Notes pour un bref historique des Rendez-vous du cinéma québécois

Une corrida québécoise

L’histoire somme toutes assez jeune des Rendez-vous du cinéma québécois, qui n’ont que 20 ans, n’est pas moins facile à esquisser que celle des jeunes gens. Elle témoigne du parcours d’une sorte d’ado merveilleux qui a grandi en vitesse et produit sa crise de croissance en 1999.

Ce soubresaut fin de siècle s’est même permis de ressembler à une espagnolade. Une inattendue corrida fit entendre les trompettes jouets d’une mise à mort. Métaphorique, bien sûr, puisqu’il n’y avait ni bête à abattre, ni torero star, ni foule en délire assoiffée de sang. A côté de cela, le Taureau de Clément Perron est une vraie tragédie ; la crise des Rendez-vous ressemblait plutôt à une mise en scène de folklore espagnolo-québécois à la Chiquita Tétreault, comme dirait Denise Filiatrault.

A cause de 1999, toutefois, deux phases ont émergé dans l’historiographie de ce festival. La première, la plus longue, commença en 1982 pour se terminer en 1999, au moment où, du sein même de son conseil d’administration, était créée La Soirée des Jutra, spectacle télé proto-hollywoodien. Parallèlement à ce show, les Rendez-vous ont survécu depuis trois ans, non sans égratignures (deux directions en deux ans – Renée Roy et Ségolène Roederer – les rumeurs persistantes qui donnent l’événement mort), pour en arriver aujourd’hui à leur anniversaire du vingtième.
Je voudrais m’attacher surtout à la première phase, la plus déterminante et la plus incrustée dans l’histoire du cinéma québécois. Un premier bilan, traversé d’images contrastées, pourrait servir d’éclairage à ce gilles-carlien petit “coup d’Etat” de 1999, qui a conduit à la démission très médiatisée de Michel Coulombe (son directeur depuis 14 ans) et à la mise en onde de La Grande Nuit du cinéma (les Jutra) sur nos petits écrans.

Vue rétrospective contradictoire, à l’instar de ce cinéma qu’annuellement les Rendez-vous rassemblent, diffusent, nomment, interrogent. Un cinéma certes en croissance marquée, mais perpétuellement partagé entre, d’une part, ses visées de modeste et indépendante cinématographie des “auteurs” et de l’expression socio-culturelle plus personnelle ; d’autre part, ses ambitions de compétition nationale et internationale ainsi que ses rêves d’“oscarisations” possibles, générés par ce que l’on a nommé le “cinéma des producteurs et des PME audiovisuelles”.

Projeter, réfléchir

Les Rendez-vous d’automne du cinéma québécois sont donc passionnément nés, en 1982, sous la direction de Renée Roy, en soufflant sur les braises encore tièdes des “Semaines du cinéma québécois” (1973-1980). La Cinémathèque québécoise parraina d’entrée de jeu ce modeste événement qui devait, l’année suivante en 1983, sous la direction de Louise Carré, voir naître la corporation formelle des Rendez-vous, formée d’individus seulement, non de représentants officiels des secteurs privés et publics du cinéma. Sous la gouverne de la cinéaste, deux éditions en 1983 et 1985 (on est passé de l’automne à l’hiver suivant). Dès lors, se constitua l’événement-festival qui devait, à partir de 1986, devenir les grandes retrouvailles annuelles du cinéma québécois, présidées par l’enthousiasme successif de Werner Nold, Monique Mercure, Luce Guilbault, Denys Arcand, Jean-Claude Labrecque, Louise Marleau, Roger Frappier et Louise Portal.

Dès les premiers accords de cette sonate d’automne (devenue symphonie hivernale à partir de 1985), les paramètres éditoriaux de la fiesta furent apparents et d’avenante simplicité. La Cinémathèque en fut l’hôte principal et la marraine indéfectible, intégrant ainsi à sa mission de diffusion une rencontre annuelle (5 jours, bientôt 10) vite apparue comme une défense et une illustration du cinéma québécois. Par ailleurs, cette réunion au style bon enfant et à l’allure bohème de Quartier Latin fut toujours convoquée, pour l’essentiel, dans le but de permettre à la fois de regarder ce cinéma-miroir et d’accorder au cru de l’année un temps de réflexion après dégustation.

A partir de 1986, les Rendez-vous prirent leur vitesse de croisière sous la houlette de Michel Coulombe. Arrimées désormais à l’infrastructure de l’Association des cinémas parallèles, ces rencontres devinrent – à l’instar des rituels de famille à Noël ou aux mariages – l’occasion de bruyantes embrassades tout autant que de chicanes de clans, de distribution de cadeaux et de débats interminables sur le peu d’aide accordé à ce cinéma, sur l’insignifiance des politiques étatiques en matière de culture et de piètre soutien à la créativité brimée. Ces fameux débats annuels, toujours redondants, toujours avortés (aux yeux de plusieurs), devinrent la cérémonie répétitive d’un mur des lamentations, à la fois tout aussi stérile qu’indispensable. Ils n’en révélaient pas moins le nœud gordien de notre drôle de petite industrie perpétuellement subventionnée, cette curieuse entité parentale nourricière qu’il faut tout à la fois séduire, provoquer, insulter, dénoncer, cajoler et condamner. Les Rendez-vous, lors de ces débats récurrents, tiraient le divan de l’oedipe du cinéma québécois.

Côté jardin, fleurissaient les cadeaux et les prix. On ne s’en souvient plus aujourd’hui mais, dès 1983, furent inventés les “Prix de la meilleure critique”, puis les prix décernés par l’Association de la critique. On en a perdu la mémoire tellement est maintenant décriée cette profession, devenue honteuse et rangée sous le boisseau. Plus importants sans doute, les prix aux métiers moins célébrés de la profession (que la réalisation et la production) : photographes de plateau, comédiens, ainsi que les prix pour la vidéo. Des hommages aussi, entre autres à Gilles Groulx, Michel Brault, Rock Demers, Anne Claire Poirier, Denys Arcand, Gilles Carles, Frédéric Back, Jean-Claude Labrecque, Francis Mankiewicz, Esther Valiquette, Jean Pierre Lefebvre, Jacques Gagné, Pierre Perrault, Jacques Giraldeau, Jean-Claude Lauzon, Dédé Fortin. Des événements spéciaux : ateliers pour enfants, 50 ans de l’ONF, 100 ans de cinéma, 50 ans de la Sarteq, les anniversaires de Vidéo-Femmes, de la Coop Vidéo, du Vidéographe ; des lancements de livres, la publication d’une première discographie du cinéma québécois, des expositions de photos et d’affiches…

Le fantôme de la liberté documentaire

Les Rendez-vous se sont vite avérés être l’unique lieu de tant de films orphelins, délaissés par les salles et la télévision. Les documentaires en particulier, placés souvent en ouverture (un des meilleurs et très fréquenté débat, en 1983, porta d’ailleurs sur ce thème), mais aussi les courts et moyens métrages d’expérimentation et d’animation, plus tard les vidéos. Les programmes, qui visaient à montrer toutes les sortes de films sans discrimination aucune, se trouvèrent donc à privilégier le cinéma “magané”, non en lui-même puisqu’on y trouve quelques-uns des meilleurs films de notre histoire, mais par le système industriel et commercial de l’audiovisuel.

Du même souffle, en programmant en parallèle les films de plus grande visibilité, les Rendez-vous se distinguèrent en offrant chaque année la vitrine d’un cru “dans toutes ses tendances et sa diversité” (Richard Guay). Néanmoins, face à ce miroir révélateur, le volet analyse et réflexion clopinait ou faisait du surface. Décidément, le milieu du cinéma québécois, créateurs et public confondus, n’avait pas la main à l’examen et à l’autocritique. Il fut toujours désespérément inutile d’échanger sur les pratiques et leurs valeurs. C’est alors que Louise Carré concocta, à partir de 1985, une idée intéressante et porteuse qui devait durer jusqu’en 1996: inviter un groupe d’observateurs étrangers (comprenant des personnalités québécoises hors du milieu du cinéma) pour regarder et réfléchir. Ce furent là nos chouettes de Minerve à qui l’on confia la tâche de philosopher à notre place. Chaque année, ce panel produisait son bilan et osait parfois une critique-scalpel que le milieu semblait incapable de générer. Ce succédèrent ainsi à la barre, entre autres : Alain Tanner, Alain Bergala, Carmel Dumas, Yvette Biro, Luc Moullet, Henry Welsh, Ignacio Ramonet, Dominique Noguez, Nouri Bouzid, Elliot Stein, Ian Lockerbie, Peter Harcourt, Claude Ménard, Yves Beauchemin, Bernard Arcand… En 1997, la tribune ne fut confiée qu’à des québécois (Louise Vandelac, Jacques Dufresne, Dany Laferrière), idem en 1998. L’année suivante, signe de crise, les débats furent annulés pendant que l’événement ratatinait de 10 à 7 jours.

Intermède des irritants

Les Rendez-vous ont toujours traîné leur lot de ces irritants, ainsi nommés par le jargon diplomatique. Normal, dira-t-on, mais surtout symptomatique de malaises chroniques. Le film québécois anglophone, par exemple, dont on revendiqua à juste titre le sous-titrage ou le doublage en français pour accepter son inscription dans les programmes. Ce qui, faute de fonds de l’ONF ou des aides gouvernementales pour les traductions, fit quelques victimes objectives. A noter : quand le cinéaste Bachar Chbib fit son sit-in, ce ne sont pas les Rendez-vous qu’il dénonçait, mais les politiques de la SGF (Société générale de financement du Québec).

La télévision et la vidéo furent un autre sujet de longs débats quintessenciels. A mon sens, se profilait derrière ce malaise un fond de puritanisme quasi mystique pour le format pellicule, qui conduisait paradoxalement à privilégier un support matériel plutôt que l’écriture et la stylistique filmiques. Ici encore, l’oedipe finit par tuer ce qu’il aime, ou jeter le bébé avec l’eau du bain. Je garde de ce difficile accouchement de l’électro-magnétique aux Rendez-vous ce souvenir d’un racoin du hall de la Cinémathèque où l’on visionnait “sur demande”, et sur des moniteurs, les vidéos du programme qui n’avaient pas encore droit à la projection en salle. Ou encore ce programme de l988, où l’on publia les réponses de cinéastes à la question “Aimez-vous la télévision ?”, textes d’anthologie qui restent comme une sorte de “Bouvard et Pécuchet” de notre milieu cinématographique.

Et puis, que dire de cette sorte de plan Marshall culturel, “d’aide étrangère” à l’analyse et à la critique de nos divers crus annuels ? Ils furent à la fois bienfait, nécessité et contrainte, témoignant du malaise récurrent et de la difficulté de générer ici un débat objectif et serein, capable de s’élever une heure ou deux au-dessus des intérêts protectionnistes et des façades de conventions de l’“empire du milieu”. Situation aujourd’hui encore irrésolue, devant laquelle ne peut que ressurgir, en désespoir de cause, l’énoncé tranchant de Molière : “Voilà pourquoi votre fille est muette !” . Dans le même ordre d’idée, plusieurs ne gardent pas un très bon souvenir du malaise provoqué, en 1997, par la sélection de films de Suisse romande, cinématographie “étrangère”. N’oublions pas qu’en 1980 aussi, l’ancêtre de La Semaine du cinéma québécois avait suscité le même problème en offrant des “films étrangers” en parallèle à “notre cru”.

Une théorie des vases communicants

Ce que ces irritants et ses malaises dénotent, en bout de piste, c’est la contradiction de fond d’une cinématographie entêtée d’indépendance mais toujours obligatoirement subventionnée par les deux paliers gouvernementaux, tutelle indéracinable de la production culturelle au Québec.

Dans cette optique, la crise de 1998-99 n’est que la manifestation exacerbée de cette contradiction. Cette crise est moins celle d’un conflit de personnalités que la mise à jour des politiques étatiques de subvention. Je crois que, pour expliquer sa démission, Michel Coulombe était justifié de dénoncer publiquement le nœud de contradictions de la SODEC. Bien sûr, cette démission spectaculaire du directeur des Rendez-vous a pu paraître surprenante et relevant davantage du conflit de personnalités. La succession des événements n’aidait en rien à la compréhension du problème. Dès 1998 en effet, toute la direction des Rendez-vous annonçait avec fierté la mise sur pied de la Nuit des Jutra et son arrimage complémentaire avec les Rendez-vous. La nouvelle entité fut même louangée officiellement dans le programme de 1999, quelques jours à peine avant l’explosion de la démission de Coulombe, alors qu’on vit les géniteurs de la soirée télévisée contempler un enfant qui avait déjà l’air, même bébé, de souhaiter la mort de son père. Pourtant, le feu couvait déjà avant l’ouverture du festival, et la conférence de presse des “derniers Rendez-vous du millénaire” avait vu émerger, en annexe, une déclaration lue par Jeanne Crépeau, qui avait dans sa mire la Grande Nuit du cinéma. Les fissures apparurent alors, la démission du directeur officieusement annoncée. Luc Perreault note alors l’inquiétude des cinéastes récalcitrants : “Ils craignent que les pouvoirs publics, face à la nécessité de soutenir deux manifestations, tranchent un jour en faveur de la Grande Nuit, ce qui sonnerait le glas des Rendez-vous…” (La Presse, 3 février 1999).

Le 5 février, Hélène Buzzetti du Devoir va plus loin : “Roger Frappier aurait-il sabordé les Rendez-vous du cinéma dont il est lui-même le président en fondant la Soirée des Jutra à laquelle il tient tant ?” […] “M. Coulombe n’a pas hésité à laisser la cinéaste Jeanne Crépeau lire au micro une pétition intitulée “Les Rendez-vous du cinéma québécois menacés par la Grande Nuit”. Cette fois-là, il apparut que “votre fille n’était plus muette”.

S’il est vrai que c’est toujours au moyen des personnes que se matérialisent les subventions d’Etat, il n’en reste pas moins que ce sont ces politiques qui déterminent pour l’essentiel le sort et l’allure des productions-diffusions de la cinématographie québécoise. Depuis un certain nombre d’années, les habitudes subventionnaires semblent avoir fait leur lit d’un soutien plus marqué et plus médiatiquement visible à une industrie moins confidentielle, disons “plus chromée”. Ce que, à sa manière, révélait candidement Roger Frappier en 1998, que cite Marc Cassivi dans Le Devoir : “Le nom des Jutra est venu tout naturellement. Au début, nous cherchions des prénoms en “ar”, comme Oscar ou César…” Frappier connaît à fond les contradictions du cinéma québécois depuis plus de trente ans. Il est fort bien capable, en une seule petite phrase, de les résumer toutes, de révéler leurs symptômes de crise de famille en même temps que de désigner l’avenue de sa résolution.

Passé la chicane et la tempête du verre d’eau, les Rendez-vous et la Soirée des Jutra cohabitent toujours, comme les jeunes gens habitant encore chez leurs parents, “ni avec toi ni sans toi”. La fête des 20 ans a maintenant sonné. Tous semblent contents au bout du compte. Après la grande nuit, demain il fera jour…