Chronique télévision

UN SOUPER PRESQUE PARFAIT

Tous les téléphages l’auront remarqué, la cuisine a la cote ces temps-ci à la télévision : Les chefs, Kampaï, A la di stasio, Les touilleurs ne représentent qu’un très mince échantillon d’une offre de programmes qui va croissante, le genre se déclinant désormais dans une variété de formats. La télé-réalité – avec des titres comme Hell’s Kitchen ou Take Home Chef –a depuis longtemps produit son lot de concepts maintenant imités un peu partout à l’échelle internationale. L’un de ceux-là, produit par la maison Zone 3 et diffusé du lundi au vendredi sur Vtélé, s’appelle Un souper presque parfait et représente possiblement – son origine anglaise 1 n’étant probablement pas étrangère à cela – l’un des efforts récents les plus intéressants pour insuffler un peu d’originalité dans le genre. Cinq candidats s’y affrontent, chacun recevant à tour de rôle les quatre autres à souper ; la performance de l’hôte est notée par les convives, déterminant à la fin de la semaine un gagnant qui part avec 2000$.

Un souper presque parfait, qui fait un tabac en Angleterre, en France et en Australie dans ses différentes versions locales, présente très peu des caractéristiques habituellement associées aux programmes de cuisine. Certes, on y élabore des recettes qui se retrouvent ensuite sur la page web de l’émission, de sorte que le cuisinier amateur en manque d’inspiration réussira probablement à y trouver son compte. Il semble pourtant que l’essentiel soit ailleurs, dans le très léger décalage constamment provoqué entre la matière énoncée – un cuisinier amateur filmé en pleine action, une tablée de commensaux, leurs commentaires en aparté après coup – et son énonciation qui tend plutôt, à travers un ensemble de stratégies, à dégrever l’ensemble de sa fonction proprement culinaire. C’est d’abord le commentaire en voix off – écrit et lu par André Ducharme (RBO) – qui établit un « ton », ironique sans être agressif, injectant juste la bonne dose de dérision pour installer une distance salvatrice qui nous fait passer presque imperceptiblement au second degré ; mais c’est aussi le montage qui, en respectant la chronologie de l’événement, refuse de faire l’impasse sur les temps morts, les (nombreux) inconforts, les impairs causés par l’un ou l’autre des participants et qui composent la trame ordinaire d’un épisode. On se trouve de la sorte, en tant que téléspectateur, interpelé bien moins par la qualité de la performance du chef amateur que par les trous dans la conversation, l’aspect lourdement dépareillé des tablées, les ratés dans le service – des éléments que la narration tend par ailleurs à mettre en relief -, ce qui rend l’expérience curieusement jubilatoire par le simple fait qu’elle détonne considérablement de celles que nous offre en général ce type de télévision.

Un souper presque parfait

La télé-réalité telle qu’on la connaît, malgré son appellation, s’est développée sur des prémisses on ne peut plus « artificielles » : mise en scène exhaustive, situations délibérément construites, casting faisant la part un peu trop belle aux sourires pepsodent, aux muscles soufflés et aux poitrines redéfinies. Pour une heure d’Occupation double passée sous le ciseau du monteur, combien de journées de temps morts relevant d’une vacuité proprement in-montrable? 2 C’est le propre de ces émissions (même celles, fort nombreuses, qui présentent surtout des processus de transformation) que de prélever à même le flux temporel les bribes de matière narrative qu’il s’agit ensuite de rendre signifiantes pour un public placé en situation de « croire » qu’elle existe en dehors de toute intervention extérieure. Un souper presque parfait – notons le « presque », qui détermine une posture d’emblée distanciée – réalise en quelque sorte le projet contraire : à partir d’une situation tout ce qu’il y a de plus banale, qui rappelle par ailleurs celles qu’on se plaît à construire dans la téléréalité traditionnelle, il s’agit en fait de souligner tout ce que le procédé a de faux, puis de s’en amuser ; autrement dit, de compter sur les attentes du téléspectateur, familier avec les règles du genre, pour lui en offrir un version « méta », qui lui parle bien davantage de téléréalité que de cuisine.

On n’essaiera pas de faire croire qu’Un souper presque parfait est une œuvre considérable, ce qu’elle n’est certainement pas ; tout au mieux est-on devant un concept de télévision assez intelligent pour pointer vers les possibilités d’un genre jusqu’ici mal exploité, en tout cas d’une manière qui fait rarement honneur à l’inventivité et à l’humour des créateurs. Ce sont les aspects fondamentaux du médium télévisuel, en d’autres mots le caractère ontologique de son rapport au réel et au public, qui expliquent le plus sûrement le développement spectaculaire de la télé-réalité depuis maintenant une quinzaine d’années, et non pas quelque accident de parcours superficiel 3 . Dans la mesure où elle là pour rester, permettons-nous de souhaiter qu’elle subisse le type de cure que la fiction dramatique a connue ces dernières années, aux États-Unis notamment, renouvelée pour le mieux par l’arrivée dans le décor des câblos qui ont complètement redéfini le genre. Car ce n’est pas tant la téléréalité dans son essence qui pèche par bêtise que ses principales manifestations historiques ; et il reste encore bien de l’espace pour faire la preuve du potentiel insoupçonné de cette forme encore balbutiante.

Un souper presque parfait

Notes

  1. Les Anglais ont développé depuis une quinzaine d’années quantité d’émissions de télé-réalité à la fois intelligentes et divertissantes, comme quoi la catégorie reste perméable à autres choses que les sempiternelles « cages-à-rats » et autres « makeovers ».
  2. Lorsque interviewés à la suite de leur passage à ce genre d’émission, les participants insistent souvent sur le fait que c’est l’ennui plus que tout qui domine le sentiment laissé par l’expérience.
  3. Le lecteur intéressé pourra voir là-dessus ma modeste contribution au débat dans la revue 24 images (no 143).