La déréalisation du monde

SUPERMAN

Il fut un temps pas si lointain où ma pratique de critique m’amenait à voir l’essentiel de la programmation « commerciale » en provenance des États-Unis et, par voie de conséquence, la totalité ou presque des Blockbusters sortant de l’usine hollywoodienne. Quelques années, 2 enfants et un nouvel emploi très « prenant » plus tard, ma fréquentation des salles obscures a diminué telle une peau de chagrin, et chacune de mes désormais rares incursions dans un mégaplex de banlieue fleurant bon la margarine fondue et le maïs soufflé se vit sur le mode de l’excursion, avec à toutes les fois un ahurissement qui va croissant devant les réalités changeantes de l’industrie cinématographique. Passe toujours qu’on trouve maintenant d’authentiques allées de bowling et des aires de jeux gigantesques et que la 3D soit devenue la norme plutôt que l’exception dans ces temples du divertissement : mais les films? Qu’est devenue cette offre minimalement variée qui faisait qu’à côté des Superhéros, des midinettes en pamoison et des comiques flatulents se glissaient un ou deux films québécois, quelque polar français, un film américain de valeur? Il semble bien que cette époque-là aussi soit derrière nous, du moins durant l’été…

En partie appâté par la rumeur favorable accompagnant cette production mais surtout découragé par le reste de l’offre, j’ai porté mon choix sur Man of Steel, nième mouture de la franchise Superman, dont on nous dit qu’elle « remonte aux sources du mythe » – ce qui, on en conviendra aisément, n’est pas particulièrement original par les temps qui courent. Comme je n’ai pas l’intention ici de faire la critique en bonne et due forme du film, je peux le dire d’entrée de jeu : il s’agit d’un excellent film d’action, assez sombre et intelligent pour porter la griffe de Christopher Nolan (à la scénarisation), assez complexe dans sa re-lecture de l’allégorie christique que constituent toujours les aventures du célèbre cryptonais pour ne pas avoir l’air d’un slogan républicain, assez long (2h30) et verbeux pour décourager le pré-adolescent fébrile incapable de supporter 10 minutes de dialogues, bref, voici un blockbuster (225 millions de dollars y ont toute de même été investis…) qui ne vise pas d’emblée le public des 9-13 ans, ce qui en soi est déjà exceptionnel.

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Mais c’est tout à fait d’autre chose dont je voudrais parler… D’un trait du film qui, ultimement, n’a rien à voir avec sa qualité ou son intérêt mais se trouve pour moi à obnubiler tout le reste, à subsumer le matériau de l’œuvre au point qu’il m’est vite devenu impossible de voir, de penser à quoi que ce soit d’autre durant la projection, et bien après : il s’agit de la réalité de ce qui apparaît à l’écran, de cette « empreinte du réel » que recueille l’image cinématographique et dont André Bazin affirme qu’elle lui est ontologiquement liée. En effet, pas une image dans ce film ne semble renvoyer simplement – disons de manière transparente – au monde tel qu’il nous apparaît d’ordinaire. Et je me parle pas seulement, je ne parle pas surtout, des scènes qui se déroulent sur Crypton et qui, logiquement, proposent une vision surdéterminée par les lois de la science-fiction telles qu’elles s’imposent depuis, disons, le Seigneur des anneaux. Ce sont les scènes qui se déroulent à Smallville, Kansas – en accord avec le scénario de la bande dessinée originale – qui me sont apparues les plus étranges, déréalisées, curieusement irréelles, comme lavées de leur caractère trop immédiat, en d’autres mots traitées comme toutes les autres images aux procédés de synthèse. C’est bien entendu un truisme d’affirmer que les effets spéciaux se sont emparés du cinéma à grand déploiement depuis une vingtaine d’années au moins; c’est autre chose de constater que le réel, lui, l’a déserté presque entièrement. Je me suis même surpris au beau milieu du récit à évoquer mentalement le travail des acteurs telle une gymnastique compliquée au milieu d’écrans vert et d’indications écrites sur le sol : une pure abstraction.

Superman, pourtant, est possiblement le plus ordinaire, le plus humain, le moins étrange des superhéros, une sorte de degré zéro du surhomme, dont les pouvoirs ne sont pas dérivés de quelques croisements avec le règne animal (Spiderman, Batman, Catwoman) ou le résultat de quelques mutations (Hulk) mais bien une donnée intrinsèque de sa nature, certes extraterrestre mais en tout point calquée sur le modèle humain. Cela donnait à la franchise un caractère ancré, paradoxalement très down to earth, avec une alternance entre le spectaculaire et le vernaculaire, si l’on puit dire. Les effets spéciaux dans la version de 1977 servaient surtout à nous le montrer volant parmi les nuages, poings en avant, dans cette pose caractéristique immortalisée par Christopher Reeves. Dans la version de 2013, son registre s’est étendu au point qu’il semble désormais immortel – c’est du moins ce qu’on doit déduire si l’on considère un peu pragmatiquement les coups qu’il encaisse sans jamais broncher.

Cette immortalité même, l’excès d’effets spéciaux, le caractère parfaitement irréel des mondes proposés à notre regard en viennent à générer des effets de distance qui transforment l’expérience spectatorielle de façon radicale. Si la pellicule filmique (le « film » au sens propre) a pu être pour Bazin une sorte de suaire qui gardait une trace chimique indélébile des contours du monde, le traitement informatique de l’image fait passer cette dernière du côté du code et de l’ADN, en un sens désormais plus près de ce que Baudrillard appelait le simulacre. On se trouve de la sorte devant un monde qui est non seulement inventé de toute pièce, mais qui de surcroit semble s’auto-générer indépendamment de toute référence forte à la réalité, qui a cessé de lui préexister sur le modèle de la ressemblance ou de la représentation pour emprunter celui de la simulation pure et simple. Dans ce contexte, ce qui donnait au 7ème art son esprit, sa vérité ontologique – comme l’aurait peut-être dit Bazin – disparaît; l’expérience proposée au spectateur n’en est plus une de participation au monde, mais d’expérimentation virtuelle.

Il y a probablement de la nostalgie à parler ainsi du cinéma, dont la mort fut abusivement annoncée à plus d’une reprise dans l’histoire; mais il est clair qu’avec les effets spéciaux à grande échelle, quelque chose meurt qui ne reviendra plus. Ce n’est certes pas « le » cinéma – qui ne se résume pas à l’industrie hollywoodienne, loin s’en faut – mais ce qui le constitue parfois en spectacle, et qui jusqu’à récemment dépendait, du moins partiellement, d’une certaine idée de la réalité. C’est cette idée, il semble, qui soit en train de mourir.