Une catastrophe

Dossier: Image(s) et parole(s)

UNE CATASTROPHE

« – Alors, de quoi parlez-vous ? Je ne vois pas.
- Vous le dites très bien. Je ne vois pas
».
Abraham Klimt et Aude Amiel dans Hélas pour moi (1993) Jean-Luc Godard.

Au début de l’Épisode 4B des Histoire(s) du cinéma, Jean-Luc Godard convoque le célèbre tableau de Masaccio, Adam et Ève chassés du paradis (1424-1425). De cette peinture, dont l’histoire est riche en anecdotes et en censures diverses, le film ne retient ni l’imposante verticalité de son format (218 × 88 cm) ni l’interprétation profane que Masaccio fait du texte biblique. Comme souvent dans les Histoire(s), comme toujours chez Godard, citer signifier resignifier, c’est-à-dire, recadrer. Du tableau, essentiellement, Godard ne garde que le geste par lequel Adam semble s’excuser de son existence en cachant son visage dans les mains. Ève se tient à côté de lui, dans la partie droite de l’image, les yeux révulsés, le visage tourné vers le ciel en signe de supplice. Lourde en significations, l’expression d’une telle déchirure morale, à en croire les sources religieuses, coïncide avec l’apparition brutale d’un sentiment de honte, indissociable d’une découverte de leur propre nudité, profondément liée à l’advenue d’une conscience capable de distinguer le Bien du Mal. Dans l’économie de pensée qui est celle des Histoire(s) du Cinéma, la culpabilité fondatrice d’Adam et Ève ne peut s’empêcher de résonner douloureusement avec celle du cinéma, ayant vendu son âme aux marchands de la fiction et de la pornographie. C’est du moins la principale leçon que l’on retient de l’épisode 1A, raccordée à l’existence d’un deuxième péché (absolument inexpiable), celui de ne pas avoir vu l’horreur des camps, explicité et traduit ici par le geste d’Adam couvrant entièrement son visage avec les mains. Telle serait l’ambivalence de son geste : en renonçant de regarder le Réel droit dans les yeux, ébloui par l’absence d’horizon, Adam fabrique du non-vu et, simultanément, se lamente de ne pas avoir vu. Pour Godard, l’histoire du cinéma se situe très exactement au croisement de ce double mouvement.

Si ces deux culpabilités fondamentales résonnent entre elles, celle du péché originel et celle du cinéma, c’est bien entendu parce que le son, ici, nous invite à le faire. En écho, la voix de Godard réverbère et greffe sur les visages souffrants d’Adam et Ève l’intrigante formule de Léon Bloy : « L’homme a dans son pauvre cœur des endroits qui n’existent pas encore et où la douleur entre afin qu’ils soient ». Hypothèse : la culpabilité, le sentiment de culpabilité, serait cet endroit qui n’existe pas encore, ce lieu que la douleur fait advenir dans le pauvre cœur de celui (le cinéma) qui n’a pas voulu voir, ni savoir, ni connaître. Bien entendu, les termes de Bloy renvoient directement et sur plusieurs fronts à l’entreprise générale des Histoire(s) du cinéma. Godard accueille la douleur, celle du deuil, celle des illusions perdues, pour établir et faire exister des rapprochements impensables, creuser des écarts entre les images, réunir, diviser, séparer.

C’EST LA PREMIÈRE STROPHE

Ainsi, le geste d’Adam cachant son visage avec ses mains dans le tableau de Masaccio renvoie secrètement à celui d’Ingrid Bergman à la fin de Stromboli lorsque, ayant atteint le sommet du volcan, elle se retourne vers la caméra et, prise d’horreur, cache spontanément son visage dans ses mains. Convoqué par Godard à la fin de l’épisode 3A, bien que pensé à titre de plan d’introduction pour son éloge du cinéma italien, le visage caché de Bergman vient conclure une réflexion sur l’impuissance du cinéma européen devant l’occupation américaine de l’après-guerre. Tel serait l’irrecevable contrechamp de Bergman, se retournant vers le passé d’un cinéma entaché de culpabilité. Mais ce geste de lamentation intériorisée ouvre simultanément sur les puissances singulières du cinéma italien, le seul à avoir inventé une forme de résistance, le seul à avoir « reconquit le droit pour une nation de se regarder en face », c’est-à-dire, le seul cinéma sur lequel ne pèse pas la question de la culpabilité. Un long écran noir succède le plan de Bergman cachant son visage, laissant peut-être deviner qu’elle ferme les yeux seulement pour mieux libérer les puissances du cinéma italien. Miracle improbable rendu possible par la force d’un simple raccord : il suffit de fermer provisoirement les yeux et, comme dans un jeu d’enfants, comme dans un film de Pasolini, c’est la réalité qui change d’apparence. Champ-contrechamp. Fermer les yeux, cacher son visage, non pas pour renoncer à ce monde ou pour s’en extraire, mais pour voir mieux, pour voir autrement. Principe actif de cet « intolérable » dont parlait Deleuze dans L’image-temps, privant le corps de toute forme d’action-réaction, mais le dotant proportionnellement d’une faculté de voir supérieure.

Le corpus rossellinien connaît un plan similaire, mais au destin radicalement différent : c’est celui du petit Edmund, martyr sacré au même titre que Bergman, à la fin d’Allemagne année zéro, cachant son visage dans ses mains avant de se précipiter dans le vide. Ici, pas de contrechamp rédempteur, mais l’image la plus désespérée qui soit, celle d’un enfant abattu sur les ruines d’un Berlin entièrement dévasté. Étonnamment, l’intégralité de la séquence n’apparaîtra qu’une seule fois dans l’œuvre de Godard, c’est dans Vrai/faux passeport (2006), elle sera traitée en emblème de justesse, en irréprochable exemple de Défaite.

D’UN POÈME

Une catastrophe (2008), film d’à peine une minute, sorte de météorite issu de cet immense astéroïde que sont les Histoire(s), s’achève sur un plan arraché au film Les hommes le dimanche (Menschen am Sonntag (1930) de Robert Siodmak et Edgar G. Ulmer. Ce plan, celui du visage d’un homme caché par la main d’une femme, advient en réponse, en conclusion, à l’imaginaire de guerre déployé par les premières secondes du film. Le massacre de civils sur les escaliers d’Odessa dans Le cuirassé Potemkine (1925) dialogue par un effet d’insoutenable ironie – le son d’un match de tennis où les joueurs s’envoient la balle comme dans un jeu de champ/contrechamp- avec des archives tirées de la guerre en Yougoslavie. Cadencé par des intertitres où se découpe en lambeaux une fulgurante citation de Rilke « Une catastrophe/c’est la première strophe/d’un poème/d’amour », l’imaginaire du désastre fini par déboucher sur le plan des Hommes du dimanche.

Re-sémantisé, il ne reste presque plus rien de l’inquiétante légèreté du film d’origine. Pris dans une chaîne d’images où la violence déborde de tous les côtés, le geste final de cette femme couvrant le visage de celui qui se tient en face d’elle, en plus de s’offrir immédiatement en geste de protection, opère en geste de reconnaissance primitive : elle caresse et scrute chaque pli de son visage, affirme et cherche la ressemblance dans un monde où règne partout le désastre. Impeccablement appuyée par un effet de ralenti, la densité d’un tel geste, à la fois affectif, érotique, enfantin, termine par dévoiler le visage de l’homme et s’achève sur un baiser d’amour. Synthèse limpide des deux grands sujets qui ordonnent le cinéma, la mort et l’amour, si ce plan des Hommes le dimanche dans Une Catastrophe fait si fortement penser au mythe d’Adam et Ève, s’il semble compléter et consoler le tableau de Masaccio, c’est que l’irregardable (du monde, de soi-même) se confond en une seule créature, c’est qu’il devient geste partagé, c’est que l’amour est le contrechamp parfait à la catastrophe.

D’AMOUR