Chronique télévision

UNITÉ 9, LA FICTION DRAMATIQUE RATTRAPÉE PAR LA TÉLÉRÉALITÉ

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Il serait tout à fait possible – et probablement souhaitable dans un autre contexte – d’évoquer à l’égard de la nouvelle série dramatique de Radio-Canada, Unité 9, un ensemble de qualités qui vont de l’écriture dramatique à la force du jeu, en passant par l’excellente direction artistique. Outre qu’il est encore très tôt pour émettre un jugement critique définitif sur la série, l’objet du présent texte n’est toutefois pas tant la série elle-même que le site web qui lui sert de vitrine sur Internet. Adjoindre aux émissions-vedettes de la programmation une page web semble être une pratique quasi incontournable aujourd’hui, une pratique qui en dit long par ailleurs sur ce que François Jost appelle la promesse pragmatique dont les chaînes entourent leur offre de programme. C’est que pour le chercheur français, rare spécialiste de la télé, le discours d’accompagnement que tient la production concernant le genre ou le format d’appartenance d’une émission donnée contribue en partie à en déterminer la réception. Et le cas d’Unité 9 est particulièrement intéressant dans ce qu’il nous dit du cadre participatif proposé ici par Radio-Canada.

Le site en question présente en effet des caractéristiques pour le moins troublantes. La page d’accueil, divisée en quelques zones clairement identifiées, est surtout remarquable pour son bloc central, dont on reconnaît immédiatement qu’il s’agit de la représentation d’un moniteur branché à un système de surveillance ; l’écran est partagé en quatre et diffuse en alternance des images provenant des différents « quartiers » de la prison telles que « saisies » par des caméras. Ce dispositif place donc le téléspectateur/internaute en position de télésurveillance par rapport à l’univers carcéral qui constitue le cœur de l’unité 9; bien entendu, il n’y rien à voir dans ces espaces et celui-ci aura vite compris qu’il s’agit en réalité d’une suite de 5 ou 6 images qui reviennent en boucle. Mais le simulacre reste significatif de l’effet qu’on tente de produire de la sorte : ces femmes à l’existence desquelles nous assistons dans le téléroman continuent en quelque sorte d’exister en dehors du cadre diégétique strictement délimité par l’émission elle-même. Comme les soap operas de nos voisins du Sud, dont la diffusion hebdomadaire, les intrigues ouvertes et apparemment sans fin, les thèmes collés aux préoccupations des téléspectatrices se constituent en prolongement de leur univers domestique, Unité 9 propose un monde apparemment en forte résonnance affective avec son public, ce dont témoigne en outre la très grande popularité de la série.

Les autres éléments du site tendent par ailleurs à accréditer cette thèse, en particulier « les dossiers des personnages » et « le courrier des détenues », qui constituent l’essentiel du contenu mis en ligne par les responsables du site. Les « dossiers » prennent la forme de fiches signalétiques telles qu’on doit les produire dans le monde carcéral et fournissent des détails biographiques ; les plus intéressants sont ceux qui contiennent par ailleurs une courte bande vidéo dans lesquelles le comédien se livre à une véritable confession, en adresse directe à la caméra et sans jamais décrocher de son personnage. On le conçoit bien, c’est la nature fortement interactive du web qui permet cette transgression ouverte du tabou qui pèse sur l’espace fictionnel, mais l’effet reste surprenant. Plus singulières encore sont les lettres que les téléspectateurs (qui sont surtout des téléspectatrices) adressent aux personnages; dans une section du site accessible via un onglet intitulé « courrier des détenues », on peut lire (et/ou en écrire soi-même) les nombreuses missives que des membres du public ont produites à l’intention de l’une ou l’autre des prisonnières. Le ton emprunté par ces épistoliers du cyberespace est franchement étonnant : aucune ironie ici, pas le premier soupçon d’une distance qui établirait d’emblée le registre ludique de l’affaire, mais des adresses aux inflexions tantôt graves, tantôt compassées qui lient dans la plupart des cas l’expérience personnelle du destinateur au destin du personnage, qui se transforme dans le contexte en un étrange exutoire. Il est bien entendu permis de se demander la part d’amusement que prennent les scribes amateurs à ainsi entrer dans le jeu qu’on leur propose, sans compter le filtrage que les gestionnaires exercent nécessairement à l’entrée sur le contenu des lettres ; mais il reste que tout ce dispositif, par l’aveuglement même qu’il manifeste devant la frontière fiction/réalité, semble indiquer une confusion entre les registres qui, si elle n’est pas nouvelle 1 , prend un sens inédit depuis quelques années.

Dans un texte lumineux, le philosophe américain Stanley Cavell suggère que la principale différence entre le cinéma et la télévision tient à la nature de la « captation » de la réalité que les deux médias permettent : alors que l’image cinématographique est « empreinte » puis « projection », l’image télévisuelle est « surveillance » (monitoring) 2 . Ce qui apparaît on ne peut plus évident dans le cas de la télé-réalité nous avait peut-être partiellement échappé face à la fiction télévisée, qui s’est développée depuis un demi-siècle en restant près de son modèle de référence cinématographique. Mais de plus en en plus d’indices laissent entrevoir la difficulté croissante de la télévision à proposer des espaces imaginaires qui ne soient pas fortement dépendants de ce caractère ontologiquement « authentique » de l’image télé, de cette prise directe sur le réel. Le recul de la fiction dans les préférences des téléspectateurs en est un, certainement ; mais au sein même du régime de la fiction, les stratégies de plus en plus souvent utilisées dans le but d’entretenir la confusion et nourrir une impression de réel doivent être comprises comme un signe de plus des mutations que fait subir le petit écran à la médiation fictionnelle.

Notes

  1. Il me semble toutefois que les formes « anciennes » de confusion – on pense aux téléspectateurs des années 1950 qui, pris de pitié pour le personnage de Donalda des Belles histoires, faisaient parvenir à son intention des denrées aux bureaux de Radio-Canada – relevaient plutôt d’un manque d’éducation aux médias.
  2. « The Fact of Television », in Rotham, W. (2005) Cavell about Film, SUNY series, Horizons of Cinema, State university of New York Press : NewYork, p. 59-85.