Robert Frank : mode d’emploi

Cocksucker Blues (1972)

Quiconque a fréquenté assidûment la récente rétrospective Robert Frank à la Cinémathèque (québécoise) (8-23 octobre 2015) s’est nécessairement posé la question : « Comment aborde-t-on les films de cet immense artiste? ».

Si le travail photographique de Robert Frank – la période « classique » (Paris, Londres, The Americans) à tout le moins – se laisse facilement apprivoiser, il n’en est pas de même des films. Les photographies nous sont désormais familières; nous vivons avec elles depuis longtemps et leurs codes nous sont devenus familiers. Les films, eux, déroutent même ceux qui croient les connaître. Comment alors peut-on arriver à fréquenter, à pénétrer ces objets inclassables.

Après quelques séances, je crois avoir trouvé la solution! Il faut aborder ces films, comme si Robert Frank était peintre et qu’il nous invitait à le visiter dans son studio. On y découvrirait des esquisses, des toiles inachevées, des toiles rejetées, des toiles en chantier. En un mot : un lieu de création, un peu désordonné sans doute, mais vivant. Et on ne se sentirait pas obligé de porter un jugement critique sur la production de l’artiste; nous apprécierions plutôt le fait d’être admis en ce lieu où tout est possible.

Les films de Robert Frank échappent à toute catégorisation; ils échappent même au cinéma! À part les rares incursions du photographe-cinéaste dans le cinéma « standard » – Candy Mountain (1987) et, à un moindre degré, l’étonnant antonionien Ok end Here de 1963 – les films de Frank sont des ovni, films de famille, mais d’une famille un peu disloquée et pourtant attachante.

Candy Mountain (1987)

Me and My Brother (1969)

Pour Frank cinéaste, la caméra – idéalement de petit format : 16mm, parfois même Super 8 – est toujours l’extension, le prolongement, de son bras et, bien sûr, de son œil. Ce que le cinéaste semble vouloir nous dire, c’est : « Voici ce que je vois. Regardez bien. Il va se passer quelque chose ». Frank fait une confiance totale à la caméra : ce que l’appareil voit, distingue, modifie bien entendu, et enregistre, vaut toujours la peine qu’on s’y arrête.

Le filmage de Me and my Brother (1969) est exemplaire de cette façon de faire: Frank se plie à toutes les fantaisies du frère schizophrène de Peter Orlovsky, le suit dans ses errances, ne s’étonne jamais de ses incongruités, inventant au besoin de petites fictions pour nous permettre de mieux entrer dans son monde. Inversement, il n’hésite pas à piper les dés pour répondre à la commande de la Sept (C’est vrai, 1990) : un tournage d’une heure pour un film d’une heure. Plus malin que son commanditaire, le cinéaste balise son parcours new-yorkais supposément improvisé, y plaçant même quelques figurants, après quoi la caméra peut partir en balade – et quelle balade !

C’est vrai (1990)

Pull my Daisy (1959)

Devant un film de Robert Frank, le spectateur n’a pas d’autre choix que d’être avec lui, dans le coup : son regard sur le film, toujours s’identifie au regard du cinéaste sur les lieux, les choses et les gens. Ainsi, si Frank filme Allen Ginsberg, Gregory Corso ou Peter Orlovsky, ce ne sont pas que trois poètes de la Beat Generation qui apparaissent; ce sont trois amis qu’il filme presque amoureusement, avec une tendresse et un attachement évidents. Idem avec Sanju, son ami peintre chinois de Paris qui, mort dans la misère, ne saura jamais que ses tableaux se vendent désormais pour des millions de dollars. Mis bout-à-bout ces films deviennent un immense film de famille, débraillé et chaleureux, comme l’atelier de Frank, comme sa maison sur la falaise du Cap Breton.

Que dire de plus? Il faut accepter de jouer le jeu. Se laisser porter – et emporter! Ne pas toujours « comprendre ». Apprécier notre chance d’être là : de voir June travailler à ses sculptures, de découvrir Jonas Mekas en ange ou William Burroughs en dangereux patron d’une multinationale, et Frank en père inquiet devant Maria et Pablo, ses deux enfants dont il sollicite désespérément l’amitié.

Robert Frank vit intensément à travers et dans ses films. Les fréquenter, c’est être admis dans son intimité. Le personnage un brin grognon qu’il aime bien se donner dissimule mal l’artiste écorché et attachant. Après quelques films, on a vite fait de le démasquer.