Soleil et chaleur dans le parc (20:06)
Présentée dans le cadre du Symposium “Créer/Montrer/Conserver” à la Cinémathèque québécoise en novembre dernier, la pièce Soleil et chaleur dans le parc était une première approche d’une esthétique plus abstraite, moins clairement musicale, voulant se rapprocher davantage de la tradition de musique acousmatique, quoique détournée un peu par le biais de moyens plus rustiques : une « musique concrète du pauvre » comme disait à l’époque Luc Ferrari.
L’idée était de créer une composition sonore apte à être diffusée dans un lieu dédié à l’image en mouvement, la Cinémathèque québécoise pour être précis, donc il semblait nécessaire d’éliminer autant que possible l’aspect plus abstrait de la pure musicalité afin de laisser davantage de place à la nature suggestive d’un matériau sonore empreint d’images potentielles, et d’en faire une sorte de « cinéma pour l’oreille ». Dans cette optique, j’ai choisi d’utiliser des enregistrements que j’avais faits sur place au jardin public de la Villa Comunale à Taormine, en Sicile, afin de suggérer des images à travers ces événements documentés, sans toutefois vouloir imposer une structure narrative ou un sens à l’ensemble de la composition. J’ai opté plutôt pour un développement temporel au travers duquel on peut entrevoir la possibilité d’un espace sonore en mouvement. J’ai intentionnellement choisi de conserver le caractère inévitablement référentiel, voire même « cliché », des enregistrements du jardin, afin de les entremêler avec des textures électroniques, générées à partir d’un synthétiseur modulaire, en prenant bien soin de traiter l’ensemble de ces sonorités par le biais d’une panoplie d’effets de telle sorte qu’une ambigüité puisse naître entre la nature des sons concrets et ceux plus électroniques.
Les éléments sonores provenant du document audio de la Villa Comunale se réfèrent clairement au « réel », baignant ainsi l’auditeur dans une projection de spectres photographiques hallucinés, de clichés de jours d’été impossibles, de souvenirs délirés. Nous naviguons ainsi un bref instant dans cet espace temporel éthéré, rencontre improbable donc entre le familier plus « réaliste » des sons de Taormine, et la nature plus abstraite, étrangère, des sons de synthèse. En résulte une sorte de « musique anecdotique », sabotée par des intrusions qui viennent décaler ce rapport au « réel », ainsi que démanteler toute forme de narrativité claire, nous plongeant dans un espace inusité et rempli de projections fragmentées. Pour revenir d’ailleurs à cette idée de « musique concrète du pauvre », Ferrari disait à propos d’elle qu’il voulait « ouvrir le chemin à la musique concrète d’amateur comme on fait des photos de vacances ». Cette pièce fonctionne justement dans cette optique : faits avec des moyens rudimentaires, les enregistrements de Taormine manifestent à leur manière un instant capté lors de ce voyage, un souvenir de vacances, banal et fantastique à la fois, repris et déconstruit en variations excessives et démultipliées, de sorte que cet instant devient immémorial. Ces enregistrements de base furent d’ailleurs projetés et captés à nouveau à mon studio personnel afin d’ajouter une ambigüité, imperceptible peut-être, quant à leur origine propre; un événement en particulier, re-présenté dans un contexte autre, se voit donc ici enrichi d’une nouvelle couche historique.
Afin de conserver cette ambigüité entre la nature de l’ensemble des sources sonores, il était primordial de générer des sons électroniques qui ne détourneraient pas l’attention de l’auditeur sur leur propre nature de sons de synthèse. Il fallait plutôt se pencher sur la possibilité de créer des timbres et textures irréelles, mais de nature quand même potentiellement organique. Des sonorités neutres, existant à la fois à l’extérieur des références plus colorées d’une musique électronique futuriste, mais assez « fausses » pour se démarquer de la nature concrète et « réaliste » des enregistrements de Taormine. Le caractère musical reste d’ailleurs plutôt monotone afin de se rapprocher de la neutralité et de l’indifférence des sons de la nature. Tel qu’entrepris pour les sons concrets, certains des sons de synthèse furent eux aussi soumis au traitement de projection et de ré-enregistrement à mon studio personnel.
Le titre du morceau provient d’une phrase tirée du livre de Marguerite Duras, Détruire, dit-elle. La nature du travail de Duras, dans ses écrits autant que dans son oeuvre cinématographique, manifeste un rapport très particulier au temps et aux actions ; il y a comme un ralentissement des événements chez Duras, une amplification de la banalité des choses, une contemplation de l’expérience du temps. Ceci crée des espaces temporels où il est possible de se perdre et errer, de ne plus saisir la nature des choses, de voir trouble. Il était essentiel d’aborder le montage de cette composition avec cette optique en tête : laisser le temps aux événements sonores d’exister, de devenir, de se fondre dans la durée et de s’embrouiller les uns dans les autres afin d’être parfois perceptibles, parfois oubliés. Il fallait donc opter pour un montage peu dynamique, parsemé de longueurs et de redondances ; une réitération des même sources sonores, transposées dans des acoustiques différentes, artificielles ou naturelles, et manipulées par l’entremise de différentes techniques analogiques et numériques. Pareillement, le caractère neutre et détaché du travail de Duras, le décalage entre l’action et l’émotion investie, l’apparente désincarnation de ces personnages, sont autant d’aspects que j’étais intéressé à appliquer à cette composition ; puiser dans ces sources sonores ce qui font d’elles qu’elles puissent rester autre ; ne pas les investir d’un sens imposé mais plutôt les aider à manifester leur propre altérité, de sorte qu’il n’y ait pas de lecture possible autre que par l’expérience elle-même de la pièce.
L’idée de montage nous ramène d’ailleurs au cinéma, source inépuisable de fantasmes et de projections, une expérience de l’image se déroulant dans le temps. Le cinéma, c’est un peu la relation entre tous ces instants du réel, captés par des caméras, des microphones, prévus ou non par leurs créateurs ; des instants disparates unis plus ou moins arbitrairement dans le but de créer une trame quelconque, narrative ou non, un monde impossible déclenché par l’imaginaire. « Soleil et chaleur dans le parc », c’est peut-être un peu du « cinéma pour l’oreille » ; une structure assemblée de moments et de sonorités hétérogènes, entremêlées de sorte à donner une illusion de trame, même si cette dernière reste obtuse et impénétrable, une incitation à la dérive de l’imaginaire, entre souvenir et délire.
Photos: Roger Tellier-Craig.