WALKING DEAD, L’AUTRE ET LE MÊME
On a beaucoup parlé depuis quelques années du renouveau de la série à la télévision américaine, un phénomène généralement attribué à la décision de plusieurs chaînes câblées – au premier chef Home box Office (HBO), mais aussi Showtime ou AMC – d’investir massivement dans la production d’émissions de fiction de grande qualité (et pour cette raison particulièrement coûteuses) au détriment de la diffusion de films de cinéma, qui constituaient jusqu’à récemment leur principal atout. On ne s’étonnera pas dans ce contexte que soit si souvent évoqué le virage-cinéma de la série ; avec le développement fulgurant depuis une dizaine d’années des modes alternatifs de visionnement des films (DVD, VSD, sans compter le piratage sur internet), l’attrait commercial du cinéma diffusé à la télévision a considérablement chuté, et la série « de qualité » se propose en fait comme un produit de remplacement hautement attractif du fait de l’exclusivité qu’elle représente. Un exemple récent d’émission diffusée sur AMC illustre bien ce phénomène : non seulement la série Walking Dead a toutes les caractéristiques évoquées ici (qualité de la réalisation et de la direction artistique, investissement financier considérable) mais elle s’attaque de surcroît à un créneau – les histoire de zombies – que la télévision a très rarement abordé, probablement parce qu’il s’est traditionnellement adressé à un public assez circonscrit – en gros, les adolescents amateurs de cinéma d’horreur.
Le passage au petit écran de ce genre éminemment cinématographique – il doit ses lettres de noblesse à G. Romero et à son célèbre Night of the Living Dead – est d’ailleurs marqué par quelques subtiles adaptations, révélatrices des différences entre les deux médias mais plus spécifiquement encore du changement de public qui s’opère lorsque l’on passe de l’un à l’autre. Le film de zombies a toujours été l’occasion d’exploiter au maximum ce que l’on nomme en anglais le Gore – visages à moitié explosés, yeux arrachés, viscères pendantes – une tendance clairement assimilable aux aspects volontairement « choquants » du cinéma d’horreur. Walking Dead en contient certes sa juste part mais, contrairement aux films qui justifient leur attrait par ces scènes, l’essentiel ici n’est pas dans l’étalage de chairs mortes : les séquences qui montrent les zombies en action sont somme toute plutôt anecdotiques, et même si la manière dont ils sont représentés est extrêmement crue – autant sinon plus qu’au cinéma – leur fonction semble moins d’en mettre plein la vue au téléspectateur que d’établir une sorte de nouveau standard de réalisme pour le genre. Les effets spéciaux y sont en effet d’une précision et d’une qualité telles qu’ils font en sorte d’évacuer la part de grotesque qui entraîne habituellement ce type de films à flirter avec le second degré ; il s’y trouve presque toujours une dimension hyperbolique et un côté bricolage dont l’absence ici, jumelée à certains autres aspects de la série, permet de recadrer le thème des morts-vivants sur un plan plus socio-philosophique que carrément gore, et probablement dans un même élan rejoindre un public moins jeune. Il n’est pas surprenant en ce sens que les commentaires les plus souvent lus ou entendus sur Walking Dead aient à voir avec l’incrédulité des téléspectateurs face à leur propre appréciation de la série ; peu familier avec le genre ou même carrément hostile à ses sanglants motifs, tout un pan du public découvre un univers qu’on a suffisamment adapté à ses goûts pour qu’il se laisse séduire tout en offrant aux amateurs irréductibles une matière apte à les accrocher eux aussi.
Les Zombies constituent en effet une puissante métaphore, qui nous parle du monde actuel bien plus directement et clairement qu’on pourrait le croire si l’on s’arrête à leur caractère « fantaisiste » ; comme catastrophe qui s’abat sur l’humanité, inaugurant une ère post-apocalyptique, la horde des morts-vivants s’inscrit dans une suite de phénomènes (martiens, créatures préhistoriques, désastre naturels…) dont la fonction est à peu près toujours de mettre en relief les dangers qui pèsent sur la communauté et ce que celle-ci attend des individus qui la composent. En ce sens, si les bonshommes verts de la science-fiction des années 1950 et les dinosaures des années 1980 évoquaient respectivement la peur du communisme et le « backlash » écologique de l’ère post-industrielle, le phénomène des zombies est clairement lié à la montée de l’individualisme contemporain et à la peur de se voir « happé » par la masse indifférenciée que constitue la foule urbaine (the « mob ») sans conscience, sans raison, sans caractère ; aussi l’image des hordes de morts-vivants hagards déambulant dans les rues d’un centre-ville déserté constitue-t-elle logiquement le cliché par excellence de ces films. L’ « Autre » de la science-fiction classique était dangereux parce que différent (la bibitte de Alien), ou alors, s’il s’agissait de montrer qu’il ne constituait pas une menace, la différence physique était annulée par une identité « psychologique » presque parfaite avec la race humaine (E.T.) ; le zombie, c’est votre voisin, votre sœur, vos enfants (on insiste d’ailleurs très lourdement sur cet aspect dans Walking Dead), c’est une image en miroir de vous-même que vous ne voulez pas voir – la mort de votre individualité, la menace de son engloutissement dans le grand fleuve humain.
Comme genre se manifestant pour la première fois dans le paysage renouvelé de la « série de qualité », le film de zombies tombe donc à pic. D’une part, il permet de déployer tous les signes de la cinématographicité, de faire jouer en sa faveur la plus-value dont profite encore le cinéma par rapport à la télévision ; d’autre part, en thématisant la peur du « commun », de la foule, de l’anéantissement du pouvoir discriminant et en sur-valorisant le « pouvoir » individuel, rien ne dit qu’il ne nous parle pas aussi, indirectement, du paysage télévisuel, de la manière dont les chaînes câblées tendent de plus en plus à se positionner contre le « populisme » parfois outrancier des réseaux généralistes en offrant un produit « distinctif ».