Le frigidaire est vide. On peut le remplir

Chantal Akerman et la nostalgie : ressassements

1.

Je, tu, il, elle (1974)

Temps de la nostalgie

Chantal Akerman a souvent parlé d’un temps de la reconnaissance, nécessaire pour commencer à voir vraiment. La durée, les plans-séquences fixes font en sorte qu’au bout « d’un certain temps, on glisse doucement vers quelque chose d’abstrait 1  ». Akerman l’a maintes fois dit : quand on sort d’un film en se disant qu’on n’a pas vu le temps passer, ce temps nous a été volé. Dans son travail, la cinéaste cherche au contraire à nous faire éprouver le temps. Voilà pourquoi certaines longueurs de plans dans ses films sont « à la limite du supportable », dit-elle, car cette limite, « cet excès dans la durée, on le vit 2  ». Cette durée, justement, je ne veux pas la vivre. Qu’on me vole le temps, je ne demande que cela. Ne plus le sentir passer.

Svetlana Boym écrit, dans The Future of Nostalgia, que le temps de la nostalgie est un temps hors du temps. Étudier la nostalgie serait, inévitablement, ralentir, plonger dans une rêverie contraire à toute méthode, à toute éthique de travail. Il arrive que l’on se complaise dans le plaisir démodé du regret : « We long to prolong our time, to make it free, to daydream, against all odds resisting external pressures and flickering computer screens 3  ». Cette douceur-là, je peine à la retrouver en ce moment. C’est peut-être la temporalité autre de mes deuils incomplets qui m’en empêche, un temps qui me paralyse, me coupe la parole.

De retour à Montréal après six mois à Santiago, tout se tait autour de moi. L’œuvre de Chantal Akerman, sur laquelle je voudrais tant pouvoir écrire, me devient également lointaine. Montréal est un mouroir. Et je ne sais pas comment font les autres, les autres immigrant·e·s surtout, pour se résigner à stagner dans cette hostilité impersonnelle, cette absence totale de magie qu’est l’Amérique du Nord. Je me demande si l’enfance donne une autre qualité, d’autres couleurs aux paysages et aux choses. À Santiago, le soleil toxique, le ciment qui brûle, l’odeur de pisse — tout a la couleur de mon enfance morte 4 . Certitude, même quand j’étouffe dans la laideur violente de cette ville, qu’elle me correspond, que nulle autre ne pourrait être tout à fait ma laideur à moi.

« Je veux que les journées se terminent vite 5  », dit Chantal Akerman dans The Pajama Interview. Elle parle de sa maladie, de ses médicaments — c’est « une maladie comme une autre 6 ». Ma propre maladie, je ne l’accepte pas. Je me fais constamment violence et ça ne sert à rien et je voudrais tant que les jours finissent tôt, mais comment faire, il est constamment trois heures du matin et je suis prise dans la grisaille, dans les marécages, et le temps à la fois se dilate et m’étrangle.

Dans L’encre de la mélancolie, Jean Starobinski affirme que la littérature de l’exil est « dans sa grande majorité, une littérature de l’enfance perdue 7  ». Je me demande si la perte est à prendre au sens premier, conséquence du passage inéluctable du temps, ou bien si elle peut aussi évoquer une enfance empêchée, mutilée. Ma propre enfance me semble perdue car jamais vécue pleinement, hantée par la douleur incompréhensible qui m’entourait.

Avant d’être confrontée à des œuvres comme celle de Chantal Akerman, je croyais que mon fardeau n’était qu’individuel, spécifique. Ce n’est qu’ensuite que j’ai compris que la dictature Pinochet, les pogroms ou bien, dans le cas d’Akerman, la Shoah, avaient des retombées intimes et insidieuses auxquelles l’on pouvait attribuer tant de non-dits et de silences. C’est sans doute ce que j’ai reconnu dans cette œuvre, le besoin de combler ce qu’elle appelle les trous de son imaginaire. Mais je ne dois pas être la seule à m’être sentie directement interpellée — quelque chose dans le cinéma d’Akerman, au-delà du travail sur la durée, fait appel à nos propres lacunes, créant des échos, des résonances. Ce n’est donc que personnellement, viscéralement presque, que je peux approcher cette œuvre. Si, comme le disait Svetlana Boym, l’étude de la nostalgie nous ralentit, c’est peut-être parce qu’elle fait appel à ce qui nous hante.

Je pense à Fluxus, à l’idée de contrainte, à des cadres qui pourraient circonscrire ce temps de la nostalgie qui empêche mes gestes. Faute de pouvoir détruire un piano, je me donne le ressassement comme contrainte. Je devrais plutôt dire que cette forme, je ne suis pas en état de la choisir : elle s’impose. Parce que je ne saurais faire autrement, mais aussi parce qu’étant au cœur du travail d’Akerman, elle peut nous permettre d’approcher son œuvre, ne serait-ce que de façon oblique. Et puis la nostalgie ne peut être que fragmentaire, faire irruption. Comme les deuils et ses vagues de peine. « La nostalgie est une variété du deuil 8  », écrit Starobinski.

Mes idées ne se suivent pas, je me plaignais à mon grand-père, peu de temps avant sa mort. Mes idées ne se suivent pas et je n’arrive à faire que de fragments. J’oublie ses mots exacts, mais il m’a répondu, comment faire autre chose que des fragments, après l’horreur.

De retour de l’exil, il s’est enfermé dans sa chambre et n’en est plus sorti. Son enfermement coïncidait avec la mort de mon père, mais on n’en a jamais parlé, la version officielle, qui était sans doute vraie, aussi, c’est qu’il était trop dégoûté par le Chili de l’après-dictature, devenu un enfer néolibéral.

Il disait qu’il attendait la mort, qu’il voulait, suivant les idées de Pascal, apprendre à bien mourir. Comment savoir s’il l’attendait vraiment, cette mort, quand elle est arrivée ? Il ne pouvait plus parler, je lui tenais la main. Quelqu’un m’a ensuite dit je ne sais pas comment tu faisais, tu es restée immobile pendant des heures et des heures, par terre, à lui tenir la main. Je ne m’en suis pas aperçue, le temps avait une autre qualité.

En remarquant un livre de Primo Levi sur sa table de nuit, je lui avais dit : « vous ne voulez quand même pas que je vous lise ça maintenant, j’espère ». Il avait serré ma main imperceptiblement, à peine un tambourinement de ses doigts, une façon peut-être, dans l’agonie, de rire avec moi.

Un soir dans l’appartement vide, j’ai essayé de regarder No Home Movie (2015) — je n’ai pas pu supporter. Même cet arbre du début, cet arbre que le vent secoue violemment pendant quatre minutes, c’était trop. Déjà mes morts, que rien ne secoue, font tant de bruit.

Chantal Akerman écrit, dans Ma mère rit (2013), qu’elle ne se souvient pas avoir jamais crié ou pleuré étant petite : « Je ne voulais pas ou ne pouvais pas et je crois que c’était à cause de ce qui était arrivé à ma mère avant moi 9  ». Peut-être que Saute ma ville (1968), son premier court-métrage, est le cri de l’enfant qui n’a jamais crié. Avant de faire exploser sa cuisine, Akerman fait n’importe quoi : elle cire ses jambes, crie pipi dans les escaliers, fredonne comme un enfant, lalala lalala… Même s’il y a un côté guignol, chaplinesque, peut-être même un clin d’œil à la mort de Ferdinand dans Pierrot le fou (1965, Jean-Luc Godard), n’en demeure pas moins qu’il s’agit d’un suicide. Une mort par le gaz.

Peut-être que chez Akerman l’enfance ne se perd jamais. Dans le générique de la fin de Je tu il elle (1974), on entend Akerman — je crois — chanter « Nous n’irons plus au bois ». Mais les sentiers ne semblent jamais avoir été coupés. Derrière ce qu’il y a d’enfantin, de comique même, dans le cinéma d’Akerman, semble toujours se cacher le spectre d’un indicible passé.

Suicide. Comment ne pas penser à cette autre mort qui me mutile, cette mort inacceptable. Comment en parler alors que chaque mot est une trahison.

Enfants, le petit matin nous fascinait, la mañanita, il disait. Il avait vu l’aurore une fois et moi pas. On tentait de rester éveillés toute la nuit, c’était l’ultime rébellion. Je voulais qu’il me montre l’aurore même si ce n’était pas comme dans son désert natal, où il y avait des animaux et des oiseaux que je ne connaissais pas, je voulais qu’on reste éveillés même si la pollution cachait les étoiles. On ne savait pas le désespoir, plus tard, des nuits d’insomnie.

On se croisait souvent dans la cuisine de notre grand-père. Je tournais en rond, j’allais sur le balcon, je voyais les ivrognes dormir dans le parc. En voyant que moi non plus, je ne dormais pas, il me souriait et même la lumière bleue, la lumière d’hôpital de la cuisine, devenait accueillante. Les dernières nuits blanches à Santiago, l’appartement était devenu une cage, je ne pouvais pas accepter ne pas le voir descendre les escaliers, ne pas l’entendre me dire qu’est-ce que tu fais là. Ce que je fais ici, je ne le sais plus. Paralysée, je traîne et je ressasse, je voudrais tant que les jours finissent tôt.

2.

Les rendez-vous d’Anna,1978

Fiction de nostalgie

Dans Autoportrait en cinéaste, Chantal Akerman écrit : « Arrête de ressasser disait mon père et ne recommence pas avec ces vieilles histoires, et ma mère tout simplement se taisait, il n’y a rien à ressasser disait mon père, il n’y a rien à dire, disait ma mère. Et c’est sur ce rien que je travaille 10  ». Peut-on qualifier de nostalgique ce travail du rien ? On ne saurait regretter l’horreur. La nostalgie, même si elle désigne à l’origine une maladie, a une connotation plutôt positive. Elle ne semble pas pouvoir s’appliquer à la douleur héritée. Sa douleur comporte aussi une part de douceur, douceur amère parfois, mais susceptible de faire rêver, rêvasser.

Parlant des cauchemars que sa mère refuse de lui raconter, Akerman dit : « Mais moi je les devine. Je crois les deviner […], alors je les imagine et les cauchemars et le passé. Je les réinvente 11  ». Le travail du rien est un travail du cauchemar.

Ce ressassement, nostalgique ou pas, la réalisatrice le combat tout en ne pouvant pas y échapper. Dans Autoportrait en cinéaste, Chantal Akerman attribue l’échec d’un de ses films « à ce foutu ressassement, présenté comme si cela n’en était pas un 12  ». Elle semble regretter davantage le fait de ne pas avoir confronté ses hantises, plutôt que le ressassement en soi ; comme si, faute de pouvoir s’en débarrasser, il fallait investir ce fardeau, en faire quelque chose.

La nostalgie a longtemps été pour Svetlana Boym une perte de temps, un luxe interdit. C’est en rencontrant d’autres immigrant·e·s que Boym saisit la nature de ce tabou, qu’elle comprend la peur de ne plus pouvoir se relever, de continuer si l’on se retourne. Peur de rester figée dans la perte, « a pitiful monument to your own grief and the futility of departure 13  ». Cette peur, c’est peut-être ce qui m’empêche d’écrire en ce moment, ce qui me fait figer, mais je ne pense pas à la femme de Lot ni à Eurydice, je pense plutôt à des plaines abyssales. Aux profondeurs des fonds marins. Ce risque, toujours, de tomber et de tomber et de ne jamais toucher le fond.

Incapable de dormir, je prends un livre de Deborah Levy, The Cost of Living. La narratrice emploie presque les mêmes mots que Svetlana Boym pour parler de nostalgie : « I regarded nostalgia as a waste of time ». « I have never wanted », elle continue, « to cover the past in dust sheets to preserve it from change ». « [T]he seeds of the future are always planted in the past 14  », lui répond un autre personnage.

Dans une entrevue avec Jean-Luc Godard, Akerman dit que les images « sont là, dans la tête, depuis des millénaires : tout est déjà là de toute façon 15  ».

Lors du même entretien, elle affirme que, confrontée à des événements sensationnalistes, « avec plein de choses », elle préfère raconter « la petite chose à côté 16 ». Cette sensibilité, cette pudeur me font penser à l’œuvre de Natalia Ginzburg, sobre et sensible comme celle d’Akerman. Est-ce que Chantal Akerman l’a lue, est-ce que Natalia Ginzburg a déjà employé le mot nostalgie, je me demande vers quatre heures du matin. Un livre comme Lessico famigliare n’est fait que de petites choses à côté.

Dans Le piccole virtù, plus particulièrement dans « Il mio mestiere » qui traite de sa pratique d’écriture, Ginzburg dit à maintes reprises avoir la sensation d’être en exil. Enfant, elle se sent en exil à l’école ; plus tard, elle se sent en exil quand elle n’écrit pas. Dans l’écriture, en revanche, dans la fiction, elle se sent « comme quelqu’un qui est dans son propre pays, marchant dans des rues qu’elle connaît depuis qu’elle est enfant, entre des murs et des arbres qui sont à elle 17  ».

Lorsque Natalia Ginzburg se sert du mot nostalgie, l’on sent la plupart du temps une distance, une méfiance presque. Par moments, on a même l’impression que ce sentiment est dérisoire. Dans Lessico famigliare, elle écrit : « Me berçant dans ma nostalgie ou dans une fiction de nostalgie, je fis la première poésie de ma vie, composée uniquement de deux vers : Palerme, mon Palerme malin/Tu es plus beau que Turin 18  ».

La nostalgie que ressent Natalia Ginzburg dans les années 1940 lorsqu’elle est véritablement en exil, en déplacement interne dans un village à Abruzzo, est d’un autre ordre. Ce sentiment semble être aussi séducteur que déchirant, néfaste : « Chaque jour la nostalgie augmentait en nous. Elle pouvait par moments nous être agréable, telle une tendre compagnie, doucement enivrante […] D’autres fois, aiguë et amère, la nostalgie se transformait en haine […] Mais cette haine, nous la cachions, la sachant injuste 19  ».

Chantal Akerman est elle aussi consciente des dangers du ressassement nostalgique. Par moments, ses propos font presque penser aux origines de la nostalgie, à la médicalisation de ce sentiment : « J’en avais assez de toutes ces histoires de survivants », écrit-elle dans Ma mère rit. « Vraiment assez. Je me disais que peut-être en ayant assez c’était le début de ma guérison parce que moi aussi j’étais malade. Et je le suis toujours 20  ».

Comme Akerman je suis malade et j’en ai assez, tellement assez de ces histoires de survivants. Assez, aussi, des histoires de mort·e·s qui me coupent de la vie, me sortent du temps. Impossible de fuir ces récits que l’on porte, « tout est bon pour y repenser 21  », les paysages, les gestes, les mots.

3.

News from D’Est, 1993

Prisons et contrepoints

(no) home

Le cinéma d’Akerman, comme elle-même le dit, parle de la façon dont on s’emprisonne soi-même 22 . Souvent, comme dans No Home Movie, Je tu il elle, ou encore dans Jeanne Dielman (1975), l’enfermement est concret. Mais le huis clos le plus étouffant est sans doute celui que l’on porte en soi, malgré soi. Un film comme News from Home (1977) traduit cet enfermement — il rend aussi l’ambivalence de la nostalgique moderne, à la fois « homesick » et « sick of home » 23 , selon Svetlana Boym. Dans News from Home, la voix off d’Akerman lisant des lettres de sa mère se superpose aux bruits de la ville, bruits qui, interrompant la lecture, étouffent par moments sa voix. L’on pourrait interpréter cette juxtaposition comme un écho de ce qui se produit lors du ressassement nostalgique : on est habitée par d’autres lieux, d’autres chagrins. Le bruit des voitures, du métro qui passe, toutes ces interruptions, je les perçois comme la vie qui continue malgré tout, quotidien qui s’impose et nous sort de certains états, même les pires. Mais cette banalité qui nous arrache à nos hantises ne saurait non plus durer, elle est en tout temps menacée, susceptible d’éveiller, d’invoquer d’autres époques, d’autres douleurs.

En lisant sur ce que Svetlana Boym appelle « reflective nostalgia », je me rends compte que, lorsque j’hésitais à qualifier de nostalgique le travail d’Akerman, je ne pensais qu’à une nostalgie aux relents nationalistes, voire fascistes, que l’on pourrait apparenter à un autre terme de Boym : « restorative nostalgia ». Alors que la « restorative nostalgia » sous-entend un retour à un passé idéalisé, le même pour tous, la notion de reflective nostalgia ne se rattache pas aux mêmes fantasmes ou idéaux réactionnaires. Même lorsqu’elle est collective, la « reflective nostalgia » est unique, jamais univoque. Ce récit individuel se rattache aux détails et aux signes, se dérobant à toute idée de « homecoming » 24 . Il n’y a pas de retour possible.

La notion de « restorative nostalgia » cherche d’après Boym à reconstruire des emblèmes et des rituels propres à l’idée de patrie, afin de conquérir le temps, de le situer dans l’espace (« spatialize time »). En revanche, celle de « reflective nostalgia » chérit une mémoire fragmentaire, éparse. Elle rend temporaire l’espace (« temporalizes space »). Dans « spatialize time », je vois une volonté, impossible, de maîtriser le temps, de le figer. Une peinture gelée, un récit unique et intouchable. « To temporalize space », en revanche, sous-entend une perméabilité du temps, une forme de porosité. Il est donc possible, comme dans News from Home, d’être à New York tout en demeurant prisonnière du quotidien de sa mère à Bruxelles ; prisonnière, par le fait même, de l’enfance et du passé.

On peut aussi, comme la narratrice de Ma mère rit, être à la fois dans un hôpital au Mexique, à Bruxelles, chez sa mère malade, et à New York, en train de revivre en boucle la douleur d’une rupture. Nulle part, donc. No home movie.

Si le présent est invivable, inhabitable, la prison de la nostalgie c’est peut-être tout ce qu’on a, le seul lieu véritablement à soi.

Même si Chantal Akerman croit, comme on l’a mentionné, que tout est déjà là de toute façon, « qu’on a des images fixes 25  », le travail de ces images implique une transformation, un écart par rapport à la réalité. Parlant d’un projet de film qui n’a pas vu le jour, l’adaptation de deux romans de Singer, la cinéaste affirme avoir choisi cette œuvre-là pour ne pas « coller à ce que m’a raconté mon père 6  ».

Ailleurs, elle dit : « Je ne crois pas qu’il faille chercher dans l’autobiographie, ça enferme 27  ». Quand on l’interroge sur la portée des événements biographiques dans son cinéma, Akerman dit « quand je fais un film, je ne pense à rien de tout ça. Et ce n’est même peut-être pas lié à tout ça. Là je parle, je me laisse aller. Je parle parce que je sens que tu as envie d’entendre ça. Mais un film, c’est autre chose ». La fin de cette même entrevue, où Akerman décrit en peu de mots chacun de ses films, semble suggérer le contraire. À propos de News from Home, la cinéaste dit : « Toujours pas libre de ma mère ». Sur Les rendez-vous d’Anna (1978) : « Dis-moi que tu m’aimes, Chantal. (Toujours ma mère 28 ) ».

Pourtant, malgré les éléments qui justifieraient une lecture autobiographique de son œuvre, Akerman rejette cette interprétation. Sans doute parce que la réalité, avec ses trous et ses non-dits, ne se suffit pas à elle-même et qu’il faut, comme on l’a dit, un travail du rien, des déplacements, des transpositions. Je vois aussi dans ce rejet la méfiance qu’Akerman exprimait par rapport aux explications trop catégoriques, aux tentatives de réduire son œuvre à des concepts, à des étiquettes — elle qui commençait souvent ses réponses par « non », elle qui refusait de présenter ses films dans des festivals queer ou féministes 29 , elle qui déplorait que, dans ce monde binaire, ce soit toujours « ou ça, ou ça », alors qu’elle voudrait tant que ce soit « et ça, et ça, et ça 30  ». Si Akerman refuse la pensée unique, si elle veut « du multiple 31  », c’est aussi parce que son propre parcours est constitué de divisions, de tensions — « ça tiraille dans tous les sens ».

Heureusement, elle sait marcher, et écrire, « à côté de [s]es lacets 32  ». C’est sans doute ce qui lui permet de tenir à l’écart toute « restorative nostalgia ». Impossible de se leurrer dans un récit unique lorsqu’on est arrachée de partout.

L’exilée, d’après Edward Saïd, ne fait pas que traverser des frontières physiques, elle brise aussi « les barrières de la pensée et de l’expérience 33  ». Alors que la plupart des gens n’ont conscience que de l’environnement qu’ils habitent, au moins deux cultures, deux environnements coexistent chez l’exilée 34 . La vie dans un environnement nouveau s’affronte donc pour l’exilée « au souvenir de ces mêmes éléments dans un autre environnement ». Cette conscience « qu’il existe des dimensions simultanées », Saïd la qualifie de « contrapuntique ». Elle réduit « la force du jugement orthodoxe », et permet « une solidarité sensible 35  ». L’exil, « c’est lorsque la vie perd ses repères », écrit Saïd. Sa force déstabilisante empêche donc tout sentiment de sécurité — on ne peut jamais être tout à fait placide, on ne s’y habitue jamais. Il y aurait cependant un sentiment d’accomplissement dans le fait d’agir, « où que l’on soit, comme si l’on était chez soi 36  ». Encore faut-il savoir où se trouve ce chez-soi.

À la question « qu’est-ce qui te nourrit ? Qu’est-ce que tu es ? », Chantal Akerman répond : « Qu’est-ce que je suis ? La première réponse est : “Je suis une fille juive”. Mais si tu me demandes : “Qu’est-ce qu’être juive”, je ne peux pas te répondre. Il m’a fallu quitter la communauté pour exister, et parfois elle me manque 37  ». Ailleurs pourtant, dans une entrevue pour les Cahiers du cinéma, elle affirme qu’elle n’a « rien à voir avec rien. Je n’ai pas la notion de terre, j’ai au contraire la notion que je ne suis attachée à la terre que là où sont mes pieds… Et justement, chez les Juifs, la famille remplace tout 38  ». C’est peut-être cette errance, cette non-appartenance (pourtant très juive), qui permet à la cinéaste de créer des contrepoints, d’investir les lieux de douleurs passées, d’opposer les réalités et les époques.

Quand Akerman demande à sa mère ce que lui évoquent les barbelés, les lumières halogènes de son film De l’autre côté, celle-ci lui répond : « pourquoi tu me demandes ça, tu sais 39  ». Mais Akerman le sait sans le savoir :

« c’est petit à petit que l’on se rend compte que c’est toujours la même chose qui se révèle, un peu comme la scène primitive. Et la scène primitive pour moi — bien que je m’en défende et que j’enrage à la fin —, je dois me rendre à l’évidence, c’est […] [d]e vieilles images d’évacuation, de marches dans la neige avec des paquets vers un lieu inconnu, de visages et de corps placés l’un à côté de l’autre, de visages qui vacillent entre la vie forte et la possibilité d’une mort qui viendrait les frapper sans qu’ils aient rien demandé. […] Hier, aujourd’hui et demain, il y a eu, il y aura, il y a en ce moment même, des gens que l’histoire qui n’a même plus de H, que l’histoire vient frapper, et qui attendent là, parqués en tas, pour être tués, frappés ou affamés, ou qui marchent sans savoir où ils vont, en groupe ou isolés. Il n’y a rien à faire, c’est obsédant et ça m’obsède. […] Le film fini, je me suis dit, c’était donc ça, encore une fois ça 40  ».

Peut-être qu’il n’y a pas de patrie ailleurs que dans l’encore une fois ça. Peut-être que, comme l’écrit Gunther Anders, « on est partout chez soi là où des victimes innocentes ont succombé 41  », sentiment qui fait écho à la solidarité sensible 42 d’Akerman. Je ne sais s’il est pour autant possible, comme l’écrit aussi Anders, de « laisser loin derrière soi les cadavres des parents 43  ».

Mes propres cadavres ne sont jamais loin. D’exil en exil, ils me rattrapent, mon propre exil est fait de tant d’exils que je porte et qui ne m’appartiennent pas. Ces histoires, ces silences, me constituent et me détruisent.

Le ressassement nostalgique est peut-être, dans son inutilité fertile, une façon à la fois d’habiter et de circonscrire ses propres maisons de morts, constructions fragiles qui, tout en s’effondrant constamment, sont peut-être le seul refuge possible quand on est mal partout. La seule façon de garder en vie ce qui nous empêche de vivre.

No Home Movie. Il est tentant de voir ce film comme une sentence, un oiseau de malheur. Comment le lire autrement alors que Chantal Akerman s’est suicidée si peu de temps après ? Pourtant, j’aime aussi penser qu’Akerman a pu, dans son ressassement, dans son travail du rien, créer des maisons. En ouvrant au hasard un livre de Mark Fisher, un autre suicidé cher à mon cœur, un autre mort qui m’aide à vivre, je tombe sur un essai qui porte le titre suivant : « Home Is Where the Haunt Is 44  ».

Dans Demain on déménage (2004), une mère et sa fille cherchent à vendre leur appartement. « Le frigidaire est vide », commentent inévitablement les visiteurs. « On peut le remplir », répond toujours la fille. Cette fois-ci, l’appartement n’explose pas. Il y a une légèreté, une gaieté même, dans le désastre. L’appartement est pourtant rempli de fumée.

Notes

  1. Chantal Akerman, Claudine Paquot et Centre Pompidou (dir.), Chantal Akerman : autoportrait en cinéaste, Paris, Cahiers du Cinéma, 2004, p. 32.
  2. Chantal Akerman, Dominique Bax, Association Ciné-Festivals et Magic Cinéma (dir.), Chantal Akerman, Monographie, Bobigny, Ciné-Festivals, coll. « Bande(s) à part », no 25, 2014, p. 239.
  3. Svetlana Boym, The future of nostalgia, New York, Basic books, 2001, p. XIX. Les phrases précédentes, des paraphrases, proviennent également de cette page.
  4. « Pero ellos y yo sabemos / que el cielo tiene el color de la infancia muerta », Alejandra Pizarnik, Poesía completa (1955-1972), 1. ed, Barcelone, Lumen, coll. « Poesía », no 210, 2016, p. 75.
  5. Nicole Brenez, Chantal Akerman, the Pajama Interview, Vienne, Viennale – Vienna International Film Festival, 2011, p. 13.
  6. Ibid.
  7. Jean Starobinski, L’encre de la mélancolie, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points Essais », no 788, 2015, p. 290.
  8. Starobinski, 2015, p. 291.
  9. Chantal Akerman, Ma mère rit, Paris, Mercure de France, 2013, p. 71.
  10. Chantal Akerman, Chantal Akerman : autoportrait en cinéaste, Paris, Cahiers du Cinéma, 2004, p. 13.
  11. Ibid. p. 13.
  12. Ibid., p. 19
  13. Boym, 2001, p. XV. Les paraphrases précédentes proviennent également de cette section.
  14. Deborah Levy, The cost of living, Londres, Angleterre, Hamish Hamilton, 2018, p. 145. Les citations précédentes proviennent également de cette page.
  15. Jean-Luc Godard, « Entretien sur un projet : Chantal Akerman », Ça Cinéma, no 19, 1979, p. 10.
  16. Ibid.
  17. Je traduis. Natalia Ginzburg, « Il mio mestiere », Le Piccole Virtù, Torino, Einaudi, 2015, p. 72.
  18. Natalia Ginzburg, Les mots de la tribu, Paris, Grasset, coll. « Les cahiers rouges », no 139, 1992, p. 40.
  19. Je traduis. Natalia Ginzburg, « Inverno in Abruzzo », Le Piccole Virtù, Torino, Einaudi, 2015, p. 10.
  20. Akerman, 2013, p. 88.
  21. Ibid., p. 90.
  22. Entrée Libre, Chantal Akerman, retour sur son cinéma, YouTube, 2015.
  23. Boym, 2001., p. 50.
  24. Ibid., p. 49.
  25. Jean-Luc Godard, 1978, p. 10.
  26. Ibid.
  27. Brenez, 2011, p. 10.
  28. Ibid., p. 11 (citation précédente) et p. 17.
  29. Puisqu’elle disait faire du cinéma tout court.
  30. Akerman, 2004 p. 29.
  31. Brenez, 2011, p. 29.
  32. Akerman, 2004 p. 29 (et pour la citation précédente).
  33. Edward W. Saïd, Réflexions sur l’exil et autres essais, Arles, Actes Sud, 2008, p. 255.
  34. Ibid., p. 256.
  35. Ibid. (et pour les deux citations précédentes)
  36. Ibid., p. 257 et 256.
  37. Brenez, 2011, p. 13.
  38. Danièle Dubroux, Thérèse Giraud et Louis Skorecki, « Entretien avec Chantal Akerman », Cahiers du cinéma, no 278, 1977, p. 36.
  39. Akerman, 2004, p. 42.
  40. Ibid., p. 102.
  41. Günther Anders, Journaux de l’exil et du retour, Lyon, Fage éd, coll. « Collection Particulière », 2012, p. 112.
  42. Said, 2012., p. 256.
  43. Anders, 2012, p. 112.
  44. « Home Is Where the Haunt Is: The Shining’s Hauntology », Ghosts of my Life: Writings on Depression, Hauntology and Lost Futures, Alresford, Zero Books, 2014, p. 200.