Rétrospective Grandrieux

SOMBRE ET AUTRES TÉNÈBRES

En marge de la diégèse, un détail revient dans les films de Grandrieux 1 : une main. Une main suspendue, tâtonnante, aussi bien confrontée à l’espace infini qu’à un corps ou à un visage, et exprimant tout autant l’expérience de l’inquiétude que celle d’un désir. Qu’expriment ces mains ? Des gestes, une certaine vulnérabilité, un trouble dans l’expérience du vécu, celle d’une proximité et d’un contact, une sorte de navigation des affects, mais surtout peut-être une manière d’arpenter et d’être à l’épreuve de la réalité sensible.

Imaginons une matière, dont la texture est relativement poreuse, formée d’agrégats irrégulièrement disposés, d’esquisses ou aspects imprécis, laissant un je ne sais quel espace pour un peu d’air et de lumière. Et qu’importe qu’elle soit épaisse ou fine, de chair ou de poussière, si elle suggère l’idée d’impressionnabilité de l’homme dans l’immédiateté de l’expérience naturelle. Imaginons une telle matière, qui pourrait être celle des images que nous apprécions pour leurs qualités photosensibles – d’autant plus quand celles-ci renvoient à des affects pouvant être exprimés par l’image des pores de la peau, des alvéoles pulmonaires, de tissu migraineux : textures organiques, rugueuses, floues, charnelles, picturales. Le photogramme ci-dessous où nous voyons Jean (Sombre (1999)) semble renvoyer à ceci, à ce que nous appellerons la consubstantialité de l’humain et de la nature, ou, en un sens restreint, la consubstantialité de la figure et du fond.

Sombre, Philippe Grandrieux, 1999

Le flou-total est un parti pris esthétique qui semble indissociable de l’enjeu de cette image – et ce au regard de la séquence d’avant –, à savoir un hiatus dans la rencontre entre Jean et Claire, lequel est intimement lié à la rencontre entre Jean et le monde commun (la famille, la société du Tour de France ou du supermarché). Le flou met alors sur un même plan – celui d’une matière, celle des images – le monde, plus spécifiquement la nature, le corps, le visage. Il ne fait pas disparaître la figure humaine, mais il en affecte seulement les contours. Entre autre, il n’y a pas lieu de parler de la dialectique forme/informe en ce sens que le flou n’affecte pas les formes mais les lignes de netteté, le tracé graphique des choses en tant qu’elles nous apparaissent comme enveloppes finies dans un espace qui devient ici épais et sans profondeur de champ.

Qu’exprime cette consubstantialité – ce flou-total récurent dans les films de Grandrieux – qui la rend légitime comme attribut esthétique singulier ? Imaginons cet espace d’image dans une perspective plus métaphorique ; ne serait-il pas une zone indiscernable en marges desquelles l’homme sensible entre en contact avec ce qui lui est proche, avec quelque chose de réel – sans qu’on le prétende être le réel en soi, puisqu’il semblerait qu’il s’agisse du réel de ses seuls désirs – et où il fait l’épreuve, non pas de l’essence de l’eau, des pins, des rochers, d’un soleil au couchant, mais d’une certaine ivresse du sensible. Ivresse qui ébranle alors l’image, ses évidences et son rapport commun avec le réel. Le flou-total des images s’avère alors indissociable du flou sonore que met en œuvre Grandrieux : ce désir de mettre des interfaces parasitaires pour cribler l’enregistrement de la bande sonore ne dénote-il pas un désir d’accorder l’homme à la nature ? Et la consubstantialité de l’homme et de la nature – lesquels apparaissent pour leurs qualités formelles et picturales – ne dénote-t-elle pas également un tel accord ?

Si maintenant l’on considère le problème de l’horizon dans ce qu’il peut recueillir de puissance métaphorique on sera saisi, dans Un lac (2008), par son absence. La forêt, les nuances chromatiques ou le brouillard sont autant de manières de confiner l’espace filmique à celui de la proximité, c’est-à-dire du contact. L’image, totalement floue, lorsqu’Alexi regarde le ciel à travers la frondaison de la forêt et tend la main vers les arbres au-dessus de lui, rend particulièrement compte de cette quête, par le toucher, d’une sorte d’emprise sur les choses : quête de ce que seul le toucher semble pouvoir appréhender. On perçoit alors le lien entre le monde du palpable, l’ivresse des désirs charnels et celle, plus vaste, de l’expérience sensible.

Une telle ivresse se déploie de manière plus ou moins évidente dans les films de Grandrieux. Elle apparaît particulièrement dans des séquences où la musique, la drogue ou la violence sexuelle expriment la puissance d’un trouble. Le cinéma semble être, parmi les arts, le plus à même d’exprimer cet état flou, hypnotique, lors de l’ivresse sous l’effet de l’alcool, de la danse ou de la transe, où nous sommes arrachés de l’ordre de la raison, submergés par un chaos de sensations, soumis au trouble de nos désirs et de nos pulsions. Les images ci-dessous dénotent en ce sens la consubstantialité de Mélania, de la nature – ou d’une forme d’homo natura – au sein d’images saisies à la caméra thermique. Figures humaines touchant à la limite de l’anthropomorphisme, image radiographique, cendreuse, granuleuse, baconienne : c’est ainsi que nous appréhendons une des séquences de La vie nouvelle (2002) où, par une brèche en-deçà de la diégèse, on éprouve cette chute à l’intérieur des pulsions, où l’on se sent aspiré et dévoré, non pas par l’image et sa puissance vertigineuse mais par les sensations que l’on peut éprouver.

La vie nouvelle, Philippe Grandrieux, 2002

Telle la partie immergée d’un iceberg, il semble important de penser cette séquence comme un événement figural relevant bien plus que d’une simple expérimentation poético-scientifique ou d’un dispositif particulier (caméra thermique). C’est aux limbes du figural qu’ici la consubstantialité du corps et de l’image, laquelle apparaît comme une surface sensible, renvoie alors à un indicible sauvage – par-delà la bipolarité homme/bête : la chaleur appréhendée par la caresse frôlant un corps, des sons étouffés, bruts, des bruits intérieurs, des cris, une rumeur lointaine, des rapports de domination/soumission.

Toujours porteuse d’une puissante interrogation critique envers la question du commun, l’ivresse du sensible fait alors contrepoids à la vanité de notre soif de raison, de savoir pourquoi nous existons. Pensons au champ du paysage cinématographique actuel et l’on pourra d’autant mieux apprécier la valeur et l’importance de la liberté, aussi bien quant aux formes qu’aux contenus diégétiques, de Grandrieux, et ce au regard de ces mots de Nietzsche 2 : nous avons besoin de l’art comme d’un « remède contre nous-mêmes », comme d’un souffle de liberté fouettant les « épouvantails de vertu ». Et il se pourrait qu’il n’y ai pas de détachement sans une force qui déracine, arrache et fasse trembler les choses, sans affranchissement contre un certain cinéma dont les chaînes s’avèrent être fixées par le cinéma lui-même. Que l’on ait donc besoin de souffler sur les monstres de la vertu habillés d’une morale à laquelle on consent dès lors que les chaînes du cinéma sont celles de nos habitudes. Il s’agit alors de défendre, dans ces films de Grandrieux, l’importance de l’entrelacs du fond et de la forme. Alors il me semble important de répondre à l’interjection d’une Dame lors d’une conférence portant sur le cinéma de Grandrieux : « lorsqu’on ne sait pas filmer, on ne fait pas de films ! ». Quelques mots donc pour défendre la manière de filmer propre à Grandrieux, ainsi que la représentation au cinéma lorsqu’elle se détache de la mimèsis ou des codes diégétiques habituels. Si la caméra paraît portée par une gestuelle humaine – caresse, tâtonnent, tremblement, fixité – c’est qu’elle a, assurément, de bonnes raisons d’être sensible. Et si l’image est floue, sombre, jusqu’à cette limite où la figure humaine disparaît, c’est qu’elle lutte et résiste aux images qui dissimulent, derrière l’apparence édulcorée, nette et claire des choses, l’infime désordre qui grouille en-deçà. On pressent alors une perspective commune à plusieurs des films de Grandrieux : dédiviniser la nature, naturaliser l’homme, que ce-dernier soit à l’écoute des impulsions et passions les plus à mêmes de procurer l’ivresse du sentiment de vivre.

Sombre, Philippe Grandrieux, 1999

Nous introduisions avec le motif des mains quant au rapport entre l’homme et le monde mais ce sont tous les sens qui s’avèrent être aux aguets, à l’affût : l’obsession du regard interroge à plusieurs niveaux ce que l’on éprouve lorsque nous avons un regard pour quelque chose. Aussi, lorsque Grandrieux filme la mère aveugle (Un lac) ou l’enfant aveuglé (Sombre), que l’image est totalement floue, il me semble qu’il interroge moins le rapport invisible/visible – ou même comment se fait le voir d’un point de vue optique et cinématographique – qu’il n’interroge le fait de regarder comme une manière particulière de prêter attention et d’être perméable aux sensations. Le cheminement entre le regard et l’expressivité naturelle de la voix, du cri ou d’un rire est particulièrement révélateur dans plusieurs séquences d’une grande axiologie des affects : cris des enfants (Sombre), cri muet d’Alexi (Un lac), cri du chanteur Alan Vega lorsque Jean, ivre, traverse les limbes d’une forêt floue (Sombre), aboiements des chiens (La vie nouvelle), voix murmurante (Sombre), rire (Un lac), voix hypnotiseuse (La vie nouvelle). La plupart de ces plans qui travaillent le flou expriment un certain état de l’homme et une sorte de vibration de la réalité sensible : ainsi percevons-nous l’idée d’une consubstantialité entre l’homme et le monde au sein de ces images où, faits de la même matière et sans frontière nette, l’on éprouve l’entrelacs de la nature et de l’homme. C’est par-delà la diégèse et les préjugés moraux que ces films déploient des rencontres où sont en jeux des rapports de force, des instants, des humeurs, des impressions. Le flou, dans Sombre, Un lac et La vie nouvelle, évoque la dimension haptique, tactile, du visible des images ; il apparaît ainsi comme une tentative visant à retranscrire – avec la distance du visuel et du sonore propre au cinéma – notre désir d’un contact avec le monde et les corps : tendre la main, palper une matière, caresser un visage, effleurer la courbure d’un corps, l’empoigner brutalement, frapper, violer, tuer. Tout se laisserait-il réduire à ce seul désir de contact ? Si tel est le cas c’est assurément par-delà l’expérience de la violence (rapport maître/esclave) que ces films répondent à la problématique « qu’est-ce que vivre ? », et ce en exprimant plus vastement la perméabilité de l’homme, à savoir la violence de l’expérience elle-même, l’intensité sensible du vivre, et ce en surmontant un certain flou dans la frontière entre la nature et la nature des hommes.

Les films de Grandrieux restent, pour autant, des énigmes. Ils portent en eux la croyance au fait qu’il existe autant de formes de vie que de formes cinématographiques, et que ces formes demandent à être transfigurées, toujours en devenir et ce en fonction des relations – au sens où un certain regard (en premier celui de la caméra) est intrinsèquement fondé par un autre regard, où les regards sont enchaînés, par delà l’objet même du regard. Si Grandrieux exprime un certain état de l’homme et du cinéma, c’est qu’il passe au crible l’homme pour en extraire les forces qui l’animent : stupeur, fascination, joie, désir, terreur, fantasme. Nous faisant éprouver grâce aux matières des images l’impulsivité vibratoire qui oscille en tout homme d’un milieux très opaque et sombre à un milieux vaporeux et léger, ses films oscillent eux-mêmes de la violence du poids de l’existence à l’ivresse du vivre.

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Après un master d’études cinématographiques (Mémoire sur Tarkovski et Brakhage), Charlotte Mariel commence une thèse sous la direction de Nicole Brenez où elle interroge les champs scientifiques, philosophiques et cinématographiques au regard de l’appréhension de la nature. En parallèle de cela elle a complété un master1 de philosophie et a rédigé un mémoire sur Thoreau et Mekas. Elle prépare cette année le concours de l’agrégation d’arts plastiques.

Hors Champ souhaite remercier Charlotte Mariel pour sa contribution au dossier Philippe Grandrieux.

Notes

  1. Le titre de ce texte, Sombre et autres ténèbres provient de Zeynep Jouvenaux.
  2. Nietzsche, Friedrich.Le Gai savoir, GF Flammarion, Paris, 2000, p.107)