Voyage en Italie
Il courait autour d’un château, épuisé, s’appuyait contre ses murailles. Regardant la couronne de sapins qui chapeautait la colline, il se résignait à poursuivre, poursuivre, les paumes couvertes de glaise, mais content. À l’heure du lunch, il vous parle des films d’Alexandre Larose, ce chevalier devenu cinéaste. Vous vous sentez d’ailleurs fébrile et ailleurs. Comme lui ? Vous pensez à l’origine du chagrin chez les dinosaures, aux ingrédients principaux de la recette du ragout du jugement dernier, à l’épée bleue qui jaillit un soir du lac obscur, et pourquoi pas, à l’humanité des axolotls ? Ça m’arrive également. Pendant que votre aventure commence et que vous l’écoutez parler des films d’Alexandre Larose, mon père et moi sommes en Italie où nous voyageons ensemble pour la première fois. La lumière jaune fait scintiller les cailloux des rues et des bâtiments. Elle émeut au moyen de qualités que je trouve cinématographiques, soit, je rencontre en elle une parenté avec celle d’un film, le Copie conforme (2010) de Kiarostami. De lui, c’est la lumière que je conservais, et seulement elle, dans le pissenlit de la mémoire, vous savez, là où les ingrédients du cinéma peuvent demeurer entiers.
Depuis longtemps déjà, je garde contact avec vous au moyen de très courts messages, vous recommandant un roman ou un film, mais ici, je me consacre surtout à la promenade.
— Il n’y a pas de retraite pour le chevalier, m’a dit un jour Alexandre Larose en me montrant l’épée qu’il gardait dans son placard.
En deux ou trois gorgées, mon père a terminé son café et marche dans les rues, les mains dans les poches. Je l’accompagne distraitement. Dans le monde utile, mon père est un vendeur de bateaux. Ce qu’il ne dit pas à ses clients, c’est qu’il n’a jamais mis le pied sur un bateau. Il connait les gens. C’est ce qu’on dit de mon père qui dans le domaine du bateau a fracassé les records de vente qui le précédaient. Nous sommes ici en vacances. Mon père a de bonnes espadrilles et passe ses journées à marcher. Il regarde les gens pour faire le plein d’impressions, les gens, il aime s’accorder la peine de les comprendre. Il a un système. Visuel ou auditif. Lorsqu’il s’entend sur une réponse, il ne revient jamais sur celle-ci et fonce. Il peut parler des heures avec des inconnus. Ce jour-là, il se rend dans une bijouterie. Il a des billets comptés d’avance dans ses poches. Il veut offrir un cadeau à ma mère.
— Quelque chose qui brille et qui ne sert à rien, ça fait toujours plaisir.
Il ne me le dit pas, mais je sais que mon père imagine qu’un camion s’arrête devant la bijouterie et explose. Cette image lui provient d’un film qu’il a vu avec moi. L’explosion tuait une femme qui prenait en photo avec son téléphone intelligent ses bagues favorites. Mon père entend les voitures circuler. Aucun camion. L’employé de la bijouterie, attentif aux moindres hésitations grâce à des yeux magiques et expérimentés, est capable d’y lire le secret de la volonté, décrète le sérieux du projet de mon père à celui de ses gestes, vains ou définitifs. Un mouchoir dans sa poche. Mon père brusque sa première attention. Celle-là.
— Un iceberg !
Dehors, des cloches annoncent un mariage. En sortant, mon père aperçoit les portes ouvertes d’une église. Elles crachent un tapis mauve qui se déroule jusqu’à une fontaine. Des mariés gravitent autour en prenant des poses amoureuses qu’un photographe capte en cherchant l’angle qui serait le meilleur, et qui lui permettrait d’adopter une posture athlétique. Mon père et moi nous joignons à la foule. Je trouve parfois mon père un peu trop entreprenant. Une main sur l’épaule, je lui suggère d’être discret. Nous ne connaissons pas cette famille. Il me tire par le bras, chut, et nous entrons dans l’église où de froids courants d’air glissent entre nous. Cela est apaisant. La cérémonie est sur le point de commencer. De loin, presque caché et honteux, j’observe mon père parler à tout le monde, se fondre dans la foule comme s’il était en fait un illustre membre de la famille, un cousin oublié enfin de retour des nouveaux pays. Il parle un italien barbare, mais personne ne veut le lui reprocher. Tout le monde l’aime et s’accorde magnifiquement avec sa personnalité. C’est dans ces moments que mon père me fascine et me terrifie. Je sens qu’il est à un faux pas du gouffre. Mais non ! La mariée traverse l’église. Elle va à sa rencontre et pose une main sur sa tête chauve. L’émotion est vive. À la demande de la mariée, une demande qui reçoit une ovation spectaculaire, mon père obtient la bénédiction du curé et monte en chaire le premier.
— Angelo calvo, dit la future mariée en embrassant mon père sur le front.
Avant de prendre la parole, mon père scrute attentivement les visages tournés vers lui. Il sourit, il savoure quelque chose, mais j’ignore quoi. Il dit : « Je suis trop occupé ». Et il le répète en anglais : « I am too busy ». Et il le répète, mais en plusieurs langues. Toutes les langues qu’il connait, ne serait-ce qu’un peu. Je suis trop occupé. Il le dit en insistant doucement, en soulevant un bras, en palpant l’air, brandissant ce qu’on soupçonne être le poids des années. Je suis trop occupé. Sono troppo occupato. La parole de mon père, sa façon étrange et approximative d’énumérer, de dire, je suis trop occupé, est captivante, touchante, mélancolique. Elle devient alors les fondations d’une parabole. L’hymne à la vie et l’évidence. La vie précieuse. Il y a des notes, dans sa voix, qui détaillent son intention. Son visage, répétant les mêmes mots, émeut. Je suis trop occupé. Il le répète au moins 100 fois. Et les gens se lèvent et l’applaudissent. L’église tremble. Le père de la mariée chasse une larme de sa joue.
C’était en 2017.