The Worst Person in the World : arrêter le temps
« Le cinéma, c’est l’enfance, pas l’adolescence », disait Daney. « C’est un sentiment beaucoup plus intense, insouciant et grave, de ne pas faire partie du monde, ou d’y être toléré d’extrême justesse 1 ». C’est le sentiment qui est ressorti lorsque j’ai fait face aux films de la trilogie d’Oslo de Joachim Trier dont la dernière partie, The Worst Person in the World, a été présentée au FNC en octobre. La caméra du réalisateur scandinave y observe le monde de l’extérieur, comme un enfant dans sa cachette espionnerait l’univers des adultes et s’amuserait à réinventer le réel. Sa façon de constamment s’amuser à inventer d’autres vies à ses personnages me fascine, de même que la façon dont sa caméra semble toujours agir comme une sorte de slingshot, se projetant dans d’autres espaces, d’autres temps, n’ayant souvent que faire du fil narratif principal. Le réel diégétique est constamment contaminé par d’autres fictions.
Dans Reprise (2006), une comédie d’erreurs où les personnages brillent par leurs inconséquences et où tout se résout sans se résoudre, de jeunes hommes au début de la vingtaine vivent dans l’urgence de se projeter dans un avenir idéalisé, s’imaginant comme des individus plus grands que nature et imbus d’eux-mêmes. Dans Oslo August 31th (2011), le protagoniste est moralement incapable de s’accrocher à la vie. Il contemple d’un côté l’espace vide de ses années de dépendance aux drogues dures et d’anciennes relations toxiques aujourd’hui détruites ; et de l’autre, l’espace vide du futur auquel il fait face et qu’il se sent incapable d’habiter. Ces vides, ou ces absences de réponses, constituent une forme de hors champ temporel que le réalisateur semble désespéré de remplir tantôt de spéculations et d’ambitions surhumaines, tantôt d’angoisses et de peurs. Je retrouve, dans le regard du cinéaste, un certain détachement face au monde qui me rappelle notre expérience des derniers mois. Infantilisés, restreints à nos logis, portés à spéculer sur l’avenir, nous avons été par le fait même amenés à nous réinventer pour le meilleur ou pour le pire.
Au cœur de la trilogie, l’acteur Anders Danielsen Lie interprète des personnages peu loquaces, malades, dépressifs, fragiles. Des personnages qui représentent une classe d’intellectuels cyniques de la petite bourgeoisie issue de la génération X, asphyxiés par leur propre masculinité toxique. Seulement, bien que The Worst Person in the World accorde une place encore importante à Danielsen Lie, un vent de fraîcheur souffle avec l’arrivée de Renate Reinsve et le personnage de Julie, une femme de 30 ans qui débarque avec flamboyance dans ce monde de quarantenaires cyniques.
Enfantin, le cinéaste se fait plaisir en expérimentant toutes sortes de folies narratives et stylistiques. Par exemple, dans cette scène où le personnage de Danielsen Lie imite le percussionniste d’un groupe rock et où la caméra suit frénétiquement chacun de ses gestes multipliant les « gros plans » de tambours imaginaires sur lesquels il s’active ; ou encore ce moment digne d’une pub de shampoing où Julie, qui songe de plus en plus à quitter son conjoint, arrête le temps en actionnant l’interrupteur d’une lumière de sa cuisine, et de là, rejoint l’autre homme dont elle est amoureuse. Lors de cette ellipse, Trier la filme marchant dans les rues d’Oslo où tout est figé sauf elle, courant à la recherche de son amant. S’ensuivent des retrouvailles et un long champ-contrechamp quelque peu grotesque où les deux amants se regardent langoureusement. On se souvient alors que leur histoire a commencé autour d’un jeu : jusqu’où peuvent-ils aller sans tromper leurs partenaires actuels ? On peut maintenant les imaginer se demander si l’on trompe effectivement son conjoint lorsqu’on le trompe hors du temps ou par le seul pouvoir de la pensée. Cette scène particulière incarne bien aussi ce qui, selon moi, rend le film éminemment intéressant : cette impression on ne peut plus universelle d’être la pire personne au monde. D’ailleurs, en norvégien, l’expression Verdens verste menneske, qui donne son titre au film, est utilisée pour dénoter les sentiments d’échec, de ne pas être fidèle à soi-même ou de ne pas répondre aux attentes de la société. J’ai l’impression qu’en arrêtant le temps, Julie se permet ainsi de suspendre ses croyances morales, voire de s’en libérer, mais continue par le même fait de ressentir ce sentiment de honte et de malaise face à son comportement et à ses sentiments.
Il serait néanmoins mal venu de réduire les intentions de Trier à l’idée de dresser le portrait éclairé d’une jeune femme de la génération des millénariaux. Le réalisateur ne cherche pas à traduire de façon logique la psychologie de ses personnages et encore moins à porter de jugement sur leurs actions. Il s’amuse plutôt à représenter leurs pulsions, aspirations, ambitions et leurs façons de s’imaginer le monde et leurs place dans celui-ci. Après tout, ce sont des personnages de fictions, et Trier prend plaisir à insérer des fictions dans ses fictions. L’espace créé dans le film semble être assumé comme un espace de jeux et d’expérimentations. Il refuse de prendre quoi que ce soit trop au sérieux et au cynisme des œuvres précédentes se substitue une forme de résilience ou un besoin de laisser aller et venir les choses (une position que l’on devrait peut-être adopter davantage dans nos vie lorsqu’on fait face à certaines épreuves ?).
J’ai eu un plaisir fou à suivre le regard du cinéaste qui s’éclate dans ce genre de scènes et le plaisir fut décuplé par la présence de Renate Reinsve, qui réussit brillamment à s’émanciper des jeux du réalisateur et à faire son propre film dans celui de Trier. À la manière d’un jeu d’enfant, le film me donne l’impression que chacun y joue selon ses propres règles.
Et puis il me semble que la mise en scène de Trier me donne aussi l’espace et la liberté d’interpréter le film à ma façon, d’y projeter mes propres angoisses et frustrations. Je m’y sens souvent invité à refuser certaines de mes propres conventions d’analyse pour embrasser les folies du cinéaste et la liberté de ses acteurs. Chez Trier, ce qui, selon mes propres conventions de lecture, devrait normalement provoquer un roulement d’yeux à en faire sortir mes globes oculaires de leurs orbites, me réconforte. Son film m’amène à réinventer mon regard sur le cinéma et sur le monde, mais aussi, et surtout, sur moi-même.
Il y a dans cette naïveté pleinement assumée du regard du réalisateur un respect pour la complexité d’un monde et des individus qui l’habitent, représenté par toutes sortes de jeux de rapprochements et d’éloignements constants de la caméra oscillant entre le gros plan frontal et les plans larges aux saveurs hopperiennes. Or, il me semble que c’est lorsqu’il est très proche des choses et des gens que ceux-ci semblent être les plus flous. Le recul est toujours nécessaire. Trier n’a jamais cherché de réponse à quoi que ce soit. Philosophe, il s’efforce plutôt à se poser les bonnes questions. Ce faisant, il nous confronte à l’inéluctable réalité de nos propres vérités qui nous glissent souvent entre les doigts et dans le même souffle, il ouvre la porte à l’imagination comme voie d’échappement.
Notes
- Régis Debray et Christian Delage, Serge Daney : Itinéraire d’un ciné-fils, Jean-Michel Place, Paris, 1999, p. 14. ↩