Variations du mythe (passé, présent, futur)
Le film de Bertrand Bonello, Tiresia, commence par une série de séquences qui tendent clairement à répondre à quelques critères du tour de force formel et fictionnel. Ces critères sont : 1) la production de scènes aux résonances esthétiques apparemment inédites que nous allons expliciter ; 2) du côté dramatique, relever sans ambages, dès les premières scènes, le défi d’une transposition de la figure mythologique dans le monde contemporain. Plus précisément, ce second point vise la production, à même la bisexualité du mythe de Tiresia, d’une source originaire de la pensée actuelle du cross-gender. Nous reviendrons sur ce second point, mais d’abord décrivons cette magnificence formelle à l’œuvre aux premières séquences. Les premiers plans du film donnent le ton : une série de points de vue rapprochés sur une éruption volcanique, de la lave en fusion. Ces images ont un caractère évocateur, aux résonances sourdes et emblématiques pour le film. De ce magma provient ce qui est mis en scène dans le film, ayant les aspects de la fascination.
Bonello s’intéresse aux mythes dans la mesure où ceux-ci peuvent nous enseigner le présent. Ces images, qui sont l’objet d’une métaphore de “l’originarité”, montrent les forces insondables qui gouvernent le monde de la nature. Le monde de Tiresia lui ressemble. Son opacité est trouble mais aussi tranquille, si l’on veut admettre que la représentation de la réalité dans son opacité est une façon calme, apaisée d’aborder le présent. La question que soulève ce qui préoccupe aujourd’hui une réalité, son mode de lecture ayant trait à la fascination. Il y a bien un récit qui permet cet horizon expressif de ce qui fascine : un homme seul traverse le Bois de Boulogne en voiture, scrutant les prostituées jusqu’à ce que son regard s’attarde plus particulièrement sur l’une d’elles. Un autre client, avec lequel la prostituée s’enfonce dans le bois, lui fait chanter une ballade portugaise. C’est la forêt, la nuit noire : deux hommes écoutent cette prostituée chanter.
Comme nous le constatons avec Bonello dans notre entretien, cette séquence répond à des critères expressifs qui s’apparentent à la musique. Cette voix dans le Bois, nous semble-t-il, dicte le mouvement de l’image comme l’enchaînement des plans. Les premiers conteurs, comme les premiers récits sont le fait du chant. C’est la voix qui créait un espace poétique et fictionnel, adressé à la foule avant même le théâtre grec. La douloureuse complainte de Tiresia a un caractère toutefois éminemment paradoxal : le lyrisme parfait de cette voix provient d’un corps en détresse (malade), comme autrefois Homère chantait Ulysse, dans son corps de pauvre aveugle. Les siècles ont effacé cette présence de la fiction poétique par le corps du poète et nous avons retranscrit un récit épique. Bonello semble montrer que le poème est synonyme du présent et le cinéma peut participer à ce fait, au moins en donnant «de la présence», dans l’image.
Cette proposition du cinéaste peut déterminer l’audace et en même temps la limite du film. La résurgence d’un présent purement poétique à l’image, pour idéaliste qu’elle soit, ne peut longtemps se maintenir si elle n’est un carrefour par lequel s’exprime les passions, les conquêtes des hommes. Au bout d’un moment, le film ne s’intéresse plus qu’au corps et en oublie la voix qui fait le chant. Le registre du poème laisse place à celui de la fascination pour le corps qui le transmet. L’homme qui a suivi ce beau travelo (Laurent Lucas), enferme ce dernier chez lui et le cinéaste s’applique à exposer une stricte cinématographie du regard de cet homme – en un mot, le cinéaste préfère alors l’objet au poème.
Mais ce n’est pas tout ! Nous nous doutions que cette perspective d’objectivation du sujet avait un caractère meurtrier – à force de nier la subjectivité de Tiresia. Effectivement, l’homme lui crève les yeux – réminiscence du mythe – avant de le jeter sur une route reculée, en campagne. Cette séquence constitue un moment de barbarisme rarement atteint dans le cinéma contemporain. On se demande quel est le sens de cette poussée de violence, au moment où la représentation touche à l’insensé d’une douleur extrême. La pléthore d’images brutales servies au quotidien dans la sphère audiovisuelle ne change rien à la légitimité de notre question. Volontairement, Bonello ne voile pas cette douleur qui a la forme d’une revendication esthétique – la plainte est infinie, envers précis de la douce complainte au Bois. L’exacerbation de ce mal a un caractère originaire, celui du tragique antique. Vient ensuite une résurrection, où la voix que l’on avait refusée à Tiresia dans la première partie intervient avec insistance. Mais cela se fait au détriment des autres. Tiresia est rescapé par une communauté rurale et prédit les joies et les malheurs de tout un chacun, avec une voix qui lui semble dictée – Tiresia n’arrive pas à déterminer la provenance de ses propres prédictions. Devant lui on ne parle plus, on accepte incliné la Vérité dont se libère sa gorge, comme si elle parvenait d’un Sauveur.
Subjectivités – spectateur et personnage
Tout à coup un spectateur se sent seul. Il aimerait parler, simplement, puisqu’il est en vie et mortel. Bien qu’il ne chante pas, il en vient à se dire qu’il est mieux de relire Homère, emblématique de ces chanteurs poètes qui ont existé, dont les voix sont l’extension du corps, mais sans devenir de divinité. Ce spectateur de cinéma ne tient pas spécialement à ce qu’on exalte jusqu’à la divination un être de fiction. Car il va voir des films pour porter un regard et mettre des mots sur sa propre vie. Quelle place reste-t-il à la subjectivité du spectateur lorsque la fiction est axée sur la parole d’un oracle ? Au bout d’un moment, il est bon de se demander si la captivité de Tiresia dans la première partie ne se déplace pas du côté du spectateur dans le seconde, puisque le spectateur n’a plus le choix que de «croire» la prédiction de l’oracle aux autres, s’il veut continuer de suivre le film.
Bien sûr, la question de la croyance est au cœur du cinéma de fiction. Bonello s’en rend compte qui prend pour preuve de cela Ordet de Dreyer où, à la fin du film, un miracle a lieu. Une jeune fille, avec la participation de Johannes qui se prenait pour le Christ, fait revenir sa mère du monde des morts. Ce qui est frappant dans le film de Dreyer, c’est combien la représentation du miracle est son point limite et il est inutile d’envisager ce qui puisse se passer après la résurrection. Dreyer n’a d’autre choix que de nous laisser là-dessus, ou alors de revenir au quotidien d’une certaine ruralité danoise. Bonello, dans la seconde partie de Tiresia propose une inversion pratiquement symétrique d’Ordet : Tiresia est recueilli au sein d’un quotidien rural français intemporel, devient oracle, mais plus tard la vie quotidienne reprend son cours. Ce fait est souligné au final par la présence traditionnelle d’une nouvelle triade, suivant l’heureux événement d’un mariage (la venue au monde du Fils, entouré de Père et Mère).
Cette seconde partie marque le tournant «métaphysique» (ou théorique) du film. Il réside dans ce fait que le transsexuel n’est plus envisagé comme un personnage, mais une parole et un concept. Bonello parle dans notre entretien de la théorie du cross-gender en soulignant cette idée selon laquelle le transsexuel possède quelque chose « en plus ». On suppose que ce « plus » consiste en un dépassement de la problématique identitaire, forcément sexuée, mais cela va en fait plus loin, puisqu’il s’agit, par les miracles des prédictions de l’oracle dans le film, de faire passer une anticipation de l’expérience comme une planche de salut pour l’humanité. Car c’est bien de cela dont il s’agit, lorsque Tiresia devenu oracle prédit le bonheur des uns ou le malheur des autres : faire passer l’expérience, qui dans la subjectivité est aussi une connaissance du temps, comme un fardeau dont il faut se délivrer. « Tiresia », ou celui qui enlève l’expérience de la bouche des autres.
En fait, les paroles de l’oracle viennent désamorcer l’art du récit déterminé en termes d’un enchaînement d’actions. Sur ce point, le film pose la question des limites de la représentation. Bien que ce qu’il soulève vis-à-vis de l’expérience subjective souligne une impasse, la frontalité avec laquelle il aborde ses thématiques expriment avec urgence la contemporanéité complexe du cinéma.