THE PRICE IS RIGHT : LE PROLÉTAIRE ET LE COLONISÉ
The Price Is Right est un des concepts de jeu télévisés les plus connus internationalement, synonyme d’une certaine télévision de divertissement facile et même un peu bébête, célèbre entre autres pour sa longévité, plutôt exceptionnelle en effet quand on considère que les émissions du même genre sont souvent de fugaces météorites dans le ciel de la programmation télé. Son adaptation par le canal V depuis le début de l’automne s’inscrit par ailleurs dans une tendance lourde du marché, qui, à l’heure de la mondialisation, voit croître la circulation des formats ; les chaînes de télévision comptent de plus en plus sur de tels programmes, dont la notoriété préalable et le fait qu’ils aient été testés sur différents marchés semblent leur assurer un niveau de succès minimal. Cette situation un peu particulière est intéressante à plus d’un égard, mais c’est ce qu’elle montre des particularités de nos deux « systèmes » (télévision américaine et télévision québécoise) qu’on tentera de mettre ici en lumière ; car même si les deux versions peuvent paraître très similaires en surface, les quelques différences dans la forme, l’animation, la manière de programmer le jeu sont profondément significatives.
Il est fréquent de présenter les différentes sortes de jeux télévisés par la nature des compétences qu’elles activent : connaissances objectives, tantôt « scolaires » (Jeopardy) tantôt plutôt « quotidiennes » (La roue de la fortune) ; savoir subjectif, parfois tourné vers le « social » (Family Feud), parfois vers les individus qui font partie du cercle intime du candidat (Perfect Match). Le cas de The Price Is Right est assez unique et bien connu : le seul savoir en jeu ici est la connaissance du prix des articles de consommation courante. Dans le contexte des années 1960 et 1970 tout particulièrement, il était facile de lier une telle compétence à un public majoritairement féminin, responsable des achats domestiques, ce que la diffusion de l’émission en plein jour corroborait par ailleurs. Du point de vue critique, il devenait donc très facile d’«analyser» The Price Is Right comme une des manifestations les plus élémentaires du capitalisme triomphant, faisant miroiter au prolétariat ordinaire de l’Amérique une consommation-fétiche que des jeunes femmes siliconées avant l’heure sexualisaient à outrance… Du Baudrillard en acte, ni plus ni moins, et un point de vue privilégié sur la manière dont la classe dirigeante se sert de l’énergie psychique de la masse pour mieux la leurrer sur ses intérêts véritables….
Inséré comme elle l’est depuis des décennies à même la fibre de la programmation de tous les jours, The Price Is Right constitue donc la quintessence même de « l’ordinarité » : le fait que ses candidats soient des monsieurs-et-madames-toute-le-monde invariablement vêtus de T-shirt aux couleurs criardes et aux slogans stupides (une sorte d’uniforme visant à camoufler les différences, à assimiler tout un chacun à une espèce de prolétariat auto-proclamé?), sa diffusion journalière et l’emphase qu’on y place sur la consommation des objets et aliments du quotidien lui permettent de s’insérer tout naturellement dans la routine domestique des téléspectateurs, une routine qui est en quelque sorte reproduite par l’aspect éminemment répétitif et prévisible de l’enchaînements des jeux, de la roue et des « showcases ». On remarquera enfin que l’animateur du jeu pendant 35 ans, Bob Barker, était célèbre pour son stoïcisme, cette capacité qu’il avait en toutes circonstances de garder son flegme, même lorsque confronté aux pires excès des participants-tes, dont certaines n’hésitaient pas à le pourchasser à travers le studio en quête d’une improbable étreinte, qu’il finissait toujours pas donner de bonne grâce, mais avec réserve. Cette posture « amicalement distanciée » de la vedette – que reprend à sa façon Drew Carey, l’animateur actuel – assurait que restent nettement séparés les univers de la télévision – paillette, glamour, animateur célèbre, longilignes mannequins surpayées – et celui des participants, foule indifférenciée de ménagères noires, de soldats en permission, d’étudiants en cavale et de joyeux retraités, rassemblés en vue de fournir une image de l’Amérique moyenne dans sa plus pure expression.
Une telle analyse a ses limites, bien entendu, mais elle a l’avantage de montrer que les émissions de jeu, aussi superficielles et divertissantes soient-elles, sont loin d’être innocentes et prennent lorsqu’on les étudie en contexte un sens qui permet d’en saisir les résonances idéologiques propres. Qu’en est-il de la version québécoise de The Price Is Right ? On remarquera pour débuter que l’animation de Philippe Bond, humoriste québécois recruté pour le rôle, n’a rien à voir avec celles de Barker ou de Carey ; Bond sautille sans arrêt, cabotine, lance des blagues douteuses et, lorsqu’un candidat remporte un prix, il ne manque jamais de célébrer le gain avec autant d’entrain que ce dernier. Loin d’incarner le côté « inaccessible », « distant » de l’institution télévisuelle, il travaille activement à se rapprocher du public, à se faire ni plus ni moins l’égal des participants. Notons en second lieu que, de quotidienne, l’émission québécoise est devenue hebdomadaire, et que d’une diffusion de jour, elle est passée en Prime Time. En présentant un épisode par semaine en période de grande écoute, on transforme un jeu très banal – auquel sont associées comme on l’a vu des valeurs « d’ordinarité » – en événement. Décadré par rapport à ses références habituelles à la domesticité, sorti de sa temporalité marquée par la routine et la répétition, le jeu se met à valoir pour lui-même, recadré dans une case horaire où il fait figure de programme-vedette. Du coup, la portée idéologique de l’émission ne peut plus être la même : certes les valeurs « consuméristes » sont encore très présentes, mais le sentiment généré par la version américaine d’assister à une espèce de glorification paradoxale du prolétariat s’estompe considérablement pour faire place à la célébration auto-référentielle du « concept » lui-même, que tout le monde semble conscient de jouer au second degré.
En fait, face à un Philippe Bond trop content de vendre l’émission américaine aux Québécois, face à la chaîne V apparemment si certaine de faire un bon coup et au public spécialement « casté » pour sa capacité à feindre un enthousiasme délirant, c’est moins la figure du prolétaire ébahi qui s’impose que celle du colonisé béat.