Boxing Gym de Frederick Wiseman

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Boxing Gym est projeté une nouvelle fois à Montréal le 18 novembre, dans le cadre de la programmation de 11 films de Frederick Wiseman aux Rencontres internationales du documentaire de Montréal, en partenariat avec HORS CHAMP et la Chaire René-Malo.

HORS CHAMP contribue à la diffusion du cinéma d’auteur grâce au soutien du Conseil des Arts de Montréal.

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Frederick Wiseman présentait en 2010 son 38e film, Boxing Gym. À 80 ans, le cinéaste documentaire américain continue visiblement de travailler sans relâche puisque les projets se chevauchent. Ce film avait été tourné avant La danse: The Paris Opera Ballet, qui fut complété en 2009 avant le montage de Boxing Gym, et le prochain, un film sur la vie de campus à l’Université Berkeley, était déjà sur la table de montage l’automne dernier.

Un merveilleux paradoxe avec les films de Wiseman, c’est qu’alors qu’ils impliquent toujours un travail de longue haleine – plusieurs semaines ou des mois de tournage suivis de plusieurs mois de montage – ils apparaissent à l’écran avec une sorte d’évidence déconcertante, comme si les événements s’étaient facilement livrés à la caméra en toute transparence, puis avaient été simplement montés bout à bout. C’est après coup, en pensant à ce qu’on vient de voir, en examinant de plus près l’étoffe d’un film, qu’on perçoit le fil invisible avec lequel elle est cousue ; une minutieuse construction réduisant une quantité faramineuse d’images à un noyau indivisible.

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Boxing Gym se présente au premier regard comme une simple chronique de la routine quotidienne dans un gymnase de boxe, sans fil narratif particulier, sans drame catalyseur, sans personnage principal. Les lieux correspondent initialement à une image classique, même pittoresque sous certains aspects : des murs tapissés de photos de boxeurs légendaires, une vieille arène au plancher grinçant, des équipements rafistolés au « duct tape », des pneus et des feuilles de contreplaqué récupérés pour tous les usages possibles… Des jeunes garçons s’exercent à frapper un sac tandis que quelques boxeurs professionnels perfectionnent leurs rapides enchaînements de coups et leurs mouvements des pieds. Mais bientôt c’est toute la diversité d’un échantillon de la ville d’Austin, au Texas, qui défile à l’écran. Le tableau paraîtrait peut-être trop idéal et fabriqué si c’était de la fiction : hommes et femmes de toutes races, des enfants et des vieillards, des jeunes parents avec leur bébé à leurs côtés, un riche homme d’affaires, un Mexicain sans travail… Plusieurs y sont avant tout pour se mettre en forme, alors que certains nourrissent l’ambition de devenir boxeurs. L’entraînement, par nature, c’est la répétition. À travers le film, la répétition des gestes par une même personne souligne une détermination, une assiduité, une énergie intérieure, tandis que la répétition des mêmes gestes par différentes personnes souligne la diversité du groupe, unissant des individus de toutes conditions physiques et sociales. Chacun s’enrubanne les mains et chacun à son rythme pratique ses coups, la position du corps, les déplacements. Le propriétaire du gym et entraîneur en chef, Richard Lord, envoie les débutants dans la cour arrière où ils frappent un pneu au sol avec une massue. Ils doivent sentir le rebond du lourd outil sur le pneu pour en venir à enchaîner des mouvements fluides. Lord les incite ainsi à « trouver leur rythme ».

Wiseman a le plus souvent observé les relations humaines à l’intérieur de larges ensembles, parfois une petite ville en entier (par exemple dans Belfast, Maine), ou des institutions d’envergure comme l’armée, la cour de justice, les hôpitaux, le système d’aide sociale, un centre d’expérimentation scientifique sur les primates… Il s’est aussi intéressé à des institutions culturelles en France, filmant à l’arrière-scène de la Comédie française et du ballet de l’Opéra de Paris. Ainsi le gym de Richard Lord paraît un sujet modeste au sein de son œuvre. Même la durée relativement courte du film, environ 90 minutes, est inhabituelle pour Wiseman. Pourtant, on y reconnaît encore le regard du cinéaste qui construit le film autour de motifs familiers : diversité des personnages qui forment un microcosme de la société américaine, transformation de soi par l’entraînement physique et mental, exploration des formes d’institutionnalisation de la violence…

Le thème de la violence aurait pu être central et évident dans un film consacré à un sport de combat. Au contraire il est traité subtilement, indirectement, car la violence y est étonnamment très peu présente. Elle habite plutôt le film de manière diffuse. On ne voit que quelques coups à la toute fin, lors de quelques rounds d’entraînement entre deux professionnels. Un seul coup vraiment solide à la tête est clairement perçu en un éclair rapide tout près de l’objectif. La violence est donc pratiquement absente de l’image, mais elle existe en parallèle, dans le monde extérieur, et transparaît par moments dans le gym. Un jeune adolescent ainsi qu’un étudiant dans la vingtaine arrivent chacun au gym après s’être battus dans la rue. Lord les avise clairement qu’ils « ne viennent pas pour se battre, mais pour boxer ». Un homme qui bavarde avec son voisin, sur les vélos stationnaires, parle de ses projets d’entrer dans l’armée et d’aller en Irak. Une scène s’attarde à un groupe de quelques personnes discutant de la fusillade de Virginia Tech, qui vient d’être annoncée dans les médias. Ainsi, bien plus qu’un lieu de canalisation et de légitimation de notre éternelle pulsion d’agressivité, le gym est aussi un lieu où elle est neutralisée, déviée et discutée.

En fait, dans l’ensemble du film, aucune situation ne se développe sur des rapports antagonistes ou dualistes, que ce soit à l’entraînement ou dans les relations que les gens tissent entre eux. D’abord c’est à soi-même que chacun se mesure et non à un adversaire. Ce sont ses limites physiques et psychologiques qu’il affronte pour se dépasser, se perfectionner, se maintenir dans l’engagement de venir « travailler » au gym. Et au contraire de l’antagonisme et de la confrontation, on assiste le plus souvent à la réalisation d’une forme d’harmonie. Les chorégraphies d’enchaînements de coups et d’esquives que Lord élabore avec ses élèves, comme on en voit dans tout gym de boxe, en sont la plus claire expression. Que ce soit avec un homme âgé aux mouvements lents, un professionnel tout en puissance ou une jeune femme rapide et mobile, on observe différentes formes et différents stades d’une communication complexe, rythmée par la voix de Lord (« jab, jab, left, right… ») et le mouvement des cibles dans ses mains.

Dans toute l’œuvre de Wiseman, l’expérience d’un film ne peut se réduire à l’exploration de questions sociales ou à un quelconque discours. Les films étant exempts de commentaire, de propos obtenus sous la forme d’entrevues ou de toute autre information extérieure au cadre, notre attention est constamment engagée par les visages, les corps, les voix et toute la matière plus élémentaire et instinctive de l’expressivité et des interactions humaines. Ainsi, chaque personnage qui occupe l’écran se définit au-delà du rôle qu’il doit jouer dans un portrait social – par un regard, une posture du corps, le timbre de la voix : c’est la réalité sensible et unique de sa « personnalité » qui surgit à l’avant-scène. En ce sens, le cinéma documentaire de Wiseman est autant romanesque que sociologique. Cette forte impression d’une présence authentique des personnes filmées est possible, d’une part, grâce à leur oubli ou du moins leur familiarité avec l’équipe de tournage sur les lieux, car tout n’est pas filmé à leur insu en téléobjectif. Ce qui captive d’abord est cette petite dramaturgie, même sans enjeu dramatique, des interactions et des conversations qui surviennent comme si la caméra n’y était pas. D’autre part, à l’inverse, la présence de la caméra est propice à la mise en scène de leur propre image par certaines personnes, elle incite parfois à une attitude de « faire-valoir », à « en rajouter » un peu, d’autant plus dans un contexte sportif. Un jeune homme volubile, visiblement loin d’être un athlète accompli, parle à un nouveau venu du plaisir qu’il trouve à encaisser des coups sur le menton et de son intention de continuer à perfectionner des éléments « du style de Mike Tyson ». Parmi ceux qui entretiennent l’ambition de faire carrière, certains nourrissent manifestement des illusions, comme cet homme pérorant sur ses projets et ses plans d’entraînement, mais dont on apprend lors d’un bref échange avec Lord qu’il effectue des retours perpétuels au gym et n’a jamais pu maintenir ses résolutions pendant plus de deux semaines. Ce n’est pas sans un certain degré d’humour, bien que sans méchanceté, que le film laisse ainsi à quelques reprises s’exposer les petites vanités qui se dégonflent alors d’elles-mêmes. En contrepoint, un boxeur au seuil de la retraite, peu loquace mais apparemment très respecté au gym, prodigue pour seul conseil : « You just have to pay your dues… ». En contexte, ce cliché américain prend tout son sens, par rapport à ceux qui se plaisent à « se la jouer » un peu, ainsi que pour un plus jeune qui relate sa défaite à son premier combat et réalise les obstacles le séparant de son rêve de faire carrière – le vétéran lui répète à nouveau : « You can’t get anything without paying your dues » (« on n’obtient rien sans sacrifice, sans effort, il faut en baver… »).

Bien que Richard Lord ne soit pas vraiment un « personnage principal » autour duquel le film s’organise et qu’on n’apprenne rien de précis sur son compte, sa présence à l’écran est la plus importante et on sent que c’est quelque part dans sa personne que le lieu puise tout son caractère. Il est le lien entre tout le monde et la raison qui incite les gens à venir au gym. Il accorde la même attention sérieuse aux élèves de tous les niveaux. La clarté de son enseignement et la précision mécanique de ses gestes produisent un léger contraste avec ses difficultés d’élocution, qui pourraient faire croire à un passé d’alcoolique, par une lourdeur typique de la mâchoire, si ce n’est qu’on soupçonne plutôt les séquelles d’une carrière de boxeur. D’ailleurs, cette articulation imparfaite de la parole est plutôt familière dans le monde de la boxe : pour les amateurs de ce sport, la voix de Lord rappellera par exemple celle de Freddy Roach, célèbre entraîneur de plusieurs champions ces dernières années 1 .

La presque totalité du film se déroule à l’intérieur du gymnase, mais il s’y découpe aussi un autre espace, celui du bureau de Richard Lord. À l’école, sur une base militaire et dans diverses autres institutions : le bureau est un lieu récurrent dans plusieurs films de Wiseman. C’est là où souvent, à l’intérieur mais pourtant à l’écart de la scène sociale, un individu rencontre l’autorité, où quelque chose de déterminant lui est expliqué ou est décidé à son sujet. Parfois, c’est aussi en même temps là où il peut discuter et s’exprimer, où il existe comme sujet distinct, pris à part du groupe (pensons par exemple au bureau du psychologue d’un camp d’entraînement des soldats américains, dans Basic Training). Dans Boxing Gym, le bureau est principalement le lieu de la première rencontre, de l’entrée au gymnase. Les nouveaux venus font part de leurs désirs et de leurs attentes. Lord esquisse les débuts de leur parcours et définit les conditions de leur présence au gym.

L’une des plus singulières de ces rencontres survient quand un couple d’immigrants, parlant très peu l’anglais, expliquent à Lord qu’ils veulent inscrire leur fils, qui semble âgé d’environ 8 ou 9 ans, mais que celui-ci ne peut en aucun cas recevoir de coup à la tête parce qu’il est épileptique. Lord les rassure, disant à l’enfant que plus tard il pourra livrer des combats s’il le veut, « quand il sera grand et aura guéri de son épilepsie », mais que d’ici là il pourra suivre tout un entraînement de boxe, sans échange de coups – « ok, no punching, no punching… ». Il lui fait aussi bien comprendre que cela signifie, en contrepartie, que lui non plus ne devra jamais donner de coups à qui que ce soit.

Ce passage souligne aussi que la boxe en elle-même, dans les combats et la compétition, ne constitue pas le premier objectif du gym, ni du film. Le processus de l’entraînement importe en lui-même, il prend un sens particulier selon chaque personne et justement on peut s’entraîner et apprendre la boxe sans recevoir ni donner de coups. Ceci place ce film dans une perspective quelque peu différente des autres processus de formation et de transformation dans le cinéma de Wiseman, lesquels impliquent généralement la réalisation d’un objectif concret, puis d’une forme d’intégration sociale, par exemple en trouvant un travail. Une femme qui vient voir Lord parce qu’elle veut inscrire son mari, qui adore la boxe, lui dit qu’il est entendu « qu’à 40 ans, il ne croit plus à son rêve de devenir boxeur », mais qu’elle a pensé « qu’il pourrait encore apprendre l’art de la boxe ».

On pourrait croire au premier regard que « l’art de la boxe » est justement un peu laissé pour compte dans le film, puisqu’on s’attarde largement à des débutants et des gens en plus ou moins bonne condition physique. Certes, le film n’est pas exactement un regard dirigé sur la beauté et la complexité du sport comme tel. Pourtant il donne à voir, sans emphase mais clairement, toute la complexité technique, les exigences athlétiques et le travail mental de la boxe, ne serait-ce qu’en observant les difficultés et maladresses des amateurs, par comparaison aux professionnels qu’on voit de temps à autre, puis surtout à la fin, en constatant la saisissante rapidité d’exécution des deux boxeurs à l’œuvre dans l’arène.

Une seule scène se déroule à l’extérieur du gymnase. Elle forme une sorte d’interlude tant sa facture visuelle et sonore la distingue nettement du reste du film. Un simple et très beau montage joue sur les contrastes entre l’ombre et les éclats du soleil matinal sur le béton, alors que Lord et quelques élèves font du jogging sur la voie en spirale d’un stationnement à étages. La cacophonie du gym fait place au silence de l’aube, contre lequel résonne seulement les pas des coureurs en cadence.

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Ayant fait le passage au format numérique HD ces dernières années, abandonnant pour des raisons strictement financières la pellicule 16 mm, Wiseman y est revenu pour ce film, sans doute en premier lieu parce qu’une durée plus limitée lui permettait d’en assumer les coûts. Même si le film est projeté sur copie HD 2 , l’image filmée sur pellicule conserve un attrait qui nous frappe aujourd’hui simplement parce qu’il s’agit désormais d’une grande rareté dans le cinéma documentaire. Aussi le cadre de l’image 16 mm en particulier, presque carré (cadre 1.33:1), peut contribuer en soi à un léger « dépaysement » dans les premières minutes. Devant la production contemporaine du moins, à l’ère des images panoramiques au cinéma et des documentaires tous cadrés dans le rectangle 16:9 généralisé par le HD, nous avons perdu l’habitude de ce format d’écran carré dans une salle de cinéma.

L’expérience esthétique est donc nécessairement indissociable de ces choix techniques. Sans pouvoir préciser davantage cette impression, les qualités plastiques de l’image 16 mm semblent soutenir naturellement le caractère méditatif du film. Car avant tout, le plaisir qu’on éprouve à voir Boxing Gym est dans une sorte d’état second où nous plonge la composition visuelle et les variations d’un incessant battement sonore, dans le rythme et la répétition des mouvements, comme si nous étions nous-mêmes à un certain seuil de l’entraînement physique où se déclenchent les effets de l’endorphine.

Quand une femme désirant s’entraîner demande si elle peut emmener son petit garçon, c’est peut-être aussi Wiseman qui, par la réplique de Lord, s’adresse au spectateur et lui suggère le regard à porter sur son film : « … les enfants aiment ça ici, c’est plein de mouvement, de couleurs et de sons… ».

Notes

  1. Freddy Roach parle toutefois de cette façon parce qu’il est atteint de la maladie de Parkinson, qui est possiblement liée, comme pour Ali, à la carrière de boxeur et l’encaissement de nombreux coups à la tête. Rien de tel n’est divulgué dans le cas de Lord.
  2. Il semble que Boxing Gym soit partout présenté en format numérique (HD ou Betacam), possiblement en raison des coûts du tirage sur film, mais aussi du nombre de plus en plus restreint de salles pouvant projeter du 16 mm.