Kaurismäki à la Cinémathèque québécoise

Une esthétique de l’évidence

La Cinémathèque québécoise a eu la géniale idée de présenter du 4 au 18 mars 2004, une rétrospective du maître fou finlandais Aki Kaurismäki, ami de la Cinémathèque de longue date, que venait compléter une exposition de photographies de tournage de Marja-Leena Hukkanen.

En traversant cette œuvre jubilatoire, voici rassemblées quelques notes, prises de lecture, fragments ou amorces de réflexions.

Figures du retour

Une rétrospective d’un cinéaste comme Aki Kaurismäki a ceci d’avantageux qu’elle permet de suivre, non les stations d’une évolution, mais l’évidence d’un talent qui, dès les deux ou trois premiers films, dévoile tout son jeu : son ton, son espace, ses personnages, qui ne subiront que très peu de modifications par la suite, ou très subtiles. Kaurismäki a compris tout de suite à quelle vitesse et sur quelle voie il devait rouler, a découvert tout de suite son bestiaire de physionomie, de figures, de thèmes, et n’a cessé d’en proposer des variations et des reprises, et ce, sans que à aucun moment on ne puisse lui reprocher de faire du Kaurismaki (comme on pourrait reprocher à Kusturica, aujourd’hui, de faire du Kusturica). On dirait même que la répétition, et plus généralement la figure du retour est une des clés majeures de son style cinématographique. D’un film à l’autre, les correspondances sont si vives, les reprises si patentes, qu’on a parfois l’impression que, pour chaque film, il s’agit de parvenir à recombiner les différents tropes du cinéaste, la batterie de lieux communs qui se logent dans son cinéma, la galerie de passants ternes et brillants qui le sillonnent. Le pari étant de ne jamais faire redondance, tout en ne cessant de se redire.

On devient ainsi très vite sensible à tel détail que nous avions repéré et qui revient dans un autre film, à tel lieu, tel type d’événement. Comme pour Jarmush, à qui on le compare souvent (surtout pour ses premières œuvres), son cinéma procède par couple associatif, à la différence près que chez Jarmush les couples de films apparaissent par ordre chronologique, toujours par deux (le diptyque du non-événement, Down by law/Stranger than paradise, de la simultanéité, Mystery train/Night on Earth, de l’américanité, Dead man/Ghost dog). Chez Kaurismäki, c’est à distance, et de façon plus subtile, presque intuitive, que les films se répondent : Ariel/L’homme sans passé, Hamlet goes business/Juha, La vie bohème/Tatiana, tiens ton foulard, J’ai engagé un tueur/La fille aux allumettes. Ces couplages imaginaires que le spectateur compose, la réapparition et la reconnaissance des reprises et des redondances fondent en partie le plaisir de son cinéma.

Autre grand avantage d’une rétrospective Kaurismäki : assister à la création d’une troupe d’acteurs, d’un style de jeu, d’une façon d’être dans le cadre, assez unique. Ceci nous rend, plus généralement, complice de son album de famille de cinéma, à l’invention d’un acteur, Matti Pellonpäa, Sakari Kuosmanen, d’une actrice, Kati Outinen. Dans chacun de ses films, il nous arrive de nous demander à quel couplage de physionomie il s’est prêté, trop heureux d’assister, au détour d’un plan, au surgissement de tel acteur, immédiatement identifié. C’est comme s’ils étaient toujours-déjà disponibles, voire tous déjà sur ce vaste plateau qu’à créé Kaurismäki, et qu’il suffisait d’un mot de sa part pour les faire apparaître dans le plan, où ils occuperont selon les œuvres un rôle plus ou moins important. Il est certain que la spécificité, la force et la pérennité de son cinéma repose en grande partie sur cette troupe d’irréductibles, et la puissante singularité de ces visages, martelée à chaque film.

Shakespeare, Dostoievski, Bresson, Kaurismäki

Kaurismäki rentre au cinéma par la voie royale, mais en la métamorphosant en un escalier pour domestiques. Remarquable et sublime d’ironie, cette entrée, où il s’empare dès son premier long métrage, et ensuite, quelques années plus tard, sans ambages et sans honte, de deux monstres de la littérature, animés par une longue tradition d’adaptation au cinéma (plusieurs s’y sont butés) : Crime et châtiment (1983) et Hamlet (Hamlet goes business, 1987). Ces deux films de Kaurismäki, imparfaits sans doute, sont néanmoins sûrs du trait qu’ils tracent, et leurs imperfections, aujourd’hui, à la lumière des autres films, semblent bien vite s’estomper.

La grande force de ces adaptations, très libres, est de jouer la carte de la démythification, de l’impertinence, du dégonflage audacieux (Hamlet en poète infantilisé, vulgaire, raté, Rahikainen/Raskolnikof en terne chômeur sans profondeur). Kaurismäki s’en empare sans crouler devant l’héritage littéraire, comme s’il était parti de ce qu’il aurait réalisé, lui, s’il avait eu l’idée de Hamlet ou de Crime et châtiment : des fables désenchantées sur le travail, une critique des lobbys et des conglomérats financiers, des allégories sur l’ennui et la désintégration du filet social, des drames de l’absurde ancrés dans la réalité finlandaise.

C’est que Kaurismäki sait imposer sa griffe à tout ce qu’il touche : n’a-t-on pas l’impression, à plusieurs reprises du Hamlet, que ce sont des personnages de Kaurismaki à qui on a demandé de jouer (maladroitement) dans une adaptation de Hamlet ? Et devant Crime et châtiment, de voir le héros dostoievskien troquer sa tourmente torturée pour l’ennui proverbial des personnages de Kaurismaki ? (La même chose surviendra lorsqu’il introduira un monstre sacré, du cinéma celui-là, Jean-Pierre Léaud… On y reviendra.)

Mais l’adaptation de Kaurismäki n’est pas une appropriation irrévérencieuse, elle s’autorise par la qualité de l’œuvre qui en sort. Qui plus est, c’est en passant par l’histoire du cinéma qu’elle reçoit une caution. Il semble en effet que, à chaque fois, il s’empare de ces textes en passant par une autre œuvre, un autre mouvement de cinéma : c’est le cas de Crime et châtiment qui est traversé par le Pickpocket de Bresson (Bresson n’a jamais caché qu’il s’était inspiré du roman de Dostoievski), ou encore Hamlet, qui est porté par toute une tradition expressionniste qu’il revisite (Wiene, Murnau) et qui lui permet de représenter, par le biais des éclairages contrastés, des angles de caméra débalancés, la subjectivité disjonctée du Prince (suivant le projet expressionniste). Ce cinéma qui passe par une source seconde, une seconde main, se prête à un cinéma doublement distancié : degré zéro du jeu des acteurs, ironie mesurée, souvent cocasse, par rapport à une tradition esthétique (c’est par le même détour qu’il réalisera Juha (1999) qui a quelque chose d’un Sjöstrom, d’un Griffith, ou encore de l’Aurore de Murnau, ou encore La fille aux allumettes, qui a quelque chose du Fassbinder des travailleurs – Le marchand des quatre saisons [1971], Je veux seulement qu’on m’aime [1976]).

Entre Crime et châtiment de Kaurismäki et Pickpocket de Bresson, la même atonie, la même « absence d’expression », le même refus du psychologisme – et même si Kaurismäki penche très souvent du côté du théâtre de chambre, voire même du mélodrame traité en aplat – on reconnaît, dans le choix des lieux (la chambre de bonne, la servante, le rôle de la porte, le grillage du parloir dans le pénitencier dans la scène finale), une volonté affiché de filiation avec le maître. Mais il aura beau combiner les mêmes ingrédients que ceux de Bresson (ailleurs Ozu, Dreyer), l’effet produit est presque toujours diamétralement opposé à celui que produisent sur le spectateur les films de ces réalisateurs. Kaurismäki finit par provoquer des réaction infiniment plus près de Tati ou de Keaton, bien qu’il passe par un style appelons-le bressonien, pour y arriver : jeu en aplat, recherche de l’intimité, des longues plages de silences, études de physionomies très typées, grande attention aux gestes des acteurs. C’est peut-être cela le tragique typiquement kaurismäkien : impossible de refaire Ozu, Bresson, Dreyer, même si on peut les citer, les émuler, en retrouver la manière sans en reproduire les effets, et entre temps, malgré tout, faire pleinement œuvre de cinéma.

Le rire et l’inexpressivité

Le cinéma de Kaurismäki est un cinéma de la non-réaction, mais qui produit, nous venons de le voir, l’effet inverse des films de Bresson où l’on retrouve le même type de travail de retenue, de non expressivité. La souffrance qui ne s’exprime pas dans le jeu du prêtre du Journal, du jeune pickpocket ou de Mouchette, c’est le spectateur qui l’éprouve, qui en est le passeur… Alors que chez Kaurismäki, plutôt que de récupérer l’émotion vive, vécue par les protagonistes mais absente dans le jeu des « modèles », le spectateur encaisse une réaction toujours inverse à celle que devraient éprouver des personnages – hilarité au lieu d’angoisse, sympathie au lieu de dégoût, rire moqueur au lieu d’une moue sérieuse (et il n’y a pas plus sérieux que les films de Kaurismäki).

Comme chez Tati, Tsai Ming-Liang, certains Kitano ou les premiers Olmi, le comique chez Kaurismäki naît d’une habile fusion de durée et d’incongruité, d’une maîtresse du cadre et de la mise en scène, de ce mélange savant de l’art de l’entomologiste (on se rappelle la blatte écorchée sur l’étal du boucher au début de Crime et châtiment) et du burlesque – ancré, à chaque fois, dans une réalité sociale où le tissu entre les humains est soit déchiré, soit à réinventer.

Que se passe-t-il ?

Les récits de Kaurismaki sont toujours truffés d’invraisemblances, qu’il faut simplement accepter comme des évidences, puisque les personnages qui en sont témoin les vivent comme telle. Tout se situe sur un plan d’existence où la banalité et l’exceptionnel ont même teneur et suscitent le même type de réaction.

C’est par exemple la soudaine résurrection du héros de L’homme sans passé, au moment où les médecins ont déserté la pièce et qu’il n’y a plus rien à espérer : le corps se redresse (c’est comme ça, d’un coup sec, et sans sourciller qu’on se réveille chez Kaurismaki), se regarde dans la glace, replace son nez sous son pansement, arrache le soluté et les multiples tubes et fils qui criblaient sa poitrine et ses bras, s’habille et sort. Il finira, échoué près du port, recueilli par un couple auprès duquel il pourra se remettre de ses blessures et recommencer sa vie – comme si de rien n’était. Son amnésie est une donnée du film qu’il accepte. Son problème d’identité n’est pas psychologique, il est essentiellement administratif : il n’affecte pas le personnage autrement que de l’extérieur.

C’est aussi le suicide de l’ouvrier au début d’Ariel, qui décide d’aller se flinguer dans les toilettes du bar après avoir appris que tous les employés de l’usine étaient mis à pied. Sans pathos, sans la moindre inflexion de voix il lance simplement ces mots (à peu près) : « Toi, tu es encore jeune, tu peux encore espérer. Moi, je suis vieux, ma décision est prise. Fais ce que tu as à faire ». Il se lève, sort du cadre, on entend la porte qui se referme, le coup qui part. Le héros, cadré serré, continue à fumer.

Mais c’est tout autant cette scène dans Crime et châtiment (si je ne m’abuse), où un homme commande un double scotch dans un bar en plein jour où boivent quelques clients. L’homme est servi, commence à boire. Le serveur alors appuie sur un bouton et une grille devant le bar – comme une porte de garage – se referme automatiquement, lentement, sans appeler une réaction.

Ou encore cette scène dans L’homme sans passé, où Kati Outinen s’apprête à dormir après sa journée à l’armée du salut. Elle glisse dans son lit, et appuie sur une radio-cassette. Ce qui sort du haut-parleur nous fait carrément sursauter : dans la semi-pénombre, sur ce regard livide et triste, dans cet appartement de vieille fille malheureuse, on entend rugir un air de twist… et qui dure, sans que son expression ne se modifie.

Le réalisme, ou le naturalisme de Kaurismäki est ainsi toujours dosé par ces bouffées de fausses notes, mais si sérieusement émises, qu’elles acquièrent une véritable justesse : celle d’un cinéma qui a parfaitement compris l’art des effets. S’il n’y a jamais de réponse aux « pourquoi ? » interloqués qui parfois ainsi fusent dans la tête du spectateur en regardant ces films, c’est parce que les choses sont comme elles sont, et ne se chargent d’affects que balancés entre l’inapproprié et le transparent. Cinéma sans mystère, cinéma de l’évidence.

« On ne part pas » ou la difficulté de quitter quand on est Finlandais

Le personnage kaurismäkien oscille typiquement entre l’urgence du départ et une irrévocable inertie. La Finlande de Kaurismäki est un paradoxe : en y vivant, on ne peut qu’avoir envie de la quitter ; mais puisqu’on est Finlandais, on ne quittera jamais tout à fait. Un « ailleurs meilleurs » est à chacun de ses films postulé ou souhaité, mais il n’est au mieux que projeté, jamais visible. Si dans Une ombre au paradis et Ariel, le départ se réalise en effet, il a une dimension proprement utopique, quelque chose empêche d’y croire tout à fait, tant il est inconcevable d’imaginer un autre environnement dans lequel s’encastreraient ces figures glauques.

Tiens ton foulard Tatiana (1994), peut-être le plus absurde des films de Kaurismäki, road movie improbable très près de Stranger than Paradise de Jarmush, met en scène deux blêmes admirables, l’un buvant des litres de café noir, l’autre des litres de vodka. Ils partent sur la route, accostent au passage deux jeunes filles russes avec lesquelles ils feront un bout de trajet (mais vers où, nul ne le sait ?). L’inexpressivité et l’absence d’intrigue atteint ici des sommets, cependant qu’ils traversent sur plusieurs jours, routes, hôtels, hall de danse, cafétéria. Ils se séparent, autour d’une tasse de thé et un gâteau sec, chacun retournant de son côté. Le personnage principal rentre chez lui, ouvre la porte du placard dans lequel il avait enfermé sa mère au début du film. Cette dernière retrouve sa planche à repasser, et lui, sa cafetière de café. Fin du film. Visiblement, le temps qu’a duré le voyage n’a pas affecté la durée du quotidien. Le temps est resté fixe, comme si rien ne s’était passé… sauf le film.

Au début d’Ariel, Taisto (Turo Pajala), licencié, s’apprête à faire un long voyage à bord de la voiture que lui a légué un collègue avant de se suicider. Ce voyage est censé convertir son licenciement en chance de liberté : une nouvelle vie commence, on est jeune, on a le temps, « Départ dans l’affection et les bruits neufs », dirait Rimbaud… Mais c’est à ce moment que tout bascule : deux voyous l’assomment, le dévalisent, s’emparent de la voiture et l’abandonnent dans un fossé (on se souviendra de L’homme sans passé qui débute avec une scène semblable à celle-ci, jusque dans le décor portuaire).

En somme, quitter n’est jamais une chose simple, le hasard – presque toujours malchanceux – rattrape le sujet, le cloue à sa condition. Après une série d’aventures, Taisto sera injustement condamné à la prison, fuira sa cellule et embarquera dans un bateau, le Ariel, en partance pour un Mexique qui a tout d’un Eldorado improbable, et que l’on ne verra d’ailleurs pas : le film s’arrêtera sur le quai. C’est le chemin difficile pour trouver une place au soleil. Car il y a peut-être une justice, certes ambiguë, chez Kaurismäki.

On a parfois l’impression que les bons s’en sortent, même s’ils ne parviennent pas à sortir de leur condition. C’est le cas de L’homme sans passé, d’Ariel, de J’ai engagé un tueur, de La vie de bohême, de Au loin s’en vont les nuages. Ceux qui sont irrécupérables sont ceux qui ont commis ou qui ont finis, excédés, par commettre des crimes : l’assassin de Crime et châtiment, l’empoisonneuse de La fille de l’usine à allumettes. Les deux finissent isolés, alors que le salut, s’il existe, doit passer par une sorte de fraternité des miséreux, des ratés. Ces micro-communautés qui s’agrègent au gré du hasard, ne conjurent pas les injustices et les malheurs, ils ne font que rendre la vie envisageable, et la fuite, au final, inutile.

L’exemple le plus beau est peut-être celui de J’ai engagé un tueur, où Henri Boulanger (Jean-Pierre Léaud), licencié après 15 ans de loyaux services, décide de se tuer. N’y arrivant pas seul – même le suicide n’est pas une sinécure -, il décide d’engager un tueur afin de se délester de l’ingrate tâche. En attendant son meurtrier, Henri traverse la rue, entre au bistro, commande un verre (lui qui ne boit pas), des cigarettes (il ne fume pas) et s’installe à une table. Cigarettes, whisky : c’est la première étape du salut. Arrive Margaret, vendeuse de fleurs, qui remettra de la couleur dans sa vie. Pourchassé par le tueur à gages qui doit accomplir sa mission, il se fera protéger par diverses personnes, dont un tenancier de resto, Vic, qu’interprète Serge Reggiani. Un réseau de solidarité se tisse ainsi entre les déshérités, les écartés, dans la mesure où ils se laissent prendre dans ses mailles. C’est cette communauté qui est, pour Kaurismäki, la seule communauté véritable.

L’effet-Léaud

Jean-Pierre Léaud est, depuis les années 60, et encore plus depuis les années 80, un indice de modernité, et peut-être encore plus sa caution ? Aujourd’hui, sa seule présence à l’écran mobilise un monde, une époque, une idée du cinéma. En lui faisant appel, on semble vouloir s’approprier une part de cette légende, et se situer par rapport à elle : montrer que c’est ce passé que l’on veut continuer, que c’est avec lui qu’on est en train d’en découdre (Le pornographe de Bertrand Bonnello demeure l’exemple récent le plus fascinant de ce point de vue). Rappelons que, depuis les Quatre cents coups de Truffaut, Léaud est passé entre les mains de cinéastes dont la seule énumération suffit à tracer les lignes de force majeures du cinéma depuis plus de quarante ans (d’autres ne valent pas d’être mentionnés, puisqu’ils seront très vite oubliés) : Truffaut, Godard, Bertolucci, Pasolini, Rivette, Rocha, Eustache, Skolimovski, Moullet, Garrel, Assayas, Bonnello, Tsai Ming Liang, et, à deux reprises Kaurismäki (J’ai engagé un tueur, La vie de bohême).

Le style Léaud, on l’a dit cent fois, c’est avant tout lui-même, son côté documentaire : sa façon d’articuler, ses doigts, ses moues, sa chevelure (la manière qu’il a de les lisser), une nervosité dont il ne parvient pas à se détacher. On a l’impression qu’il suffirait à un cinéaste de lui donner un peu d’espace, un texte à mettre en bouche, pour lui permettre de faire affleurer cette aura très particulière, sûrement unique dans l’histoire du cinéma, et que ne parvient à élimer ni à entacher aucun rôle, aussi minable soit-il (ce n’est pas le cas de Belmondo, qui ne peut plus évoquer la Nouvelle vague – Poicard, Ferdinand – dans les rôles qu’il incarne depuis les années 70).

Le cas Kaurismäki est alors peut-être unique dans la mesure où, par rapport à d’autres, il est difficile de lui trouver des affinités électives avec la Nouvelle vague ou avec le cinéma politique qu’un certain Léaud a pu représenter (La chinoise, Porcile, Le lion a sept têtes). Léaud fut, pour Kaurismäki, une occasion rêvée pour faire migrer son système de cinéma hors de la Finlande (Londres, Paris), et dans une autre langue que le finlandais, après l’aventure – assez peu convaincante malgré son succès – de son Leningrad cowboys go America. Léaud était alors un acteur tout indiqué pour superbement sous-jouer, et dont tout l’intérêt pouvait être mobilisé par la force de sa seule présence. En effet, et particulièrement dans J’ai engagé un tueur, Kaurismäki réduit au possible la performance de Léaud, qui est forcé de jouer sur une fine ligne, avec une économie de gestes, une retenue quasi-totale de l’expression. Le cinéaste travaille sa lumière, ses cadres, insiste sur le teint, les rides, et surtout la voix de Léaud, son accent, qu’il détaille admirablement. Aussi, le système kaurismakien n’a pas été affecté par la présence de Léaud, il lui a simplement permis de s’imposer dans un nouveau corps, chargé d’histoire, et qui se trouve au bout de l’exercice, marqué par la griffe du finlandais : Léaud est aussi devenu un acteur de Kaurismäki.

Le monde du travail : espaces quelconques, usines

Le héros kaurismäkien est, par excellence, le licencié, l’homme sans occupation précise, ou encore le petit travailleur précaire. Son milieu, c’est les usines, les abattoirs, les ports, les petits bourgs grisâtres. Et bien que tout penche vers une lecture marxiste de son cinéma, avec l’arsenal de concept correspondants (aliénation, exploitation, lutte de classe, matérialisme dialectique, capital ouvrier), on est très loin d’un cinéma politique, ou du moins qui vise à faire politiquement du cinéma. À moins d’adopter une posture nostalgique et ringarde, le cinéma politique doit s’exercer sur une ligne de combat et un optimisme de principe (« nous vaincrons »). Or, on ne peut imaginer cinéaste plus pessimiste que Kaurismäki, même dans ses fables les plus hilarantes comme Juha et on ne saurait imaginer une quelconque confiance en un « Grand Soir », une révolution du prolétariat ou dans la réalisation de meilleures conditions de travail pour la classe ouvrière, pas plus qu’on y retrouve un humanisme capable de rédimer les hommes, ni un principe plus élevé auquel il serait possible de se rattacher. Pour cela, il suffit de penser à la scène du parloir, à la fin de Crime et châtiment, qui renvoie en miroir à la scène de Pickpocket de Bresson. Au lieu du « Oh ! Jeanne, quel chemin ai-je dû faire pour arriver jusqu’à toi », Rahikainen dit à sa compagne : « Va-t-en, ne m’attends pas. Dieu est un pou, et il n’existe pas. Il n’y a rien, parce que, pourquoi y aurait-il quelque chose ».

Le cinéma de Kaurismäki ainsi consiste en une description d’un microcosme qui varie peu, et qui ne s’améliore qu’à de très rares occasions, tel que dans Au loin vont les nuages. Le travail constitue l’arrière-fond de tous ses films, même dans les films où le travail n’est pas au centre de l’intrigue. On voit aussi que toutes les adaptations de Kaurismaki finnisent, rendent « finlandais » ce qu’ils interprètent, en les implantant dans le décor urbain (souvent Helsinki), et en insistant sur la question du travail, de l’économie, de la condition ouvrière, de l’indifférence mondaine de la bourgeoisie.

C’est par exemple la fin éblouissante de Hamlet, film qui nous aura promené dans la sphère des princes, devenus chefs de vastes conglomérats. On assistera à des négociations douteuses, des échanges de titre, des intrigues de coulisses, des empoisonnements, des calculs absurdes – on se rappelle que l’oncle, devenu président du conseil d’administration de la société finlandaise, veut tout liquider pour se recentrer sur le commerce des canards en plastique. Le film néanmoins se termine sur une série de plans qui apparaissent sans crier gare, au moment où se dénoue l’intrigue, et que le film est à toute fin pratique fini. Il s’agit d’une série de plans d’intérieurs d’usines qui auraient pu être filmés par Antonioni, tant la recherche des angles, des contrastes du noir et blanc, la dynamique des plans est riche (ces plans ont quelque chose de l’Eclisse ou de Deserto rosso). Ce qui est particulier dans ce montage de plans fixes, c’est que ces usines sont vidées de toute présence humaine, bien que les rouages marchent, que les turbines tournoient, que les pistons pistonnent. Kaurismäki condense ici un champ métaphorique (voici les rouages du pouvoir), et un champ littéral (voici le résultat du congédiement des employés, résultat des jeux de pouvoirs des puissants). Par son absence même dans ce film, la question du travail des ouvriers y réapparaît de façon déterminante : pendant que l’on (sur)joue des tragédies pathétiques, que l’on macère des paroles vaines, on est toujours en train d’oublier quelqu’un, une masse, et c’est sans doute cela la vraie tragédie, non le meurtre du père et l’avenir du trône.

Pour une esthétique de l’évidence

Qu’est-ce qu’une esthétique de l’évidence au cinéma ? Un cinéma collé aux choses, qui ne propose pas de grandes intrigues. Il y a, devant plusieurs Kaurismäki, une impression de « évidemment ». Tous ces « évidemment » produisent un singulier « évidement » du ballon dramatique, une mise à plat de toute intrigue, voire même de l’intérêt de se demander « que va-t-il se passer ». Peu de tension dans ce cinéma, bien que Kaurismäki est capable de respecter à la lettre les codes d’un scénario-type de poursuite, d’enquête, avec rebondissements rodés, personnages secondaires. Or, on a toujours l’impression qu’il ne se passe rien, où plutôt, que rien ne se passe. Car pourtant quelque chose passe, quelque chose empêche l’ennui de s’installer et c’est la physionomie des acteurs qui semble prendre en charge tout le ressort, et qui en propulse l’intérêt, à travers des récits simples, on a envie de dire archétypaux.

Dans tous les films de Kaurismaki, tout est simple, transparent, limpide, non problématique – rien de plus facile à suivre, comme film. Et pourtant, c’est un cinéma qui est toujours sur le fin fil de l’incongruïté la plus inouïe, de la banalité la plus complète, et qui rejoue très justement, avec l’ironie, l’humour, le cynisme le plus incisif, tous les enjeux du cinéma moderne, tout en retenant un style toujours personnel. Ainsi, Kaurismäki s’inscrit dans la famille rare et précieuse de cinéastes majeurs éclos dans les années 80, au côté duquel on place volontiers Jim Jarmush et David Lynch. Ces trois cinéastes ont répondu dans leurs œuvres à la question la plus épineuse des années 80 et qui taraude les cinéastes aujourd’hui : comment faire œuvre de résistance au cinéma hollywoodien, rester « auteur », transmettre une mémoire du cinéma, et faire un cinéma qui rejoint, tant bien que mal, un public vaste.

Défense et illustration de cette question, tous les films de Kaurismäki se l’adressent et y répondent. De toute évidence.