TROIS QUESTIONS POUR CLAIRE DENIS
Tout commence face à la mer, avec la poussée d’un continent dans le dos (Chocolat, 1988). Sur ce littoral va s’inventer le regard singulier de Claire Denis, sa manière d’accueillir et de reproduire le rythme profond de ce qu’elle regarde. Ce sera aussi le regard de Forestier dans Beau travail (1999) ou de Trebor dans L’intrus (2004).
Ce sera celui de la caméra à partir de S’en fout la mort (1990) : accompagner les mouvements du personnage ou du paysage de manière à traduire leurs translations en oscillations. Il aura fallu pour cela que la mer envahisse les espaces et enveloppe les corps : chez Claire Denis, tous les espaces acquièrent une densité leur permettant de maintenir les corps et la caméra en suspension entre le fond et la surface. C’est dans le vent et la chaleur qu’oscillent les légionnaires (Beau travail) ; c’est dans le soir que flottent les mobiles et les attentes (Vendredi soir, 2002) ; c’est le contre-jour qui maintient tout dans les limbes (L’intrus). Première question, donc, et qui nous concerne chaque fois qu’on se cherche un nouveau monde : Comment participer ainsi aux matières ou aux éléments sans se briser ou se dissoudre ?
Ce flottement des corps dans les déplacements plus amples d’une matière va déterminer la forme que prendront la mémoire et la sensibilité dans le cinéma de Claire Denis. Dans Chocolat, c’est un travelling sur le fond autochtone du paysage qui entraîne le personnage vers son passé et celui de l’Afrique coloniale. Dans S’en fout la mort, c’est le reflux des nostalgies de Pierre Ardennes et de l’instinct sexuel qui fait de Jocelyn cette fière et tragique épave antillaise. C’est encore le mouvement du révolu qui, dans Beau travail, amène et ramène les débris de la vie militaire de Galoup. Le passé comme lame de fond. Mais, surtout, ces mouvements des corps dans les mouvements de la matière finiront par produire une étrange sensibilité. Comme si, pour Claire Denis, malgré les barrières spatiales ou les distances temporelles entre deux corps, chacun pouvait affecter l’autre, de particule en particule. Tel personnage va sentir la venue de tel autre, comme si toute la matière du paysage en transmettait les vibrations (L’intrus). Dans Trouble Every Day (2001), le regard oblique de Christelle va sentir ce qui se trouve au-delà de sa portée, le corridor vide d’où elle vient, comme le potentiel d’un événement à venir. C’est sur une deuxième question qu’on rebondit alors, et sur laquelle on se bute aussi chaque fois qu’on cherche à se déprendre de soi-même : Est-ce parce que je ne crois pas à l’invisible que j’ai l’impression d’être dans un cul-de-sac ?
Les personnages ne flottent pas dans la matière du paysage, du passé ou des images sans que leur corps en soit marqué ou pénétré. Ce qui s’inscrit ainsi sur ou dans les corps, c’est un mouvement que l’on s’est assimilé, mouvement du boy ou du coq, de la mer ou du désert, du désir ou du sang. C’est ce rythme corporel qui permet aux personnages de se composer ou de se décomposer entre eux, en-deça ou au-delà de la communication. Chez Claire Denis on aime, on cohabite, on dresse, on tue, on dévore ou on désire sans jamais s’expliquer, de même que le corps accepte ou rejette un organe : question de rythme vital, ou fatal. On aboutit ainsi à une dernière question : Est-ce ce rythme qui m’a permis de passer 90 minutes avec tous ces inconnus ?
Les projections se dérouleront à la Cinémathèque québécoise, dans le cadre du Festival du nouveau cinéma, du 11 au 21 octobre 2007
Jeudi 11 octobre, 18h30
Chocolat (1988, 105 min.), repris le 21 octobre 17h
Vendredi 12 octobre, 18h30
L’intrus (2004, 126 min.), repris le 21 octobre, 19h
Samedi 13 octobre, 19h
S’en fout la mort (1990, 93 min.), repris le 15 octobre, 18h30
Dimanche 14 octobre, 17h
Le 15 mai (1969, 29 min.), suivi de Man No Run (1989, 90 min.)
Dimanche 14 octobre, 19h
Cinéma, de notre temps : Jacques Rivette, le veilleur (1990, 125 min.)
Mardi 16 octobre, 20h30
Keep it for Yourself (1991, 40 min.), suivi de US Go Home (1994, 68 min.)
Mercredi 17 octobre, 18h30
Contre l’oubli: Pour Ushari Ahmed Mahmoud, Soudan (1991, 11 min.), suivi de La robe à cerceaux (1992, 24 min.), suivi de Nice, Very Nice (1995, 15 min.), suivi de Claire Denis, la vagabonde (Sébastien Lifschitz, 1995, 48 min.)
Jeudi 18 octobre, 18h30
J’ai pas sommeil (1994, 108 min.)
Jeudi 18 octobre, 20h30
Nénette et Boni (1996, 99 min.)
Vendredi 19 octobre, 18h30
Beau travail (1999, 93 min.)
Vendredi 19 octobre, 20h30
Trouble every Day (2001, 100 min.)
Samedi 20 octobre, 17h
Vers Nancy (2002, 11 min.) suivi de Vendredi soir (2002, 85 min.)
Samedi 20 octobre, 19h
Vers Mathilde (2005, 84 min.)