Quand le Ça va mal   en allant

Sur Building d’Anouk De Clercq

Ce texte est présenté dans le cadre de la série CRITIQUES, organisée et présentée par [VISIONS->www.visionsmtl.com], en collaboration avec Hors champ[[ VISIONS est une série de projections mensuelles consacrée au cinéma documentaire expérimental et aux artistes dédié.es à l’image en mouvement. Sous la direction de Benjamin R. Taylor, depuis 2014, à Montréal, VISIONS présente ces oeuvres dans plusieurs lieux et en collaboration avec des festivals locaux tels que la Cinémathèque québécoise, la lumière collective, être, Ex-Centris, RIDM, FNC, POP Montréal et Cinéma moderne. Les artistes sont toujours présent.es aux séances. Nous facilitons le voyage des artistes au Canada en organisant des projections, des ateliers et des tournées. Les films sont présentés dans leur format d’origine. VISIONS participe également à plusieurs festivals internationaux, visite d’expositions et facilite la rencontre entre les créateurs et le public.

Le programme en ligne CRITIQUES est une conséquence des activités de programmation reportées de VISIONS. En partant d’une sélection d’œuvres initialement programmées pour la saison 2020, il s’agit de les mettre en dialogue avec un écrivain local à qui l’on demande de réfléchir, réfracter, retracer et réinterpréter l’œuvre en question. Les textes rassemblés sont tout d’abord publiés dans une édition spéciale de Hors champ. Ensuite, à chaque semaine, une œuvre sélectionnée sera diffusée sur la nouvelle plateforme de projection virtuelle-à-l’épreuve-de-la-pandémie du microcinéma local la lumière collective, jumelée avec le texte.

Chaque itération propose à un écrivain invité de dialoguer avec les images à sa manière, dans le but de renouveler les idées, de proposer des conversations, d’établir de nouveaux discours. À une époque où la diffusion en ligne est abondante et sans fin, CRITIQUES vous propose de quoi lire et réfléchir. Quelque chose que vous pourrez garder avec vous jusqu’à notre prochaine rencontre.

Pour suivre le projet, inscrivez-vous à notre liste de diffusion.

La série CRITIQUES est présentée avec le soutien du Conseil des arts du Canada, le Conseil des arts et lettres du Québec et le Conseil des arts de Montréal. ]].

Ça va bien aller Ça va bien aller Ça va bien aller Ça va bien aller

L’imaginaire d’ici a accouché d’un mantra orwellien, devenu centre du monde après que celui-ci se soit immobilisé, un nouvel astre à sept couleurs pour éclairer les fenêtres, les vitrines comme les pare-brise; la transparence a renoué avec ses attributs cachés de barrière : on ne bouge plus, mais ça va bien aller, ou, du moins, cette fenêtre ira bien en n’allant nulle part.

Rapidement, peut-être trop, on a feint l’immobilisation pour mieux recommencer à bouger, à dos de Ça va bien aller, trottant sur les espaces, glissant sur les surfaces commodifiées d’hydroalcoolisme. L’aseptisation rendue agréable s’enjoint à l’erre d’aller du venir, à l’inexorable gravité de l’adjonction parentalisante qui garantit le bien-être au futur.

Une puissante infrastructure de présentisme affectif installe ses poutrelles psychiques pendant que l’armature matérielle observe impassiblement, que l’architecture en omniprésence n’a cessé d’être immobile, ce socle indifférent à la panique, se laissant décorer d’égotisme nord-américain, plus tard se faisant exploser malgré la colère collective à Beyrouth. On ne sait pas quelle théorie de la ruine imagineraient les bâtiments dans leur indifférence tacite à l’humain.

Entre temps, personne n’a demandé aux fenêtres si elles étaient contentes d’être brisées au nom de George Floyd et des autres. Leur réponse est partout sur les murs : toutes les vitres du monde veulent bien être brisées si c’est pour sauver la Vie dont le miroitement seul rend belle la transparence. Même les immeubles rêvent au désinvestissement de la police et au réinvestissement dans le socius.

Ainsi, le bâtiment n’a peut-être jamais autant réaffirmé son immobilisme que lors de la dernière année, rappelant à la mémoire et à l’esprit que sa fixité n’est que la surface de contact entre un plan de calcul plié dans le béton et nos contacts saccadés d’isolements volontaires et de sorties publicisées.

Le bâti est peut-être la dernière figure inaliénable de l’esthétique qui soit encore pétrie dans l’espérance des surréalistes pour un art pur. Car le bâti ne cesse de se purifier — sans alcool, il faut le dire —, de se montrer dans sa vocation stabiliste et structurante qui lui est innée. Il est là, inflexible aux dangers biologiques qui minent actuellement la normalité. Il regarde glisser sur lui les déclinaisons de la lumière et des saisons comme un projecteur ouvert à toutes les surfaces.

L’infléchissement du bâti fait son cadre, sa forme encombrante qui se spatialise à partir de sa silhouette. Les deux tours gémellaires de New York, une droite comme ligne de fuite pour soutenir l’écran-monde, une lumière d’astre qui tourne autour, un cinéma qui s’installe sans caméra parce qu’il est maintenant aussi important de savoir voir en lumière calculée qu’en lumière naturelle. Aussi important de visiter des immeubles en vrai que d’en visiter les modélisations pour voir la vie propre à leur Idée, leur inconscient, peut-être pour mieux comprendre leur immortalité.

La bipolarité du noir et du blanc chasse le gris dans un art numérique à vocation mécaniste, par un glissement de lumière dans l’architectonique qui bat son rythme, par une exécution qui joint l’intentionnalité au calculé. Le bâti a toujours été prêt pour la fin de l’Histoire, il a toujours su qu’il pourrait continuer à faire tourner autour de lui de la beauté, qu’on ne se lasserait pas des angles comme on se lasserait des images.

Autant le bâtiment appelle-t-il au mystère de ce qu’il recèle, qu’il se contente des devinettes de son extérieur. Il entretient l’asymétrie entre l’habitation et l’habitant, ce qui lui fait porter sur son dos bien plus de choses qu’on ne lui en attribue habituellement.

C’est pourquoi il se comporte si bien dans la simulation d’une répétition numérique, dépouillée de toute nature, laissée à l’interpénétration binaire de la lumière et de l’obscurité, car il est un révélateur des courbes de gravitation qui l’entourent. Le bâti subit les désirs organistes de son entourage en même temps qu’il incarne en puissance la passivité absolue que Žižek disait être le fantasme forclos de notre conscience de sujets autocentrés; ce qui entoure le bâti, ce qui l’use en devient la jouissance, balisant de petits déserts dans le grand désert du réel.

Petits déserts qu’un Ça va bien aller confond dans un tout de sable à parc, à mesure que le bricolage s’institutionnalise en autocollant et en décalque de voiture, que la décoration du bâtiment vienne nous confirmer, plus encore qu’à Noël, qu’on habite que sur la lancée d’un arc-en-ciel au risque de ne rien habiter du tout.

Un choix qui n’incombe toutefois pas à ceux et celles qui n’ont pas de fenêtres, comme au campement des itinérants et des délogés de la rue Notre-Dame à Montréal cet été, où il n’y avait pas d’arc-en-ciel. Quand il n’y a pas de fenêtres, le bâti qui souffre de ne pouvoir esquisser l’intérieur de son Ça qui ne va peut-être plus bien, nous rappelle brutalement que le vital côtoie toujours de trop près le fonctionnalisme, jusqu’à s’en faire son luxe.

Le bâti, en étant l’agent d’une médiation entre l’organique et l’organisé, entre le vivant et le dedans, rappelle que l’indicible se cisèle sur la crête du réel et de son schéma, et que ce dernier s’arrête sur le seuil de l’humanité en lui évoquant les possibilités esthétiques de toute structure rendue étrangère, ne serait-ce qu’un instant salvateur, à sa fonction première; le bâtiment comme instrument, grand orgue des jours qui passent et d’une solitude qu’il rend facile à partager.