Se voir au cinéma
Préparant un article sur Jean-Pierre Mocky, j’étais curieux d’en savoir plus sur ce réalisateur connu pour son tempérament colérique. J’ai donc contacté quelques amis susceptibles de l’avoir rencontré de son vivant. À travers ces échanges, j’ai pu constater à quel point le metteur en scène avait été présent dans le petit monde des cinéphiles parisiens. Travaillant à deux pas de sa résidence, Gérard le croisait régulièrement, son Figaro sous le bras, râlant contre les passants et les pigeons.
Compagnon fidèle lors d’éditions passées du Festival de Cannes, Gilles a connu l’expérience chaotique d’un plateau géré par Mocky. En 2003, il participe effectivement au tournage du Furet à titre de figurant.
Gilles se remémore cette journée bordélique. Mocky criait si souvent que personne ne réagissait, sauf par un sourire ironique. Pour un plan général, il donnait ses indications aux acteurs en leur tapant dans le dos. Le cinéaste n’entamait pas ses prises avec l’habituel « Action ! », mais plutôt en hurlant les premières répliques de la scène filmée. Afin de réduire certains coûts, les figurants étaient convoqués après l’heure du déjeuner. La production ne s’engageait donc pas à leur offrir un repas. N’ayant pas fait attention à ce détail, le pauvre Gilles a eu faim pendant des heures !
Des anecdotes pareilles ne s’inventent pas. Elles en viennent même à confirmer les rumeurs qui couraient sur le réalisateur d’Un drôle de paroissien (1963). Ces récits triviaux pourraient même inspirer plus d’un biographe à prendre la plume. Il serait dommage qu’elles tombent dans l’oubli, ne serait-ce parce qu’elles témoignent de la méthode d’un artiste hors norme. Quoi qu’il en soit, elles me font bien marrer et je promets à Gilles de jeter un coup d’œil à ce Furet.
Quelques jours plus tard, je note que la Cinémathèque québécoise présente ce film dans le cadre de la rétrospective « Jean-Pierre Mocky, libre penseur ». La possibilité d’y reconnaître un ami me semble irrésistiblement rigolote et je m’engage donc à ne pas manquer cette séance.
Qu’est-ce qui peut bien motiver cette obligation ? J’ai l’espoir de pouvoir enfin taquiner Gilles à propos de la scène dans laquelle il figure. Il a, après tout, fait exactement la même chose par rapport à mon petit rôle dans Thanatomorphose (2012) d’Éric Falardeau. Nous serons enfin quittes !
Si je reconnais mon immaturité (qui s’avère inhérente à ma cinéphilie et vice versa), je cherche aussi à joindre des images aux souvenirs de mon ami. En voyant Le furet, je souhaite corroborer sa version des faits. Le film produira peut-être, comme c’est souvent le cas, les preuves d’un tournage rocambolesque. Dès le début, je remarque qu’il a été réalisé avec un budget modeste. J’imagine bien que Mocky a coupé les coins ronds pour arriver à ses fins, même si cela signifiait de ne pas ravitailler ses figurants. Parfois, j’en viens à me demander s’il avait la permission de tourner dans certaines rues parisiennes. J’en doute fort.
Quelque chose me frappe dans les comédies de Mocky: le jeu particulier de ses acteurs. Il s’apparente à une forme de cabotinage maîtrisé. Chaque geste et parole s’avèrent caricaturaux, pour ne pas dire carrément grotesques. Même des interprètes plus expérimentés offrent des performances absurdes, souvent incohérentes avec leur filmographie. Une vedette comme Catherine Deneuve, coiffée d’une étrange chevelure frisée, s’avère ainsi méconnaissable dans Agent trouble (1987). Dans le cas du Furet, il m’est difficile de décrire convenablement l’interprétation de Michel Serrault qui fanfaronne à cœur joie. Grâce à Gilles, il me semble entendre Mocky lui gueuler ses dialogues avant que la caméra ne roule…
L’éventuelle apparition de Gilles m’empêche néanmoins de profiter pleinement du Furet. Craignant de la manquer, je demeure constamment aux aguets en lisant le film à deux niveaux. D’une part, je suis attentif à son intrigue qui, ironiquement, traite d’un criminel qui échappe constamment à la police. Je traque moi-même mon propre furet. Chaque nouvelle scène provoque en moi une excitation qui me force à scruter méticuleusement le visage des figurants. J’en viens à observer les traits de maints inconnus qui partagent tous une histoire avec Jean-Pierre Mocky. Une fois cette tâche accomplie, je reprends mon souffle jusqu’au prochain changement de scène. Tout est alors à recommencer.
Tel un Rastignac moderne, Jacques Villeret célèbre sa nouvelle victoire en s’affichant vêtu de son plus bel habit et accompagné de deux jeunes femmes. S’étant débarrassé des gendarmes, il peut enfin savourer le fruit de ses labeurs. Il quitte le film la tête haute, en paradant dans les rues de Paris. Son départ triomphant est suivi du générique de clôture. En ce qui me concerne, je suis embêté par l’ampleur de mon échec. Malgré ma bonne volonté, j’ai été incapable de repérer Gilles. Pire encore, il m’avait précisé quelles scènes je devais surveiller (celle avec le touriste allemand qui répète « Kolossal! »). Je quitte la Cinémathèque très déçu, avec la triste impression que l’essence du Furet m’a filé entre les doigts. Je dois désormais encaisser ce rendez-vous manqué qui, à sa manière, emblématise le rapport de frustration que j’entretiens avec la salle de cinéma. Cette dernière a toujours été à mes yeux un temple d’illusions perdues (promis, j’arrête avec Balzac).
Anodine, cette expérience m’a tout de même mené à réfléchir au fait immensément narcissique de se voir soi-même sur grand écran. Comme Gilles, je ne suis pas acteur, mais j’ai eu l’opportunité de passer à quelques reprises devant la caméra. En plus du déjà mentionné Thanatomorphose, j’ai récemment fait de la figuration dans Dead Dicks (2019) de Chris Bavota et Lee Paula Springer. Ma présence dans ces films a forcément teinté ma façon de les interpréter. Lors d’un premier visionnement, un curieux mélange de gêne et de vanité me maintenait dans l’attente de me découvrir. Gêne, parce que je craignais l’humiliation. Vanité, parce le cinéphile en moi voyait correspondre ma présence avec une empreinte indélébile laissée dans la grande histoire du 7e art. Suivant ce raisonnement égocentrique, le court plan dans Dead Dicks qui me montre de dos suffirait pour garantir à jamais ma postérité. Ce phantasme déraisonné d’immortalité s’essouffle lorsque je suis confronté à « ma » scène. La modestie l’emporte parce que je n’y vois que moi, avec mes tics et mes manies. Je traverse la fiction sans y laisser autre chose que ma silhouette anonyme. Il s’agit d’une véritable leçon d’humilité puisqu’elle me rappelle que je ne suis que de passage. Une fois celle-ci comprise, je peux alors revenir à l’œuvre en toute tranquillité.
Pourquoi attirer l’attention du lecteur sur une réalité aussi singulière? Peut-être parce qu’elle confirme que les cinéphiles, dans leur incessant parcours à travers les films, espèrent renouer avec eux-mêmes. Il s’agit évidemment d’un truisme, d’une belle phrase qui explicite les mérites d’une passion marginale. Retenons que cette quête identitaire ne provoque pas coûte que coûte l’épanouissement souhaité. Si le cinéma peut servir de refuge à nos angoisses, il en vient paradoxalement à les convoquer. Chercher Gilles dans Le furet devait me faire plaisir, mais cette activité m’a pris au dépourvu en ouvrant la voie à un tortueux travail d’introspection.
Heureusement, le plaisir d’être reconnu par autrui demeure. Après avoir vu Dead Dicks lors d’un festival bostonnais, une amie s’est empressée de m’informer qu’elle m’avait repéré dans la scène du bar. Outre le curieux sentiment d’être démultiplié à mon insu, je pouvais me réconforter à l’idée d’apparaître aux yeux des autres comme un personnage de cinéma. Une pensée rassurante.