Sur Cléopâtre
Des pyramides et des palmiers découpés dans le contre-jour du désert nous apparaissent furtivement, puis une statue colossale aux traits d’Horus, dieu faucon du jour et de la nuit ; entre les deux plans s’avance une femme qu’on devine être Cléopâtre, enchaînée, dont la nudité est tout juste cachée dans le clair-obscur, s’offrant au public comme les deux récipients d’encens qu’elle lève vers le ciel. Les trois plans qui meublent le générique d’ouverture marquent le ton : la Cléopâtre incarnée par la méga-star Claudette Colbert s’érigera en monument de l’imaginaire érotique masculin, à la fois objectivée et divinisée au milieu des vestiges grandioses de l’Égypte antique. Le récit « historique » de Cléopâtre (quoique déjà entaché par de multiples légendes et représentations romancées) disparaîtra au profit du spectacle exubérant de DeMille, misant sur le somptueux des décors et des costumes. Les chaînes qui enserrent le corps de la femme évoquent aussi, rétrospectivement, le système hollywoodien et sa mécanique composée de dialogues bien huilés, articulés par une mise en scène et un montage au service d’une narration fluide. Comme souvent, dans les films historiques hollywoodiens, l’histoire « monumentale » est racontée par l’histoire individuelle (ici, par la relation amoureuse de Cléopâtre avec César, puis Marc Antoine); le temps historique rejoint le temps humain. Mais avec plus de 80 ans de recul (et malgré un scénario qui reste efficace et divertissant), l’histoire d’amour nous apparaît comme un archétype vieillot de l’imaginaire nord-américain et ne peut toucher au singulier; les palais et les plastrons sentent le carton défraîchi, et les personnages croulent sous la rigidité du système.
Le film « historique » m’intéresse d’abord comme objet historique, comme témoin d’un temps passé. La violente objectification de la femme témoigne de la normalisation des fantasmes toxiques de l’Américain, mais le film participe en même temps de l’histoire du féminisme au cinéma (on ne peut nier le talent de Claudette Colbert dans la création d’une femme politique et puissante qui revendique une liberté, même si cette liberté est réduite par la représentation qu’en fait le film). J’observe ce cinéma avec une distance intéressée, enthousiasmé (et, parfois même, ému) lorsque des actrices et des acteurs parviennent à s’exprimer, à développer une voix qui leur est propre au travers du cadre rigoureux des films de studio. Il y a cependant un moment précieux, dans le Cléopâtre de DeMille, où mon intérêt relève d’un tout autre ordre. Dans une grande fête romaine, alors que César est parti en Égypte sans donner de nouvelles, Cassius et Brutus complotent à demi-mot avant l’arrivée triomphale de Marc Antoine, joué par Henry Wilcoxon. Le grand soldat, adulé par la foule, descend le hall d’une démarche brinquebalante avant d’annoncer en grand le retour de César à Rome. Tout, dans la scène, relève de la théâtralité pompeuse et grandiloquente de DeMille : la déclamation éclatante de Marc Antoine rappelle bien le théâtre, tout comme la réaction ébaubie de la foule ou encore le plastron illuminé et le casque en balais du soldat. Mais on accepte la convention, et on observe ces personnages évoluer dans les décors en carton, à la fois monumentaux et grotesques, à la manière d’un mystère médiéval. Marc Antoine s’esquive des badauds — il a à faire, il doit rejoindre Calpurnia, la femme de César, qui discute à une table un peu plus loin. Alors qu’il s’introduit aux convives à force de galanteries et de sous-entendus, il se saisit d’une amphore et se verse une coupe de vin. Mais soudain, par un seul geste, le décor s’écroule : en posant l’amphore sur la table, le doigt de Wilcoxon reste coincé dans l’anse — il tire et tourne, mais la jointure ne peut passer l’anneau de verre, il doit se résoudre à utiliser son pouce pour se libérer de l’objet sans l’aide de son autre main. C’est qu’en tout professionnel qu’il est, il serait impensable d’arrêter la scène, d’interrompre le débit fluide de la parole pour une si bête étourderie. Il continue le geste comme si rien ne s’était passé, et l’illusion reprend, nous revenons docilement au palais impérial et aux débats politiques.
L’instant pourrait passer inaperçu. Il faut en effet égarer son regard au bas de l’écran, loin du visage imperturbable de l’acteur qui poursuit son monologue. Mais lorsqu’on se rend compte du geste et de l’effort de l’acteur pour le dissimuler, toute la distance historique s’efface (à la fois celle du film et celle du récit); on oublie le faux semblant, la mise en scène et la caméra. Pour un bref instant, je crois à ce Marc Antoine, non pas l’homme politique décrit dans les livres d’histoire (a-t-il seulement existé?), mais celui qui se trouve devant moi et qui s’efforce de camoufler une maladresse devant ses généraux. Je retrouve le combat universel d’un homme dont l’attention est soudain projetée sur son index, hasardeusement coincé dans l’anse d’un récipient. Là réside peut-être le pouvoir du cinéma de joindre le singulier au monumental, non pas en montrant le point de vue d’un individu projeté dans le temps historique, mais en dévoilant la contingence, l’inattendu et le spontané au sein d’un récit prédéterminé. L’index prisonnier d’Henry Wilcoxon ne vient pas supplanter le système de représentation ou le discours idéologique du film, mais il y adjoint une couche de fragilité et d’erreur rendant son humanité plus crédible.