VISIONS/RÉFLEXIONS

The Watchman de Fern Silva (2017)

Ce texte est présenté dans le cadre de la série RÉFLEXIONS, développée et produite par VISIONS. RÉFLEXIONS met l’oeuvre d’un cinéaste en dialogue avec les pensées, réactions, interprétations, idées libres d‘un·e écrivain·e. Le film The Watchman de Fern Silva (2017), sur lequel porte ce texte, est accessible en ligne sur le site de VISIONS.

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Tout fut rompu au seuil de l’histoire.

Tout fut rompu au seuil de l’histoire. Soudain, le corps existait, se tenait à l’extérieur, sans visage. Nu, il portait le monde entre ses mains comme malgré lui. Persistaient encore quelques traces du vent. Le geste allait laisser place au mot et jamais rien ne serait consolé. Peut-être cette séparation est-elle advenue plus tôt, à l’aune de cette pulsation qui retentit comme pour alerter ceux et celles qui dorment au pied de l’incendie. Les choses font état d’une rupture prenant la forme d’un détour. Nous avons tous et toutes traversé ce labyrinthe. Ce carrefour est l’inquiétude même et c’est l’indice d’une ruine qui nous est donnée en spectacle. Les os à venir où s’épuise l’échec de la restitution de cette unité toujours déjà perdue.

The Watchmen n’est plus celui qui surveille, mais celui qui déterre et qui contemple. Celui qui trouve un objet inconnu et s’en effraie. C’est le magicien des sables qui restitue au regard le désert par lequel règne plus que jamais la discontinuité. Que reste-t-il d’humanité chez celui qui surveille pour toute fin, à plus forte raison chez celui qui exhume et contemple cet objet apatride? Un souffle contenu dans le vague souvenir du feu; un corps. Cette sentinelle scrute la lente et violente galvanisation du vécu. Pour déposséder la solitude de ses moyens, il lui faut parler une langue inédite, celle qui permet de s’élever et d’abolir la réflexivité. Une parole qui célèbre le silence, qui se meut par interstice. Ni son regard ni cette parole n’ont le pouvoir d’affranchir ou de reconstruire l’objet désolé de sa contemplation. The Watchmen hérite plutôt d’une question. Il veille à ce que quelque chose subsiste. En cela tient sa responsabilité.

Là-bas, les trains et les voitures tracent à vide comme pour arriver au bout de ce monde qu’ils voudraient pouvoir fuir. Or ils circulent, s’enfoncent en spirale. Il n’est pas question de s’échapper. Dehors, le visible laisse place à l’invisible et à ce qui le traverse. Dans une circularité figée, les artefacts martèlent leur froide souveraineté. Ce qui guette maintenant ceux et celles qui, rassemblés en un point d’intensité, ne peuvent se résigner à abandonner la poursuite du but : la mort de l’horizon sur lequel rien ne se couche plus. En dehors de tout, ces corps et ces voix balbutient et s’effleurent dans l’obscurité complète où persistent des lueurs d’adoration. Suivant quelque vibration, la rencontre est menacée à chaque instant. Une rumeur fragile, qu’une moindre parole peut rompre, glisse en surface : la conspiration des corps stratégiques et la présence animale. Que peut un corps pour lui-même, pour les autres, pour le monde? Ceux et celles qui restent sans réponse enterrent les souvenirs d’un espace habité.

L’horizon bascule et frappe la voûte. Dans ces carrefours souterrains, sans issue, règne une panique sans objet. Rien n’indique s’il faut fuir vers l’avant ou rebrousser chemin. Nul ne sait s’il faut hurler ou frémir. La chaleur extrême se confond au froid polaire. Les corps sont statuaires, figures ultimes du dépeuplement. Certains se rappellent que la surface du visage s’est substituée à celle de l’écran. Les lames lumineuses de cette carbonisation électrique déchirent le tissu adipeux. La mort sensorielle a finalement eu raison du regard. D’ailleurs, personne ne regarde plus l’écran. C’est au contraire l’écran qui regarde, triomphant. L’état d’amnésie est tel que presque plus personne n’est en mesure de se demander : qu’ai-je perdu?

The Watchmen entend cet appel. Il ne le reconnait pas, ne peut le décoder. Les haut-parleurs crachent, en guise de bâton de vieillesse, quelques prières païennes. Elles semblent vouloir dire : nous sommes épuisés par l’attente, nous errons et aucun mot ne peut nous sauver. Ces prières n’invitent aucun écho. Encore subsiste le souffle, le vent. Le foin gercé est en deuil, mais les vagues livreront à nouveau au rivage ce qui fut précédemment jeté à perte. Ainsi, peut-être, tout recommencera.