Mettre en scène le suspense

Sobibor, 14 octobre, 16 heures

Le dernier festival de Cannes n’a parlé que de deuils et de pertes. Symbolisée par la palme d’or attribuée à Nanni Moretti pour La chambre du fils, cette thématique était également à l’œuvre chez Marc Recha avec Pau et son frère, voire chez Hou Hsiao Hsien et Bertrand Bonello – le deuil d’un amour, d’une époque, d’une certaine façon de vivre et de faire du cinéma. Elle était en fait chez tout le monde, tant il est vrai que le cinéma n’est au fond que cela, l’enregistrement de pertes et d’instants irrattrapables. C’est au moment où tout le monde faisait sienne la mélancolie godardienne que Claude Lanzmann, discrètement, a présenté son nouveau film, Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures, une leçon de vie et d’envie, l’histoire d’un homme qui préfère encore mourir en humain que de laisser son sort entre les mains des nazis.

Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures, est au départ une “chute” de Shoah, l’œuvre maîtresse de Claude Lanzmann. En 1979, pour ce film gigantesque, le cinéaste avait rencontré et interviewé en Israël Yehuda Lerner, personnage essentiel de ce qu’on a appelé la révolte de Sobibor, du nom de ce camp de concentration où les juifs s’étaient soulevés contre leurs assassins. Cette rencontre ne devait pas a priori déboucher sur grand chose : Lanzmann ne connaissait pas Lerner, et de son propre aveu, ne possédait quasiment plus de pellicule au moment de l’entretien. Elle fut en réalité si riche, longue et bouleversante que Lanzmann choisit de ne pas la monter dans Shoah de peur de mettre en péril l’homogénéité de son propos. Quinze ans plus tard, remonté, agrémenté de nouveaux plans d’extérieur tournés avec Caroline Champetier à Minsk, Varsovie ou Sobibor même, Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures s’avance comme un long métrage. C’est évidemment un film à part entière, qu’on peut encore trouver trop court.

C’est bien simple : Yehuda Lerner, en 1979, ressemble à Robert Mitchum. Même visage, même présence devant la caméra, même façon placide de fixer l’objectif. Ce qui pourrait passer pour une simple analogie physique est au contraire révélatrice du film de Lanzmann. Lerner est, tout simplement, le héros de ce film. Une situation que le cinéaste annonce d’emblée. En montrant d’abord la photo d’officiers nazis devant des cercueils, puis la voix de Lerner disant qu’il n’avait jamais tué avant de se retrouver dans ce camp, et ensuite en lisant lui-même de sa voix blanche un texte où il est question de “ré-appropriation de la violence par les juifs“, Claude Lanzmann ne fait pas de mystère : son film sera le récit par Lerner lui-même de cet acte exemplaire de révolte. Ce qu’il est. Après ce triple préambule, Lerner raconte de fait chronologiquement une histoire dont nous connaissons déjà la fin. Yehuda Lerner parle, et pendant qu’il raconte son incroyable histoire, la caméra de Lanzmann s’attarde sur ce que sont devenus les lieux de cette catastrophe : des villes anonymes, des bois sans vie ; des rails ; une petite gare désincarnée avec un nom lourd de sens : Sobibor. En tout, cela dure treize minutes, celles qui ouvrent le film une fois l’introduction passée. Treize minutes pendant lesquelles on ne verra pas Yehuda Lerner, mais seulement les endroits qu’il a traversés en 1943. Sa voix parle, elle explique la rafle, le voyage, l’arrivée à Sobibor, les évasions de huit camps, sa chance de n’être jamais exécuté lorsqu’il est repris, sa rage de vivre. Puis il entre dans les détails de la révolte, de sa minutieuse préparation, de son rôle à lui, de la façon dont il s’est levé pour donner ce fameux coup de hache, lui qui n’avait jamais tué ( il le dit à nouveau).

Filmer au présent les lieux du passé : un procédé qui rappelle Shoah, mais qui, dans un autre genre, emprunte également au film policier le procédé du retour sur les lieux du crime. A un moment, Lerner explique que les nazis faisaient caqueter des troupeaux d’oies pour couvrir les cris des juifs. Superbement, Lanzmann montre alors un plan d’oies d’aujourd’hui, nous donne à entendre leur vacarme, puis superpose ce bruit terrifiant aux mots de Yehuda Lerner, jusqu’à ce que les deux bruits soient comme en lutte. Lanzmann s’en défend aujourd’hui, mais qui sont donc ces oies détournées de l’humanité, sinon les Oiseaux d’Hitchcock, qui se retournent contre les hommes ?

Comment mettre en scène un documentaire, pire, une interview filmée ? Au bout d’un moment, il faut bien finir par montrer Yehuda Lerner, son visage magnifique mais aussi cette pièce minuscule où Lanzmann l’interroge, ses bredouillements, les hésitations de la traductrice, le cadre pas vraiment beau (une simple fenêtre). On le rappelle trop rarement, mais Lanzmann, directeur de la revue sartrienne les Temps Modernes, intellectuel renommé et parfois discutable, est avant tout un très grand cinéaste, qui connaît son Alfred Hitchcock sur le bout des doigts. Parce qu’il nous donne la clé du récit dès son ouverture, le cinéaste n’a plus qu’à tirer un à un les fils d’un interminable suspense (mais comment, où et quand Lerner va-t-il donc tuer son allemand ?). A ce titre, et sans pour autant évacuer sa valeur morale, Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures, apparaît presque comme un objet purement théorique, l’illustration de la définition du suspense selon Alfred Hitchcock.

Au chapitre trois du livre d’entretiens qu’Alfred Hitchcock a accordés à François Truffaut ; le jeune cinéaste demande au vieux maître de revenir sur ce qu’il entend par suspense.

“La différence entre le suspense et la surprise est très simple. Nous sommes en train de parler, il y a peut-être une bombe sous cette table et notre conversation est très ordinaire, il ne se passe rien de spécial, et tout d’un coup, boum, explosion. Le public est surpris, mais avant qu’il ne l’ait été, on lui a montré une scène absolument ordinaire, dénuée d’intérêt. Maintenant, examinons le suspense. La bombe est sous la table et le public le sait, probablement parce qu’il a vu l’anarchiste la déposer. Le public sait que la bombe explosera à une heure et il sait qu’il est une heure moins le quart – il y a une horloge dans le décor ; la même conversation anodine devient tout à coup très intéressante parce que le public participe à la scène (…). Dans le premier cas, on a offert au public quinze secondes de surprise au moment de l’explosion. Dans le deuxième cas, nous lui offrons quinze minutes de suspense” -Alfred Hitchcock

Agrémenté d’une horloge – l’ordre chronologique qui monte vers le final, les relances de Lanzmann qui note l’heure de chaque événement – d’une bombe – la révolte, la mort des nazis – et de l’anarchiste- Lerner, symbole de l’exaltation de la vie -, Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures dure une heure et demie de suspense.