ENTRETIEN AVEC LUC BOURDON
Film de montage entièrement constitué à partir des archives de l’Office national du film du Canada, La mémoire des anges fait revivre la ville de Montréal des années 1950-1960.
Cette multitude d’images, de sources si diverses, forme une étonnante unité, et pas simplement dans les thèmes et le décor de la ville, mais dans des enchaînements où chaque coupe semble produire des « raccords » selon sa propre logique, par une relecture attentive du contenu, de la forme et du sens de ces images. Évitant la continuité narrative trop forcée aussi bien que le kaléidoscope éclaté, il en résulte un film inqualifiable, tour à tour impressionniste, historique et musical, à la fois portrait d’une ville et découverte du patrimoine cinématographique. Un film qui nous tient sous le charme des textures visuelles et sonores de l’époque, où se côtoient des visages connus et d’autres anonymes, où des chapitres significatifs de l’histoire de la ville se mélangent à des détails de la vie quotidienne des Montréalais.
La musique occupe une place importante dans ce voyage à travers le temps et l’espace d’une ville. Les archives filmiques de cette époque ont immortalisé de nombreuses figures de la scène musicale montréalaise (Raymond Lévesque, Willie Lamothe, Oscar Peterson…) ainsi que des artistes dont le passage dans la ville fut marquant, comme Charles Trenet et Igor Stravinsky.
À côté des visions du passé, des aspects de la ville scellés dans un temps révolu, on retrouve aussi une certaine émotion dans quelques images plus intemporelles et familières (du moins pour les spectateurs qui résident dans cette ville), ces choses qui font partie de la ville d’aujourd’hui comme de celle d’hier, telles la neige devenant de la « slush » où s’enfoncent les pieds des passants, le soleil d’été inondant des ruelles aux clôtures ondulées, un après-midi au parc, etc.
Le réalisateur Luc Bourdon a répondu à nos questions.
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Qu’est-ce qui motivait votre intérêt pour la ville de Montréal dans les années 50-60 en particulier?
J’ai toujours aimé filmer les villes, toutes les villes, et la ville la plus intéressante que j’ai donc (re)trouvée dans les archives de l’ONF était Montréal.
Pour moi, la ville dans un film… c’est un personnage. Celui ou celle qui détermine l’espace-temps, la culture, l’architecture, le tissu social et urbain…
Le lieu du crime, du drame, d’une histoire à raconter est donc important à mes yeux. Partant de la collection de l’ONF (contenant 11 000 titres) pour faire un film de montage, il a donc été simple et naturel de choisir Montréal comme personnage. Tout simplement parce qu’il s’agit de la ville qui a été la plus documentée visuellement au cours de l’histoire de l’ONF. Tout aussi important, j’y suis né et je l’aime encore, malgré les revers de son hiver.
Pour ce qui est des années 50 et 60, lors de la période de recherche, j’ai identifié et visionné les films traitant de Montréal, sous tous ses aspects, afin de retrouver les lieux publics, les foules, la vie dans ces années-là. Au début, j’ai cherché tout azimut, en regardant les films de l’ensemble de la collection, de 1945 à aujourd’hui. Très vite, j’ai compris que les années 70, 80, 90 m’intéressaient moins. À mes yeux, j’y retrouvais vite des repères, moins de choses inédites, beaucoup de couleurs et de caméras à l’épaule, le grain éclaté du 16 mm ou l’image électrique de la vidéo, des hommes barbus et moins élégants! C’est ainsi qu’à force de visionnements, il fut déterminé que le Montréal des années 50 et 60 serait le personnage principal, le fil conducteur du montage à faire. L’autre personnage principal du film serait la « turlute », la ritournelle de la ville chantée ou jouée par différentes figures, différentes personnalités de la musique. En fait, l’idée de départ était de faire une comédie musicale avec, comme fond de scène, Montréal, une chronique du temps qui passe en chansons et en musique.
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Toutes ces images ont des qualités esthétiques indéniables, elles sont souvent merveilleusement bien filmées. Nécessairement, vous avez choisi les images qui sortaient du lot, mais avez-vous vu dans l’ensemble de ces archives un caractère cinématographique intéressant et propre à l’époque, une façon particulière de travailler pour les cinéastes, malgré la diversité des réalisateurs et caméramans dont les images se retrouvent dans le film?
L’Office national du film a été une fabuleuse école pour nos cinéastes, un lieu de développement, un lieu marquant de la création du cinéma d’ici dans les années 50 et 60, et que l’on qualifie de période d’or de l’ONF. Il se tournait plus de 200 films par année. C’était les premiers films, pour la plupart des courts métrages, de cinéastes qui ont pour nom Brault, Jutra, Giraldeau, Groulx et cie… Des tonnes de perles y furent produites.
Ils filmaient en 35 mm et ne bénéficiaient pas du son synchro dans les premières années. Ils se déplaçaient avec des gros équipements et cela dicte, selon moi, des esthétiques de travail différentes de celles que nous connaissons aujourd’hui. Il n’était pas possible de jouer sur la légèreté ou la portabilité du médium à cette époque là. Ils étaient aussi tributaires de certaines règles dictées par les responsables des studios et des différents départements de l’ONF. Il suffit de penser au département caméra qui était, selon ce que j’ai pu lire, très strict sur ce qui était permis (ou pas) de faire avec une caméra (c’est pour ces raisons, entre autres, que le cas du film Les Raquetteurs a fait l’effet d’une bombe dans le milieu).
Ainsi, en parcourant la collection de l’ONF, j’ai découvert une cinématographie très diversifiée qui abordait de nombreux sujets qui avaient été effectivement merveilleusement bien filmés. Il fut donc assez facile de repérer des plans intéressants de Montréal dans ce lot d’images.
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On retrouve aussi un condensé de l’histoire technique du cinéma à cette époque, marquant certaines différences dans le son et la lumière parmi les images qui se côtoient : différentes qualités sonores, différents types de noirs et blancs et utilisation croissante de la couleur dans les années 60, etc. Ces éléments possèdent aussi, en eux-mêmes, un fort « affect » (le « charme » particulier des couleurs ou des textures audio de l’époque). Quel était votre intérêt pour ces « textures » du matériel et leur rôle dans le montage?
Nous nagions dans les textures. C’était inévitable et c’était selon moi l’une des forces du projet. Mais comment arriver à marier autant d’images différentes? Il fallait accepter ces différences et se concentrer sur le contenu des images.
Lors du montage, nous n’avons pas essayé d’harmoniser les images ou d’unifier de quelque manière que ce soit les images entre elles. Nous avons plutôt travaillé avec le matériel tel qu’il était, soit avec ses contrastes, ses différences, ses couleurs originales.
Pour ce qui est du passage du noir et blanc à la couleur, cela était une idée inscrite dans plusieurs des films réalisés à cette époque, notamment dans les films de Groulx. Nous avons donc poursuivi cette expérimentation inscrite dans les œuvres.
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Le film est entièrement et exclusivement constitué des éléments visuels et sonores des archives de l’ONF, il n’y a pas de narration ajoutée pour mettre en contexte, pas de musique autre que celle présente dans les archives, pas d’expérimentation d’altération des images non plus. Tout est uniquement dans le montage. Avez-vous défini cette approche dès le départ ou plutôt réalisé en cours de route qu’il était possible de s’en tirer sans éléments externes, sans ajouter de colle pour que les morceaux tiennent?
Le pari du film était de créer un film sans enregistrer une seule image ou un seul son. Faire un film de recyclage, un film de récupération… Un film créé uniquement en salle de montage. Cette idée était là dès le début, c’était le point de départ du film à faire, le pari à relever.
En ce sens, le pari a été tenu pour l’image et le son (tous récupérés de la collection ONF). La seule chose qui fut créé pour le film a été le générique d’ouverture et celui de la fin. Je désirais récupérer aussi cet aspect mais ce fut impossible. Dave Black, le concepteur graphique de La mémoire des anges, a tout de même effectué une étude sur les « font » utilisées à cette époque afin d’en reproduire le style.
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Le film est constitué d’extraits de 120 films. Mais, depuis le début du projet – question un peu simpliste mais dont on est curieux – à combien se chiffrerait le nombre d’heures d’archives filmiques que vous avez regardées au total, avant d’identifier les films à numériser pour finalement en faire 1h20?
À vrai dire, je ne sais pas combien de films j’ai visionné ou combien d’heures de visionnement cela constitue. Ayant déjà été programmateur au Festival du nouveau cinéma pendant plusieurs années, je me suis retrouvé à faire un peu, beaucoup, le même type de travail. C’est-à-dire être payé à regarder des films, en cherchant la perle, l’objet rare.
Aux films de la collection que j’ai visionné sur différents supports, il faut ajouter le visionnement d’une cinquantaine de DVD de chutes de films, provenant du Plan d’archives (« stock shots ») de l’ONF.
Il faut savoir que nous avons numérisé des extraits de 200 films (parfois des films au complet) afin de se créer une banque d’images. Avec Michel Giroux, le monteur, nous avons décomposé chaque film et placé les images dans des rubriques spécifiques (trains, usines, chansons, etc…), selon un ordre précis. Tout cela fut effectué avec l’idée de créer nos propres rushes et pouvoir se retrouver dans toutes ces images (et ces sons). L’image que j’ai pour illustrer le mode d’emploi du film est celle de prendre 200 casse-têtes, de les sortir de leurs boîtes, de les mélanger et, un par un, prendre chaque morceau afin de l’identifier spécifiquement et lui trouver une rubrique.
Une fois ce travail accompli, nous avons pu débuter le travail de création avec, comme règle de base, de ne pas recréer les montages existants afin d’éviter la citation ou un effet d’anthologie. Ainsi, nous avons passé plus de temps en salle de montage à constituer notre banque d’images et de sons qu’à monter.
On peut dire que ce fut un travail de moine…
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La facture du film maintient un équilibre entre, d’une part, une structure thématique et historique qui constitue une certaine trame narrative, et d’autre part un caractère très libre avec l’agencement des éléments formels. Bref, comment qualifiez-vous la démarche de ce travail de montage? Dans quelle mesure était-ce intuitif? Aviez-vous l’impression de travailler davantage comme un historien, un anthropologue, un conteur, un musicien… ou tout ça à la fois?
Disons seulement que moi et Michel nous nous sentions privilégiés de pouvoir faire un tel travail. Nous avons aisément pu trouver un plaisir immense à faire ce travail qui, avec tous nos doutes, n’était pas toujours évident à réaliser.
Ce n’est ni un film documentaire, ni un film de fiction… La mémoire des anges est un essai. Un essai libre de toutes contraintes. Un film de montage qui a trouvé sa source d’inspiration dans les films que nous avions sous la main.
Nous avons assemblé, dans un premier temps, une version de deux heures qui se voulait chronologique, en faisant attention aux saisons, aux dates, au rythme des séquences et à leurs significations. Nous nous sommes laissés inspirer par les films que nous avions analysés en les décortiquant, en les découpant. Nous avons été souvent ébahis devant l’ingéniosité et l’inventivité des créateurs de cette époque et c’était inspirant de pouvoir recevoir autant de leçons de cinéma, de pouvoir redécouvrir une période de notre cinématographie qui avait été si marquante et avec laquelle nous pouvions jouer et créer.
Ensuite, oui, le montage était vraiment intuitif. Ça colle, ça colle pas… C’est ainsi que nous avons fonctionné, en tâtonnant. Nous nous sentions vraiment privilégiés de jouer avec les sons, les musiques et les images. Nous avons beaucoup ri en salle de montage et, parfois, pleuré face à certaines émotions.
Nous n’avions pas de scénario écrit. Nous avons essayé simplement de faire coller des morceaux de puzzle – issus de différents casse-têtes – ensemble… Parfois cela fonctionnait. Parfois, non. Nous avons tenté de trouver des rythmes, un souffle. Le titre est apparu avec les images, des images qui nous dévoilaient des visages d’une autre époque, souvent des gens qui ne sont plus, ou des gens connus dont on se demandait ce qu’il était advenu.
La mémoire des anges, c’est beaucoup ces gens qui apparaissent dans le film. C’est aussi les films qui le constituent. À nos yeux, le cinéma de cette époque témoigne de la vie de ces gens devenus, avec le temps, des anges pour leurs parents, leurs amis, leurs amours.
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Dès le 20 octobre au Cinéma Ex-centris à Montréal et à partir du 31 octobre au Cinéma Le Clap à Québec.
Images : © Office National du film du Canada.