Rétrospective Grandrieux

TÉMOIGNAGES

Nous avons demandé à des amis-cinéastes de bien vouloir partager quelques mots sur leurs expériences et leurs rapports au cinéma de Philippe Grandrieux. Les répondants ont trouvé bon de contourner les questions initialement posées et de construire leur raisonnement sous différentes formes: un journal poétique- (Olivier Godin), un récit- (Randolph Jordan), un entretien- (Karl Lemieux), une lettre enchantée (Peter Tscherkassky), et des réponses éparses (Pierre-Luc Vaillancourt)

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KARL LEMIEUX

Karl Lemieux est un cinéaste expérimental québécois. Il a signé plusieurs courts métrages, dont Mouvement de Lumière (2004), Western Sunburn (2007), Trash and no star ! (2008), Passage (2008) et Mamori (2010). Cofondateur du Collectif Double Négatif qui se consacre à la production et la diffusion du cinéma experimental, il travaille également sur des projections en direct pour plusieurs performances et spectacles de musique. Il est présentement en tournée avec le groupe Godspeed You! Black Emperor.

Mon premier contact avec l’oeuvre de Philippe Grandrieux remonte à 2000, quand j’ai vu Sombre, programmé au Cinéma Parallèle à Montréal. Je n’avais pas encore vu le film mais mais sa réputation sulfureuse le précédait déjà. Une semaine plus tôt, j’allais voir un film dont je n’ai aucun souvenir, mais je n’ai pu oublier par contre les quelques images de la bande-annonce de Sombre qui m’avaient bouleversé. Six jours plus tard, je sautais dans l’autobus Victoriaville-Montréal, Montréal-Victorialville (un trajet de six heures) pour aller à la découverte, à la rencontre de ce mystérieux film. C’était une journée pluvieuse, je me souviens, et j’avais donné rendez-vous à une amie dans un café pour nous laisser le temps de marcher jusqu’au cinéma. En route elle m’avait raconté une étonnante histoire, qui m’avait étrangement préparé à l’expérience que j’étais sur le point de vivre. Nous nous étions entretenus sur la sexualité et la violence, et elle me confessa son expérience sado-masochiste qu’elle venait de partager avec son amant de l’époque. Elle s’en était sortie indemne, mais je ressentais en elle une fragilité et une intensité qui avaient laissé comme une odeur de souffre avant le choc cinématographique que nous étions sur le point de vivre.

La veille de l’entrevue, je suis allé voir le film avec m’a copine de l’époque. La salle était comble, et il ne restait pas un siège vide. Les lumières se sont éteintes et le film a commencé… C’était extraordinaire. Pendant la scène ou Mélania (Anna Mouglalis) se fait couper les cheveux en pleurant, mon invité se lève furax et me donne un coup de poing dans le cou en me traitant de « dégeulasse » avant de trouver la porte de sortie… J’ai hésité avant de quitter, mais finalement je suis resté. J’ai vécu, dans les années qui suivirent, des expériences cinématographiques inouïes par centaines, et Sombre reste une des plus puissantes. Grandrieux m’a fait vivre et continue à me faire vivre cette chose rare, qu’est le sublime.

Inutile de dire que la venue de Philippe Grandrieux avec son nouveau film La vie nouvelle au Festival du Nouveau Cinéma de 2002, était pour ma part très attendue. Je me suis acheté un billet pour les deux représentations du film et me suis ensuite présenté au bureau des relations publiques pour m’assurer un entretien avec l’énigmatique cinéaste.

Voici- ce que j’ai nerveusement échangé avec Philippe Grandrieux dans cette entrevue fragile le lendemain de cette étrange soirée…

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PIERRE-LUC VAILLANCOURT

Pierre-Luc Vaillancourt est cinéaste et initiateur d’une cinquantaine de programmes de films, performances de cinéma élargi, publications d’anthologies et a tourné des projections dans une trentaine de villes d’Europe, des Balkans et en Biélorussie. Il opère en réseaux offline.

Hors Champ (HC) : Qu’évoque pour vous le travail sonore et l’imagerie des films de Grandrieux ?

Pierre-Luc Vaillancourt (PLV) : Évidemment, les filiations sonores avec « Étant Donnés » 1 ravivent les images des films des frères Hurtado, qui par de nombreux éléments recoupent le cinéma de Grandrieux. Les archétypes, la nature, l’ivresse et une fébrilité des corps. Malgré les technologies différentes, leur cinéma se rejoint sur de nombreuses pistes. Les films de Marc Hurtado penchent vers un travail holistique, alors que Grandrieux les imbrique dans l’interstice d’un travail externe, projeté sur des acteurs, sur des écrans.

HC : Quel rapport entretenez-vous avec son cinéma?

PLV : La transe du cinéma expérimental est souvent chaleureuse, ou possessive, ce qui prescrit un état passif et une pose de soumission chez le spectateur. Elle me semble encore plus accentuée lorsqu’elle est imbriquée dans le cadre d’une pratique narrative ou figurative. De ce que j’en ai vu, le cinéma de Grandrieux agit dans une dislocation lucide qui s’emboite au plus que réel ; il utilise donc la transe pour « tuer le pantin ». Ce qui me plait.

HC : Comment replaceriez-vous le cinéma de Grandrieux dans la cartographie du cinéma XP ?

PLV : Les films de Grandrieux me semblent beaucoup trop combatifs pour se contraindre à la cartographie expérimentale, celle-ci étant arquée vers un fétichisme de la nostalgie, alors que ceux de Grandrieux sont posés vers l’avant, vers le renouveau de la naissance. Certains de ses films ont certainement des préoccupations similaires à la position laboratoire de l’expérimental, dans leur minutie, leur rigueur et leur précision. Pourtant les films de Grandrieux me semblent se poser beaucoup plus du côté sauvage et animal du cinéma d’Andy Milligan ou d’Alberto Cavallone par exemple.

HC : Quel film ou séquence de film vous a marqué le plus et de quelles manières?

PLV : Certainement Il se peut que la beauté ait renforcé notre résolution – Masao Adachi. Le plaisir, la souffrance, ça y est.

La vie nouvelle, Philippe Grandrieux, 2002

Extase de chair brisée, Pierre-Luc Vaillancourt et Fredérick Maheux, 2005

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PETER TSCHERKASSKY

Peter Tscherkassky est un des plus important cinéaste d’avant-garde contemporain. Il vit et travaille en Autriche.

Peter Tscherkassky nous fit parvenir cette courte correspondance qu’il eut avec Grandrieux au moment de la sortie de La vie nouvelle, précédé par cette note explicative.

« Le seul film que je connaisse de Philippe Grandrieux est La vie nouvelle. Je lui avais envoyé un courriel très enthousiaste (sans le connaitre au préalable, ni de nom, ni en personne) après avoir assisté à une projection de La vie nouvelle à la Viennale. C’était un très court message qui a d’ailleurs été publié dans le très beau livre de Nicole Brenez 2 . Philippe est un proche ami de Raymond Bellour et de Christa Blümlinger, et comme je les connais bien, j’ai eu la chance de rencontrer et d’apprendre à connaître Philippe. Il m’avait dit que ce message l’avait beaucoup marqué. Son film avait été sévèrement critiqué à l’époque et il tomba dans une profonde crise. Après avoir reçu mon courriel il a dit à sa femme : “maintenant, on doit continuer le travail.” Du moins, c’est ce qu’il m’a dit… » (Correspondance avec André Habib, 26 septembre 2012)

Cher Philippe Grandrieux,

Au cours du festival de Vienne (La Viennale), j’ai eu la chance de voir votre film La vie nouvelle (je l’ai vu deux fois d’ailleurs) et j’aimerais vous exprimer ma profonde admiration pour votre œuvre. De toute évidence, vous êtes l’un des très, très, TRÈS rares cinéastes qui soit en mesure d’envisager non seulement de nouveaux territoires de l’art cinématographique, mais qui aussi êtes en mesure de les conquérir. Votre film a été l’une des plus envoutantes expériences qu’il m’ait été donné de vivre au cinéma. Merci encore. Je vous souhaite bonne chance et tout le meilleur pour vos futurs projets.

Cordialement vôtre,
Peter Tscherkassky

Cher Peter,

Lorsque j’ai vu Outer Space, j’ai été très impressionné par votre film et par votre travail, c’est donc un honneur pour moi de recevoir de vous ce message encourageant. Votre courriel m’a aidé à surmonter toutes les mauvaises réactions qu’a subies La vie nouvelle. J’apprends que nous serions tous les deux dans le prochain numéro de Trafic.

Cordialement vôtre,
Philippe Grandrieux

Cher Philippe,

Lorsque je vous ai écrit, je n’avais aucune idée que vous publiez également un article dans Trafic, c’est une extraordinaire et très belle coïncidence!
Cela me rend triste de savoir que votre film reçoit des réactions aussi négatives de la part de la critique et du public, mais il faut dire que La vie nouvelle n’a jamais été conçu pour plaire à la masse, mais plutôt comme un constat amer de notre société (ou du moins en partie). Heureusement, beaucoup d’entre nous et je pense à Raymond Bellour, Christa Blümlinger, Nicole Brenez ou Nicolas Schmerkin, sommes capables de voir dans votre film un radical chef d’oeuvre. Ici à Vienne, quelques personnes ont quitté la salle durant la projection, mais plus tard le film a beaucoup été applaudi. C’est un film qui sépare les spectateurs en deux camps : Ceux qui comprennent, et ceux qui n’arrivent pas à comprendre, et le fait de diviser autant est une autre qualité.

Dans mon précédent message, je parlais des qualités spécifiquement cinématographiques de La vie nouvelle. Permettez-moi d’ajouter que le film est extraordinaire à bien d’autres niveaux, comme par exemple votre manière de diriger vos acteurs. Quelle incroyable intensité ! Encore une fois, merci énormément pour ce film !

Cordialement vôtre,
Peter

Traduit de l’anglais par Serge Abiaad

Sombre, Philippe Grandrieux, 1999

Miniatures – Many Berlin Artists in Hoisdorf, Peter Tscherkassky, 1983

Notes

  1. Étant donnés est un groupe français formé par deux frères, Éric et Marc Hurtado, qui signèrent la bande-son de La vie nouvelle
  2. Brenez, Nicole. La vie nouvelle, nouvelle vision, Paris : Éditions Léo Scheer, 2005, p.183