Un certain art du contre-champ
The Man who wasn’t there, dernier opus des Frères Cœn, a remporté à Cannes, en 2001, le prix de la mise en scène, ex-æquo avec celui de David Lynch, Mulholland Drive. Nous ne sommes pas tenus de croire à la sacro-sainte coïncidence. Lynch et les Cœns sont les enfants chéris du Festival, mal-aimés des États-Unis, représentants honorables d’un créneau légitime mais silencieux, défendu avec un certain courage. Les deux films, de factures radicalement opposées, marquent une continuité assumée avec l’ensemble de leurs œuvres précédentes. Lynch poursuit ici ce qu’il avait ouvert – narrativement parlant avec Fire Walk with me puis Lost Highway, tout en rapaillant – les mauvaises langues diront pour le plaisir des fans seuls – des fragments à peine voilés de tout son corpus (Blue Velvet, Twin Peaks, Wild at Heart, etc.) Les frères Cœn, pour leur part, plongent à nouveau dans une réécriture hilare du genre – ici, le drame social, entrecoupé d’une esthétique noire – qui reproduit, en les inversant, toutes les règles : élevant d’une main ce qu’ils chatouillent de l’autre (avec quatre mains à l’ouvrage, cela peut se faire). On pourrait, sans trop de difficultés, dresser des parallèles entre The Man who wasn’t there et Blood Simple, Fargo, voire Barton Fink. Ce qui est en jeu, c’est une renversement subtil des lois du polar, du film noir, du Bildungsfilm (du film de formation), qui en reconduit, au bout du compte, le plaisir et la puissance.
Malgré des différences notables, il peut apparaître, à l’analyse, que ces deux films ouvrent un même champ d’interrogation sur l’Amérique et sa/ses fiction(s) : en quoi consiste le pouvoir de la fable américaine ? Ce qui est en cause, dans les deux cas, c’est la ligne floue entre le réel et le mythe, le pouvoir de transfiguration du réel en légende, une fois qu’on a consenti à s’arracher au réel de l’Histoire et à ne plus croire qu’au fabuleux.
D’un Hollywood mi-mondain mi-décadent (Mulholland Drive), à une petite ville de la côte Ouest du milieu du siècle farouchement middle class (The Man who wasn’t there), les deux films puisent, bien que de façon très différente, dans un bassin cinématographique commun, celui de la grande production des studios des années 30-50, époque, faut-il le rappeler, de la consolidation de Hollywood comme capitale mondiale de la fiction. Si l’on en parle volontiers comme d’un Golden Age, cet âge connut aussi ses rides et ses revers – qui sont ceux de son époque – et qui en constitue justement le hors-champ (ce que les films ne montrent pas). Or, ces deux cinéastes ne semblent pas – ou très peu – préoccupés par l’Histoire, hormis celle qui se loge dans sa trame, en icône, en fable historique. Ce qui semble les intéresser, c’est bien plus le contre-champ, ce qui est derrière ce que la caméra a bien voulu montrer. Il ne s’agit pas, pour eux, de dénoncer ce que le cinéma américain a toujours filmé (et aux dépends de quoi il l’a montré), mais bien au contraire, d’utiliser les ressources de sa production fabulatoire, de tirer jusqu’au délire les fils de la fiction.
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Il est vrai que le cinéma hollywoodien – et il ne me semble pas grossier de l’affirmer – a été une puissante machine de rêve. Or, le contre-champ du rêve, ce n’est peut-être pas le cauchemar. Le contre-champ du rêve, c’est l’impossibilité de pouvoir en sortir une fois qu’on accepte d’en jouir, une fois qu’on pense pouvoir en tirer profit. Il en va ainsi dans les films de Lynch et de Cœn.
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Une brève parenthèse : que ce soit aux Américains des États-Unis, plus qu’à d’autres, que la “question de la fiction” se pose, n’est peut-être pas si surprenant. Le pouvoir de ses fictions cinématographiques (qu’elle a emprunté, volé, violé à d’autres) a rendu à tout jamais problématique un rapport au réel et à l’histoire qui ne peut plus s’envisager sans passer par le cinéma… Le réel ne peut même plus renvoyer à lui-même. Le réel est devenu le référent du film. “It’s like a movie.“ “It looks like bad special effects“. La cohérence du monde est garantie par la cohérence (toute relative) de la fiction. Litanie de Godard : les Américains (des États-Unis) n’ont pas d’histoire à eux, donc ils doivent trouver leurs histoires ailleurs (Sarajevo, Vietnam, Kaboul). Or, pas d’histoire (au sens véritable) sans mémoire. Le paradoxe américain consiste à produire, au contraire, des histoires dont la mémoire banalise, trivialise tout appel de l’histoire.
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Lynch et les Cœn sont imprégnés d’une culture américaine qu’ils ne peuvent, au mieux, que détourner, sans pouvoir, toutefois, s’en détourner. Dit autrement, ils doivent lui retourner son regard. Ne pouvant se passer du mythe et de ses images, les Cœns s’interrogent sur l’irréalité de ces images, ses traces sur la conscience individuelle, la confusion, les pièges qui en résultent. Le projet de Lynch consiste à recycler tout ce qui dans une culture résonne encore, et la rendre parfaitement déraisonnable, par un tour de magie psychotique (deux ex machina de la boite bleue, wild fifties). Au cœur de l’univers de Lynch, ne retrouvet-on pas, à chaque détour, The Wizard of Oz, machine schizoïde éprouvée ? À défaut de retrouver la réalité d’une fiction, on est renvoyé constamment à une réalité à laquelle on ne peut se rapporter que par le biais d’une fiction qui se noue et se relance à nouveau. La “morale” de ces deux films se résumerait à ceci : à vouloir faire de sa vie une fiction (devenir un star, rêver au succès, sortir de sa vie monotone), on se soumet aussi aux règles de la fiction, sa volonté, sa violence, ses dérapages. Vie et mort d’un roi boiteux.
Si, pour faire une longue histoire courte, le cinéma hollywoodien a imposé une grammaire et une syntaxe qui constituera le cinéma “classique” (Porter, Griffith), il est intéressant de constater que ceux qui suivirent se trouvèrent en mal de l’abolir, sauf de l’intérieur (et sauf dans les marginalités du cinéma expérimental et indépendant, bien entendu). Pourquoi détruire le contre-champ, le point de vue, le récit (tout ce que prendra en charge le cinéma moderne européen, de Godard à Antonioni), quand il est possible de faire vaciller la “recette” en combinant autrement – et jusqu’au vertige – ses ingrédients ? Les frères Cœn, tout particulièrement, n’ont jamais prétendu faire autre chose : voyager sur les passerelles du cinéma américain, reconduire ses effets, en montrer l’efficace, tout en revendiquant, d’autre part, l’indépendance d’un regard du cinéma sur lui-même, sur sa propre production fabulatrice.
Il ne s’agit pas ici de s’adonner à un long développement que cette question requiert par ailleurs – mais d’essayer, plus simplement, de s’attarder à quelques traits qui traversent le dernier film des frères Cœn, pour déceler les traces d’un certain art du contre-champ, qui fournit la preuve – s’il en fallait – d’un exercice lucide et ironique d’introspection. Un contre-champ de mémoire.
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En quoi consiste le récit de The Man who wasn’t there ? Ed Crane, le personnage principal, est barbier. Pas autre chose. Il coupe les cheveux et connaît son métier (qui n’exige pas qu’on se les coupe en quatre.) On est en 1948. L’Amérique est encore éberluée par la guerre, mais – comme toute histoire doit bien finir – elle en est sortie vainqueur. (Mais qu’a-t-on vaincu au juste ? On ne s’en souvient plus. Tant pis.) Crane est marié, sans enfants. Sa femme le trompe avec “Big Dave”, patron du department store où sa femme travaille. Un beau matin, un client, à l’allure peu recommandable, confie à Ed qu’il cherche un partenaire pour lancer sa nouvelle invention : le Nettoyage à sec. Il a besoin de 10,000$ pour démarrer. Ed, possédé par l’idée du commis-escroc, pour obtenir la somme d’argent, décide de faire chanter Big Dave. Bien entendu – comme dans Fargo tout ne peut que mal tourner. Ed, après avoir obtenu l’argent et l’avoir remise entre les mains de l’entrepreneur, assassine, lors d’un imbroglio absurde, Big Dave. La femme de Ed sera injustement accusée du meurtre.
C’est ainsi que, à partir d’un simple petit glissement, un désir de grandeur – participer à une nouvelle invention, (Ed est, après tout, de son époque) – tout le terrain se mettra à déraper par une sorte de concomitance tectonique. Toutes les arrières-cours de la ville se montreront en plein jour : les mensonges de l’un, les fourberies de l’autres, la vraie nature de celle-ci, les délires paranoiaques de celle-là. Or, malgré tout ce remue-ménage, la vérité ne sera jamais révélée. La petite communauté ne saura jamais qui a tué Big Dave. Ce serait trop simple, à la limite, trop straight, et après tout : Who cares ?
Voilà pour les prémisses.
Ed Crane est forcé d’engager le meilleur avocat de la région pour défendre sa femme. L’avocat- au prix fort – pérore, ordonne, dicte, décide de tout. Dans la cellule de la femme, l’avocat simule un plaidoyer. “Lorsque l’on s’approche d’une chose, on modifie cette chose, et, du coup, on ne pourra jamais rien dire sur cette chose qui ne sera infléchi par le fait de notre observation.” Voilà, sommairement, le propos de l’avocat (propos qui n’impressionnera pas le jury). De dos, le personnage semble trouverson inspiration d’une lumière venant du haut de la pièce, traversant un hublot, en plein centre du cadre. Les divers personnages sont de part et d’autre de la composition. C’est, à s’y méprendre, un tribunal d’ordre divin.
En contre-champ de ce plan, l’avocat traverse la même lumière, mais celle-ci frappe dans le dos de la caméra, de telle sorte que ce que l’on voit, projeté sur ce personnage, ce sont les barreaux du hublot, que traverse la lumière. Ce qui était une lumière découpée en autant de faisceaux lumineux de source divine (réception), devient, à l’envers, la métaphore en ombre et lumière striées de l’emprisonnement (projection). La lumière ne reflète plus la présence du divin, mais l’imminence de la prison. Et c’est bien là l’envers et l’endroit du sort réservé à la femme de Ed, entre l’innocence (réelle) et la prison (conséquence d’une méprise). Dans l’échange entre ces deux plans (du tribunal divin à l’inéluctable de la peine), on aura compris que ce que l’un montre, l’autre cache, et vice versa : n’est-ce pas un abrégé d’histoire du cinéma américain ? Tout le film s’emploiera à décliner ce raisonnement, qu’il généralisera sur tous les plans (narratifs, stylistiques, idéologiques, métaphoriques).
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Ce ne serait pas couper court de dire que le “vrai” devient, dans ce film, le contre-champ du faux. Mais puisqu’il arrive que le champ devienne, à son tour, contre-champ, le vrai pivote sur lui-même et devient une partie du faux. Le film nous présente une version mensongère du réel : stylisée, idéalisée visuellement. C’est précisément le réel des salles obscures, à l’âge d’or du Silver Screen. Il y aurait donc une constante suppléance, affichée, entre le vrai et le faux, entre le réel et la factice, dans un monde où le plus farfelu devient le plus vraisemblable. Le vérité des événements, tout au long du film, est confrontée au vraisemblable que tous les protagonistes adoptent sans intrigue ni enquête.
Le vrai – par exemple, qu’Ed a tué Big Dave – n’est pas vraisemblable, et ne suffirait pas à libérer sa femme. L’avocat, à qui Ed se confie, ne gobe pas cette histoire. Il faut trouver mieux. Que trouve-t-on ? Que Big Dave, le petit propriétaire, le poitrail bombé par ses succès militaires au Japon, n’a jamais quitté les États-Unis, que ces soit-disant combats héroiques ne sont que des inventions. L’étrange pari de l’avocat vedette est le suivant : en déshonorant la victime, peut-être pourrait-on sauver l’accusée. Il faut faire mentir les apparences en montrant les travers d’autres apparences. L’avocat est convaincu – comme Aristote (relisons la Poétique) – qu’une bonne tragédie ne se fonde par nécessairement sur le vrai, mais sur le vraisemblable (ce à quoi on peut croire). Ed ne sera jamais condamné pour le meurtre du petit patron. S’il finit tout de même sur la chaise électrique, c’est pour un autre meurtre, mais qu’il n’a pas commis, celui de l’escroc-voyageur, retrouvé au fond d’une rivière, sans doute assassiné par un autre investisseur naïf. C’est du pareil au même, puisque Ed a ce qu’il a mérité. “Rien ne se perd, rien ne se gagne”. Au bout du parcours, justice sera faite, mais en suivant les détours les plus insensés. Personne n’échappe à la justice, puisqu’elle répond non pas de la loi morale, mais à un ordre de la fiction, qui, elle, n’a jamais prétendu se conformer au vrai. Based on a true story, nous indiquaient, ironiquement, les frères Cœn au début de Fargo.
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Quelle Amérique est représentée ici, sinon une Amérique de tous les doutes, de toutes les incertitudes, qui sort à peine de la guerre et qui rentre dans une ère où elle étendra l’Empire de ses fictions sur le monde. Dans ce film, les héros de la guerre ne sont en réalité que des pleutres avec un peu d’imagination, les inventions farfelues s’avèrent être des machines à succès, les enlèvements par des extra-terrestres font les manchettes. Everything and anything is possible. You just have to go with it. Ce que le petit meurtre, un peu idiot, de Big Dave dévoile, c’est une Amérique trop sûre et en même temps trop peu sûre d’elle-même, en proie aux psychoses et aux effets déréalisants, qui traverse l’histoire en ne sachant pas très bien le rôle qu’elle sera appelée à y jouer : en gros, une Amérique revenue des surprises de l’Histoire, prête à suivre avec appétit et engloutir tous les rebondissements des tabloïdes.
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The Man who wasn’t there, le titre, annonce bien un film qui gravite autour d’une absence qu’il ne cesse de vouloir combler. “I just cut the hair“ ne cesse de rappeler Ed, fumant clope après clope. Sa tenue, toujours constante, toujours inflexible, ne fait que le confirmer. Homme de peu de mots, et, à la limite, de peu d’ambition, dès qu’il tentera un coup, c’est tout le radeau qui chavirera. Sa seule erreur fut de se dire : Why not ? It could work. Ne retrouve-t-on pas alors dans ce film un certain contre-champ de l’American Dream, dans un décor qui sparkle and glow ? En effet, en filigrane du film, on voit apparaître toute une série de Success Story non aboutis, qui se résolvent tous en déception, en fourberie, en tragédie, en meurtre. Au bout de l’échange, personne n’est sauvé, rien n’est atteint. L’inventeur du Dry Cleaning finit dans le fond d’une rivière. Birdy, la protégé de Ed, virtuose du piano, n’est capable en réalité que de joliesse. Ed n’aura pas découvert une grande star, dans l’éclat de laquelle sa vie monotone aurait trouvé une porte de sortie, mais une Lolita, disposée à lui rendre certains services. Ed se sera fait roulé par un escroc, cocufié, et condamné à mort. Anti-héros par excellence, homme ordinaire du cinéma, il ne peut échapper à la fiction en laquelle il a cru, et qu’il produit contre son gré. C’est le mauvais rêve de la fiction qu’il reçoit en échange.
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À quoi ressemble le contre-champ du salon de coiffure d’Ed Crane ? À une salle d’exécution. Après avoir grillé des bouquets de cigarettes, il grillera à son tour. Ce contre-champ renvoie en quelque sorte la fiction à elle-même- en voulant passer de l’autre côté du champ (du social, du prestige, de l’histoire), Ed finira dans la chaise du “barbier électrisant” de Sacramento, et il ne s’en relèvera pas. Confortablement assis, on s’occupe de lui, on lui rase les jambes, on s’assure qu’il est bien à l’aise pour sa dernière heure.
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Ce récit rocambolesque, celui d’Ed Crane – on l’apprendra à la toute fin – sera vendu dans le feuilleton “Man’s magazine“, réalisant, à rebours, et ironiquement, cette ambition de passer à l’histoire, au moment où il lui échappe justement. Le paradoxe sublime du film des Cœn (celui-ci et d’autres) se résumerait à un énoncé : en voulant sortir de la vie ordinaire qui vous est tracée, vous risquez d’échouer, mais vous risquez de passer à l’histoire, c’est-à-dire à la fiction. Vous ne serez peut-être plus là quand ça arrivera. CQFD: The Man who wasn’t there.