Publicité

Tendresse et dressage

Cul-de-sac du débat populaire / revisiter Baudrillard

Voir la publicité et y soustraire son consentement dépasse la réaction d’humeur, l’agacement de ses jeux de mots abrutissants ou l’occasionelle appréciation d’un trait d’esprit ou d’une image. On ne cesse pas non plus d’être concerné simplement en se croyant invulnérable à la sommation de consommer. C’est là que se tracent malentendus et limites du débat populaire. Ultimement, la question est de voir la fonction sociale et symbolique de la publicité (parce qu’elle n’est pas strictement économique), en notant les traits de son “caractère”, les orientations générales de sa forme et de ses messages, ainsi d’entrevoir où s’y plonge “l’inconscient du groupe” pour que se perpétue sa normalisation. Il faut bien s’étirer et prendre le mot “inconscient”, puisqu’on ne peut pas toujours imputer une intention aux publicistes et autres agents de communication, non plus une obéissance ou un consentement rationnel aux masses. Soit, il y a long à dire sur l’imbécilité des messages de la publicité, ses exercices réthoriques et ses tribulations esthétiques. On peut ainsi porter un jugement qualitatif et dresser un historique des moyens d’expression de la publicité. Cependant, pour déchiffrer son rôle social, il est utile de revenir d’abord au principe bien énoncé par le sociologue Jean Baudrillard dans les années 60, selon lequel la publicité a pour fin de substituer le “mythe du Cargo” (le navire qui un jour apporterait l’abondance, pour certains peuples insulaires) à la logique économique. Donc de se présenter comme service et don plutôt que comme sollicitation et conditionnement. Alors qu’elle s’exprime comme l’effet d’une chance, d’un service gratuit ou d’un “guide”, c’est sous le signe de la liberté de chacun, de sa possibilité d’accéder à un réservoir inépuisable de ses satisfactions, qu’elle ne vise qu’à atteindre constamment l’esprit dans les derniers retranchements de ses désirs, non pas en inventant des objets qui y répondent, mais en inventant un monde où ceux-ci sont nécessaires et abondants. En fait il ne s’agit même plus de désir chez les individus consommateurs, mais de la hantise diffuse de rater quelque chose, de ne pas saisir toutes les opportunités de jouir 1 (et il serait juste de reprendre cette phrase dans son sens sexuel, si on faisait la critique de la nouvelle morale “néo-libérale” de la sexualité).

On voit que la publicité est partout, mais on finit surtout par percevoir qu’elle s’y installe en prétendant s’offrir alors qu’elle nous traque. Plus que ce qu’elle dit, le ton sur lequel elle le dit trahit sa voix d’imposteur. Pour ne voir la publicité que comme intermédiaire des intérêts économiques et l’analyser par ces données, il faudrait, dans sa prolifération, qu’elle ne répondent que des lois d’offre et de demande des biens, qu’elle ne donne que de l’information sur ceux-ci dans son contenu, et les instances corporatives ne seraient que des pouvoirs financiers et politiques et non aussi des emblèmes culturels.

Tout ça ne veut pas dire que la publicité ne résulte pas en comportements de consommation, qu’elle n’a pas de rôle dans la circulation du capital, mais contrairement à la croyance populaire (même chez ceux qui font la pub à la limite), il n’y a pas là de relation directe de cause à effet. D’ailleurs les économistes savent déjà que, statistiquement, il n’y a pas de règle corrélative entre la diffusion d’un message publicitaire et l’ampleur des actes d’achat qu’il doit provoquer. Ce qui compte, c’est un peu comme à la messe, quand avaler l’ostie signifie qu’on a déjà adhéré à un système de valeurs qui fonde l’Église chrétienne, qu’on en reconnaît les signes, on ne consomme pas que du pain 2 Généralement, quand on met la question de la publicité sur la place publique, c’est ainsi qu’on l’aborde, on argumente sur l’ostie tout en cautionnant l’Église comme institution et tenante de la morale. Et l’ostie étant à la fois une nourriture réelle et un signe, matière et image, n’en est-il pas de même des objets dans la publicité ? L’acheteur d’un téléphone cellulaire n’achète-t-il pas aussi, à part au moins égale à l’utilité de l’objet, un signe de statut social, de style de vie et d’appartenance au groupe ?

“Vous avez des rêves? Nous sommes là pour les réaliser”, dit le Groupe financier de la Banque Royale. “Je suis liiiibre!!!” chante le commercial d’une auto, “vous aimez la vie ? Savourez-la” dit la pub de plats surgelés. “Certaines choses n’ont pas de prix, pour tout le reste, il y a Master Card”. Cette banale réthorique est encore plus déprimante que d’être bombardés de messages nous incitant à acheter des produits ; on nous vend toujours autre chose, dans la surenchère des valeurs humaines. On nous vend du rêve, de la liberté, la vie, et même les expériences personnelles “qui n’ont pas de prix”.

Toutefois, le jugement critique de la plupart des gens n’implique pas d’envisager la publicité comme étant problématique “en soi”. Quand elle se frotte aux valeurs et territoires des sphères publiques et privées pour s’introduire dans un nouvel espace, la bonne conscience générale repose sur le fait que tout le monde y gagne au change ; la publicité paye, on lui fait de la place. Et quand son contenu est remis en question, il s’agit d’adresser le message qui serait répréhensible dans telle ou telle publicité en particulier. C’est ce qu’on a pu voir se manifester souvent l’an passé parmi la population, alors que les intérêts corporatifs se décidaient à forcer les portes des institutions publiques et des lieux d’éducation. Finalement ils n’ont pas à entrer en voleurs quand l’État leur donne la clé, sans honte d’abdiquer son soutien à l’éducation et à la culture.

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À l’Université Laval à Québec, au lieu que s’articule une opposition au concept même de l’université commanditée, on a fini par réduire le débat à l’alternative entre Pepsi et Coca-Cola. Le premier l’a emporté. Ailleurs la résistance s’est mieux organisée, comme à l’UQAM et à l’Université Concordia à Montréal. Il est déjà courant, dans certains pays européens et surtout aux États-Unis, que des écoles soient commanditées. L’implication des intérêts privés peut prendre plusieurs formes, allant des départements universitaires de sciences financés par des compagnies privées (qu’adviendra-t-il de la notion de recherche ?), aux journées thémathiques dans des écoles primaires, où on remet à chaque enfant sa bouteille de Coca-Cola ou son Big Mac. Mais lorsque la chaîne privée YNN, producteur de bulletins de nouvelles adaptés pour les “jeunes”, incluant 2min.½ de commerciaux, a fait son entrée dans les salles de classe de quelques écoles secondaires en Ontario et au Québec, les étudiants qui ont manifesté leur désaccord ont été menacés de suspension par la direction. “Si la publicité est partout, quelle différence ça peut bien faire qu’elle soit aussi à l’école, regardons ce qu’on obtient en retour…”, disait le “gros bon sens” de la direction et de nombreux parents. Parmi ceux-ci se faisait aussi entendre l’argument du choix personnel : “s’opposer au projet serait de ne pas faire confiance au jugement de nos enfants…”. On considère la publicité comme si elle était une monnaie d’échange transparente, un espace neutre ou une source d’information devant laquelle les enfants restent libres, alors qu’elle cherche à manipuler et à contraindre. N’est-ce pas ce dont un lieu d’éducation devrait se garder, se méfier ? Bref, le discours est toujours de l’ordre économique et individuel, rarement éthique et collectif. Ces adultes bien intentionés ont raté l’occasion de faire un choix symbolique pour la société. Ils révèlent tristement qu’ils ont été bien “dressés” par l’idéologie dominante à penser selon les saintes lois du marché. En fait, penser autrement n’est même pas à l’horizon de leur conscience en tant qu’êtres sociaux. D’ailleurs, de plus en plus, des gens disent publiquement des choses complètement odieuses et méprisables, ils le disent avec confiance, avec le sourire, nullement parce qu’ils cacheraient ainsi les jeux vicieux du pouvoir, mais justement parce qu’ils pensent vraiment comme ils parlent, c’est normal pour eux. Un exemple mémorable : l’an passé, dans un reportage sur les nouvelles franchises de hockey professionel aux États-Unis, l’un des dirigeants de l’équipe de Nashville expliquait avec fierté le succès des assistances nombreuses : “l’amphithéâtre est plein parce que les gens y viennent en famille, nous avons été très agressifs avec notre produit dans les écoles.”

Et nous n’avons pas soulevé toutes les contradictions et le décalage idéologique de la publicité, par exemple qu’un siècle de féminisme n’empêche pas que des culs et des poitrines soient toujours les outils favoris des publicistes pour vendre de la bière et des automobiles.

Le capital affectif
Produire de la relation humaine en même temps que des biens et des services.

“La publicité vous donne ça “en plus”, comme les nobles donnaient la fête à leur peuple… À travers la publicité (…) tous les produits se donnent comme services, tous les processus économiques réels sont mis en scène et réinterprétés socialement comme effet de don, d’allégeance personnelle et de relation affective.” 3 – Jean Beaudrillard

L’une des manies qui donne le plus la nausée, dans la manière dont la publicité s’adresse à nous – et d’ailleurs plus largement dans la technocratie relationnelle de toutes les communications publiques – c’est cette perpétuelle étreinte, cette douce complicité, on vous parle personnellement. On est “proche” des gens, on comprend leurs valeurs les plus chères. La voix sérieuse qui scandait les vertus d’un produit est progressivement remplacée par la voix feutrée qui vous veut du bien. L’esthétique va en ce sens : gros plans épidermiques, lumière qui brille dans les yeux, le charme surexploité des enfants, etc. Si on regarde un certain nombre de commerciaux qui sont produits actuellement, c’est le principe de base qui les guide ; d’accord montrer la voiture, la caméscope ou les services banquaires au passage, mais avant tout mettre au monde 30 secondes de “chaleur humaine”, de compréhension, d’attention à votre personne unique, d’incursion dans la vie sereine de gens comme vous… (et bien sûr il y a d’autres modèles : la comédie, le spectaculaire, l’ironie anti-pub…). La publicité est avant tout une entreprise de falsification des émotions. Il y a les méthodes extrêmes comme les commerciaux de Wall-Mart dans lesquels on voue, à chacun de nous, personnellement, une amitié sans borne.

Même glaçage de soins personnels et de relation sincère dans certains lieux commerciaux. Dans plusieurs banques il y a maintenant une personne payée uniquement pour vous sourire et vous accueillir chaleureusement, vous diriger dans la file d’attente où vous alliez de toute façon. Au Cinéma, dans les grands multiplex, les automates qui s’affairent dans tous les coins sont programmés pour vous faire croire que vous êtes sur l’île aux mille plaisirs.

N’est-ce pas là un des signes de dégénérescence et de mortification d’une culture, alors que ses représentations répondent desormais (à demi consciemment) des dieux de l’économie, que cette logique indifférente et froide se régularise sans cesse par une main fraternelle à l’épaule de l’individu bien intégré ? Gigantesque fumisterie, hypocrisie de la démocratie capitaliste et de l’humanisme fonctionnel, la simulation affective est devenue un geste automatique du système. Mais en fait l’individu “apprivoisé”, bien que participant, est-il fondamentalement berné, au fin fond de sa conscience ? Le croit-il vraiment, qu’à la Banque de Montréal, “avant l’argent, il y a les gens” ? Mais alors, comment cela demeure-t-il cohérent ; c’est-à-dire pas dans la sphère économique, mais dans l’esprit humain au coeur du quotidien ?

Certainement, Baudrillard touche aussi quelque chose de sensible dans la difficulté d’expliciter le double jeu des résaux de communication de la société post-moderne, quand il utilise le mot sollicitude en faisant allusion à la friction interne de sa racine, sa proximité avec sollicitation : entre porter de l’attention, de la bienveillance, et inciter, requérir.

Conclusion
El Dorado, chaos et virtualité

L’origine de la publicité, ses ancêtres, sont-ils les tracts autrefois distribués pour informer les citoyens des nouveaux produits, le discours des charlatans qui vendaient des potions miracles de ville en ville, les messages publicitaires qui ont conditionné l’apparition des premiers radio-romans… ? Tout ça est sur le parcours de son intégration à l’économie et à la culture, mais son rôle sur l’inconscient collectif vient d’ailleurs, est d’un autre ordre. Quelque chose plus proche d’un scénario de la conquête du nouveau monde ; la vision de l’El Dorado que les conquistadors pouvaient raconter à leurs hommes pour qu’ils les suivent à leur perte au coeur d’une jungle où l’or et la gloire resteraient pour la plupart une illusion. Ou bien “le steak que le cambrioleur lance au chien de garde de l’esprit” comme disait McLuhan.

À combien de messages publicitaires par jour un individu peut-il être exposé ? Une journée où il prend son courrier, monte dans l’autobus, le métro, marche dans la rue, va dans une toilette publique, ouvre sa boîte de courrier électronique, allume son téléviseur, la radio, va au cinéma… Peu importe le chiffre, par quelle naïveté irresponsable pourrait-on croire que cela n’a aucun effet à moyen ou long terme ? Et la publicité n’est qu’un facteur parmi d’autres de l’intégration de la vie sociale et personnelle à la logique économique. Ça se répand, ça s’installe, comme un cancer généralisé, ça prend les commandes, et ça entre dans les yeux, dans le language, dans les modes de pensée, dans les corps. L’affectivité, la perception et l’émotion humaines sont détournées.

Le système économique remporte d’avance toute confrontation avec des enjeux sociaux, parce qu’il a déjà conditionné les esprits à penser dans son champ, à s’exprimer dans son langage. L’équilibre entre ces deux mondes, économique et social, ne devrait-il pas être, vu grossièrement, un ancrage du concept de civilisation ? Où mène la suprématie absolue du premier, sinon au retour à un chaos hostile, qui durera en réinjectant de l’humanité virtuelle ?

Notes

  1. Jean Baudrillard. La société de consommation, 1968, p. 113. Voir aussi De la séduction, 1979.
  2. Ce n’est là qu’une analogie ; la religion, qui pouvait conserver une réelle dimension spirituelle et une cohérence symbolique collective, n’égale pas l’horreur de l’aliénation douce du système de croyances actuel, lequel engendre d’ailleurs son lot de spiritualités individuelles diverses et superficielles.
  3. La société de consommation, p. 263.