tout. On dirait qu’il y a une haine dans les propos du maire qui fait qu’on comprend.

Tout serait-il donc une histoire d’instinct ?

Je pense que je sais ce que je dois faire pour communiquer ce dont je suis témoin. Je témoigne de choses qui m’enthousiasment et je veux le montrer de la meilleure manière possible à mes amis, à mes parents, aux gens. Je suis confiant en moi et en mon sujet et je veux être éloquent. Je pense que beaucoup de réalisateurs mettent simplement la caméra devant quelque chose et ne l’utilisent pas comme un instrument d’émotion. Ils utilisent un zoom parce qu’ils doivent l’utiliser, ils coupent une scène en deux secondes parce qu’elle doit être coupée. Aujourd’hui, on va trop vite, le mot d’ordre est «aller vite» alors on va vite. Quand vous voyez quelqu’un chanter, pourquoi devoir couper sans arrêt ? Si vous la voyez sous une belle lumière, que tout est parfait, que le son est parfait, vous n’avez pas besoin de couper. Les gens coupent aujourd’hui, je parle d’un extrême, mais il y a de ces demi-décisions qui peuvent vous tenir à l’écart de votre sujet. Quand on comprend ce qui se passe, on le filme. Et s’il ne se passe rien, on ne filme pas, on ne tourne pas.

Dans votre carrière, vous avez plus souvent préféré le genre documentaire à la fiction. Pourtant, lorsque vous décidez d’aborder les victimes des mesures de guerre dans Les Ordres (1974), vous privilégiez la fiction. Pour quelle raison ?

J’aurais aimé faire un documentaire là-dessus, mais je n’en étais pas capable, c’était trop tard quand j’ai pris ma décision. L’armée était partout, on ne pouvait pas sortir, on ne pouvait aller nulle part, on ne pouvait rien filmer. Mais j’avais des témoins, ces gens qui étaient sortis de prison et qui m’ont raconté leurs histoires, comme dans un documentaire. J’avais donc le choix de les filmer et de réaliser un documentaire sur eux. J’ai préféré une autre voie en décidant de réaliser un film de fiction à partir de leurs histoires. Pour moi, c’était la façon de rejoindre le plus de monde… parce que le documentaire, surtout à cette époque, n’était pas très répandu. Et je voulais que ce qui s’était passé en prison dans mon pays – qui était tout simplement ahurissant – je voulais que le plus grand nombre le voie. Mon rêve était que le film sorte dans les salles de quartier, et comme un film de fiction, mais qu’il fasse le même travail qu’un documentaire. C’est à dire qu’on y croie, qu’on soit bouleversé par ce que le gouvernement avait fait ici. C’est pour cela que j’ai fait une fiction. J’aurais pu me tromper mais je ne crois pas, finalement. Je suis très heureux du résultat.

Pourquoi ne pas avoir filmé le contexte social et politique ?

Je n’ai pas fait un film sur les problèmes politiques, sur la mauvaise conduite des politiques. J’ai fait un film sur l’humiliation. L’humiliation des gens. Je sais que pour répondre à leurs souhaits, j’aurais dû être journaliste ou analyste politique, mais je ne l’étais pas. J’étais juste un cinéaste. Je devais donc réagir avec ma connaissance de la réalisation. C’était leur rôle, le rôle de Pierre Valcour ou de René Lévesque de l’expliquer, parce qu’ils avaient accès à toutes sortes de sources auxquelles je n’avais pas accès. Si j’avais eu la chance de leur répondre, voilà ce que je leur aurais dit : «C’est votre boulot d’expliquer ce qui s’est passé. Moi, je ne sais pas. Je ne suis qu’un citoyen.» La seule chose que je savais, c’était ce que ces gens m’avait confié. Mon boulot a donc consisté à rendre visible ce qui était invisible, visible au plus grand nombre de spectateurs possible. Et je pense que j’ai réussi. Imaginez-vous si ce film n’avait pas été fait ? Vous n’auriez jamais su ce qu’il leur était arrivé. Cela fait partie de notre histoire. Notre histoire douloureuse, je n’ai pas peur de m’en vanter, je suis très heureux d’avoir pu participer… et puis c’est le hasard qui m’a fait m’intéresser à ça, ce sont les encouragements de Pierre Gauvreau de l’ONF. Il m’a aidé à m’accrocher. Et puis aussi… je ne suis pas quelqu’un qui écrit. Je déteste ça. Je ne suis pas dialoguiste. La plupart des dialogues du film proviennent de ce que ces gens m’ont raconté. Ils ont rejoué les scènes et m’ont refait les dialogues. Je n’ai fait que recopier.
Lorsque j’ai réalisé ce film, j’avais utilisé cette technique d’entretien – certains avaient expliqué ce qu’il leur était arrivé, comme dans un documentaire. Mais je ne voulais pas que quelqu’un pense que j’étais en train de faire un documentaire, je voulais que les gens sachent que c’était bien une fiction. Pas de la fiction dans le récit, mais dans la réalisation. Cela a été réalisé comme un film de fiction. Mais les faits sont bien réels. En fait, j’avais décidé de jouer carte sur table et de dire aux spectateurs : «Je vous le dis, je suis en train de faire une fiction. Alors, allons-y, faisons-le !» J’avais lavé ma conscience et leur avais dit : «Si vous pleurez pendant le film, c’est que nous avons bien fait notre travail, nous vous avons convaincus, nous vous avons atteints.» Voilà le but de la réalisation : atteindre les spectateurs.

Les ordres (1974)

Puisque l’on parle de fiction inspirée des principes du documentaire, que pensez-vous des travaux du réalisateur Peter Watkins ?

Ah! C’est très étrange que vous me posiez la question, j’allais justement vous en parler. Pendant quelques années, j’ai enseigné à l’université de Montréal, dans la section cinéma. Et j’avais choisi comme thème la frontière entre fiction et réalité. En effet, beaucoup de films essaient de marcher sur la ligne entre documentaire et fiction et l’exemple le plus extrême est la filmographie de Peter Watkins. Lui a choisi de faire de la fiction mais à la manière d’un documentaire. Et il le fait si bien que vous ne pouvez pas savoir si c’est une fiction ou un documentaire. En général, je suis contre ça, parce que c’est comme tricher un peu. Vous faites croire aux spectateurs que vous faites un documentaire alors que ce n’en est pas un… Et c’est tellement réel !

Je vous donne un exemple. J’avais l’habitude de présenter La bombe. C’est un film d’une heure sur une bombe atomique lancée sur Londres en Angleterre. Sauf qu’il n’y a jamais eu de bombe atomique sur Londres. Mais vous ne pouvez pas imaginer à quel point cela paraît réel, et cela atteint des extrêmes à l’image de ces vieilles dames qui se battent juste pour avoir un peu de confiture à mettre sur leur pain. La conséquence de tout ça, c’est que le monde entier est en train de devenir bestial. Et vous y croyez. Le film est éraflé, manipulé, les images ne sont pas très bien cadrées, comme dans un documentaire… C’est remarquablement fait ! Je présente donc ce film à mes étudiants. Avant, je leur signale : «Ceci est une fiction.» Le film est diffusé, puis les lumières se rallument, tout le monde est silencieux. Soudain, une étudiante lève la main et me dit : «M. Brault, comment se fait-il qu’on n’ait pas su qu’une bombe était tombée sur Londres ?» Puis, elle s’arrête et reprend : «Vous voulez dire que ce n’est pas vrai ?» «Oui, c’est une fiction, mademoiselle, je vous l’ai dit avant.» Je lui avais dit avant, elle a vu le film mais elle pensait tout de même que c’était vrai.

Mais j’accepte cela parce que c’est pour une bonne cause, c’est contre la bombe atomique. Donc, toutes les excuses sont bonnes. En même temps, c’est dangereux si vous faites cela pour des raisons politiques, mais Peter Watkins est une personne consciente et intègre.

Vous avez effectué la majeure partie de votre carrière au sein de l’Office national du film. Selon vous, quel a été le rôle de cette institution à ses débuts, puis quand vous y avez travaillé ?

D’abord, aux débuts de l’institution, il fallait informer les gens sur la guerre, les rassembler, communiquer, parce qu’il n’y avait pas de télévision. Si cela a eu une influence (selon les idées de John Grierson), elle n’était pas politique. Elle était artistique ou créatrice. Grierson avait dit cette merveilleuse phrase : «L’Office national du film, c’est le cheval de Troie de l’esthétisme qu’on introduit dans le gouvernement.» Et c’est assez étrange qu’un gouvernement laisse entrer un cheval de Troie, favorise l’introduction de la contestation. Immédiatement après la guerre, après que le travail de promotion de l’armée eut été fait, l’ONF est devenue consciente socialement, parce que si vous rassemblez des gens comme des artistes, des journalistes, et que vous leur donnez des caméras et du son, ils vont commencer à regarder leur entourage et commencer à réfléchir sur la société. Il est donc embarrassant pour un gouvernement d’avoir un Office national du film la plupart du temps. Prenons comme exemple L’Acadie, l’Acadie… Un jour, je suis allé aux archives afin de récupérer une copie pour la visionner mais le technicien m’a dit : «Vous ne pouvez pas l’avoir, ce film est interdit, il doit rester là.» Je suis reparti dans le couloir et j’ai rencontré Jean-Pierre Lefebvre qui m’a demandé : «C’est pour toi que le ministre vient d’arriver ?» C’était Gérard Pelletier qui était secrétaire d’État, je crois. Il était venu à l’ONF pour visionner L’Acadie, et c’est pourquoi il était temporairement interdit, afin que Gérard Pelletier puisse regarder le film. Tout cela pour vous montrer que le gouvernement se préoccupait de notre travail.

Ce qui marque aussi votre époque, c’est le sens collectif qui habitait les réalisateurs de l’ONF

C’était naturel. Nous ne connaissions pas une autre manière de le faire, bien qu’il y ait eu des films très personnels. Mais c’était une très bonne chose – nous étions ensemble pour regarder les rushes et en parler, visionner les premières copies de montage et en discuter. On faisait aussi des films en groupe. Comme par exemple le fameux À Saint-Henri, le 5 septembre, un film tourné en un jour par tous les réalisateurs de l’ONF.

Dans le livre qu’André Loiselle vous a consacré, il évoque succinctement la difficulté pour certains réalisateurs de travailler avec vous comme directeur de la photographie. Vous confirmez ?

J’ai dit ça ? Je ne m’en rappelle pas… Mais c’est vrai [après une longue pause avec un rire]. Il est possible que cela ait été difficile parce que j’étais… exigent. Je voulais le meilleur. J’ai certainement eu de l’influence sur certains réalisateurs… Ce n’était pas un défaut. Par exemple, quand j’ai fait Les bons débarras avec Francis Mankiewicz, nous avons très bien travaillé ensemble, mais j’étais exigent sur les raisons de filmer. Je me rappelle que je demandais toujours à Francis : «Pourquoi filmons-nous ceci ? Quelle est l’essence de notre scène ?» Cela le forçait à analyser ses propres décisions et me rendait conscient de l’objectif du tournage. Si je connais la raison d’une scène, je sais où on va et quel est le point important. Je croyais fermement à la théorie du crescendo. Dramatiquement parlant, quand on développe une trame, on devrait toujours suivre un certain crescendo ou descrescendo, on devrait toujours évoluer vers le haut ou le bas, pour arriver à un point, pour préparer la suite. La manière dont on filme est très importante… C’est là que j’avais de l’influence.

Les bons débarras (Francis Mankiewicz, 1980)

La photographie, justement, tient une place importante dans votre travail. Comment est née cette attirance pour l’image ?

J’ai fait de la photo parfois par nécessité, il faut bien se l’avouer. Quand j’étais photographe, avant d’être cinéaste, c’était pour gagner ma vie, pour faire vivre ma famille. Mais il y a certaines circonstances dans la vie, qui remontent assez loin. Par exemple, j’ai toujours eu du mal avec l’écriture. Je suis incapable d’écrire un scénario. C’est pour ça que pour Les Ordres, au lieu d’écrire le scénario moi-même, de le prendre dans ma tête, il m’a été raconté comme ça par les gens qui étaient en prison. Donc, je n’ai que transcrit, puis j’ai fait les liens, etc. Ça, c’est du travail de cinéma. Mais comme écrivain, non. Je suis allergique à l’écriture. Et pourtant, quand je m’y mets, je fais assez bien ça. Mais pas de façon importante. Je peux expliquer ça par certaines attitudes de mes professeurs à l’école primaire, qui ont fait que j’ai été humilié un peu, et qui m’a fait craindre la page blanche. Et puis, quand j’étais au collège classique, j’étais je ne sais plus en quoi, en méthode… en belles lettres peut-être… J’avais un ami qui faisait de la photographie au collège et il photographiait le réfectoire, le dortoir, les chapelles et les corridors, etc. Un jour, il avait à photographier un long corridor et il voulait avoir de la profondeur de champ de très près parce qu’il avait une pièce de bois en premier plan avec le corridor qui s’éloignait au loin. Il voulait être pris ici au bout et pris ici aussi à trois ou cinq pieds, jusqu’à l’infini. Pour ça, tout photographe sait qu’il faut fermer le diaphragme, donc on a plus de profondeur de champ. Fermer le diaphragme à 64. Mais là, on diminue la lumière, donc il faut augmenter le temps de pose. Moi, je ne connaissais rien là dedans. Mais il m’expliquait tout ça. Alors mettons que son diaphragme était à 64, peut-être était-il à 10 secondes avec de la pellicule pas très sensible, avec un câble. Donc, il prend sa photo, il tient le bouton du câble enfoncé. Et moi je regarde. Il y a comme un enregistrement qui se fait. Pendant la photo, un prêtre passe à l’autre bout du corridor. Alors, je lui dis : «Ta photo est ratée.» Il ferme l’obturateur et me dit : «Mais non Michel, la photo n’est pas ratée parce qu’il n’y a que la lumière qui impressionne la pellicule.» Là, à l’intérieur de moi, ça s’est mis à faire clic-clic-clic-clic. J’ai compris que la lumière influençait la pellicule, les sels d’argent, tout ça. C’était fini, j’étais devenu photographe. Ça m’a déclenché. Mais ça s’est déclenché d’une drôle de façon parce que je crois qu’une de mes qualités aujourd’hui, c’est d’être à la fois moitié technicien et moitié poète, ou l’équivalent du poète. C’est-à-dire que je suis capable de faire les deux en même temps. Et c’est très important lorsqu’on fait du cinéma. Il faut être capable d’être ému en filmant. Ému jusqu’aux larmes s’il faut, ou rire de ce qu’on voit. Et en même temps, pouvoir se dire avec l’autre partie du cerveau, si on veut les séparer en deux, que hop le soleil a baissé, est-ce qu’il y a assez de lumière sur son visage, est-ce que j’ai la bonne ouverture, est-ce qu’il reste de la pellicule dans ma caméra, et puis penser à comment remonter ça, est-ce que je fais un gros plan, est-ce que je reste en plan large ? Que des préoccupations techniques de bas étage comme certains disent mais il faut pouvoir vivre les deux en même temps, et c’est ça la qualité d’un cinéaste.

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Photo de l’en-tête et dernière photo : Alfredo Brant

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