Im Lauf der Zeit (Au fil du temps) de Wenders

RENOUER LES FILS DE LA MÉMOIRE

S’inspirant du road movie, apparu aux États-Unis à la fin des années 60, Wim Wenders transpose en sol allemand les éléments de ce genre de la route afin de développer une méditation sur le passage du temps et la transmission d’une mémoire individuelle et collective. À l’instar du Philip Winter d’Alice in der Städten (Alice dans les villes), les personnages d’Im Lauf der Zeit (Au fil du temps) errent en quête d’eux-mêmes, sur le territoire qui les a vus naître, afin d’échapper à ce sentiment d’étrangeté qui les empêche d’exister pleinement. Leur voyage identitaire les amène alors à renouer les fils d’une mémoire interrompue et à accepter leur rôle de médiateur entre les générations, pour que reprenne la marche du temps….

Si le road movie semble trouver son origine dans la culture américaine 1 ,il ne tarde pas à faire l’objet d’une forme de transposition dans le contexte d’une Allemagne divisée par le rideau de fer, à travers l’œuvre naissante d’un jeune cinéaste, Wim Wenders, aujourd’hui considéré comme le maître incontesté du genre. En développant un questionnement existentiel profond, mais également en introduisant une réflexion subtile sur les médias et leur rôle dans la création, Wenders confère au road movie une dimension plus spirituelle, et tend à faire évoluer le motif de la course-poursuite en voyage initiatique.

Im lauf der zeit (1976), le troisième volet de sa trilogie de l’errance 2 , est sans doute, et de l’avis de tous 3 , son film le plus abouti en tant qu’il synthétise à lui seul l’ensemble des problématiques qui ont été, et qui seront ultérieurement, abordées par le cinéaste dans la totalité de son œuvre.

S’appuyant sur un scénario original, et se déployant à la frontière entre l’Allemagne de l’Ouest et l’Allemagne de l’Est, il présente en Noir et Blanc et dans une infinie lenteur le parcours de deux hommes réunis par accident. Bruno, un projectionniste ambulant, sillonne l’Allemagne à bord de son camion au gré d’une tournée des cinémas de campagne, tandis que Robert, orthophoniste et écrivain en panne d’inspiration, se lance à tort et à travers, à bord de sa Coccinelle Volkswagen, dans une course effrénée, à la suite d’une rupture amoureuse. Privé de son véhicule qu’il a précipité dans un fleuve sous le regard amusé de Bruno, Robert finit par se joindre au projectionniste et l’accompagne dans son périple. Le voyage entrepris par les deux hommes est alors ponctué de plongées successives dans des lieux de mémoire, dévoilant au passage des souvenirs personnels ou des éléments du passé récent de l’Allemagne, comme si, plus que de progresser dans l’espace, il s’agissait avant tout de remonter le cours du temps.

Rüdiger Vogler et Hanns Zischler

La traversée de l’Allemagne effectuée par les protagonistes du film de Wenders ressemble en effet, métaphoriquement, à un voyage dans le temps, rendu possible par la magie de la mémoire. Ainsi, les personnages d’Im Lauf der Zeit sont tous deux amenés à revenir sur les lieux de leur enfance. Robert, délaissant momentanément son compagnon de route, retourne dans l’imprimerie familiale afin de s’expliquer avec son père qu’il n’a pas revu depuis 10 ans. Quant à Bruno, il entraîne Robert avec lui jusqu’à son ancienne demeure, tombée en ruines, et dissimulée sous un bouquet d’arbres, sur une île au milieu d’un fleuve. Et tandis qu’ils pénètrent chacun dans la maison où ils ont grandi, les personnages semblent ressentir les émotions d’alors, aussi vives, aussi violentes, comme si le temps s’était figé dans ces sanctuaires de la mémoire : la rage de Robert à l’égard de son père éclate sans retenue, restée intacte après 10 années, et Bruno sanglote comme un enfant devant son coffre à trésors. La route des personnages du film de Wenders traverse ainsi le pays natal, et le parcours mnésique vient se superposer au parcours spatial, chaque lieu rencontré étant associé, dans l’esprit des personnages, à un moment précis de leur existence.

Rudiger Vögler

Cette exploration du passé s’avère essentielle pour ces individus en quête de leur identité, car il semblerait en effet qu’une rupture survenue dans la transmission d’une mémoire familiale et collective soit à l’origine du mal-être existentiel des personnages. Le voyage agit alors comme un révélateur de cette rupture et permet aux personnages de se réconcilier avec un passé douloureux, qu’ils doivent affronter afin de se reconstruire. Ainsi par exemple, nous observons que les protagonistes d’Im Lauf der Zeit accompagnent chaque moment de leur existence de chansons anglo-saxonnes telles que Just like Eddie ou encore King of the road, ce qui fait dire, très justement, à Robert que « les américains ont colonisé notre subconscient ». En effet, il semblerait que les références à la culture américaine se soient en quelque sorte substituées aux éléments de la culture allemande dans la mémoire de celle qu’on appelle la « génération des fils », c’est-à-dire cette génération constituée des hommes et des femmes nés en Allemagne au lendemain de la deuxième guerre mondiale 4 . Dans ce contexte où la « génération des pères », ayant laissé advenir le nazisme, n’a rien d’autre à transmettre à ses enfants que la honte et un profond sentiment de culpabilité, l’Amérique victorieuse apporte une mythologie rassurante et porteuse d’espoir. Les personnages qui peuplent l’univers de Wenders, refusant ce trop lourd héritage pour le remplacer par les symboles d’une Amérique opulente, finissent ainsi par perdre leur véritable identité au profit d’un mythe, avec tout ce qu’il comporte d’artificiel.

La mémoire de cette génération trouve alors sa plus pure expression dans le Blockhaus que Robert et Bruno découvrent un soir, au hasard de leur errance : cette cabane abandonnée en pleine campagne, qui sépare le bloc de l’Ouest du bloc de l’Est, ramène les deux personnages à une époque où des soldats américains tenaient encore le poste frontière. Tout y est demeuré intact : des lits de camp, des photos de pin-up épinglées sur les murs, et les différents vestiges d’une vie de caserne, comme si les occupants du Blockhaus étaient partis à la hâte. À la lueur d’une bougie, les deux personnages parcourent du regard les parois intérieures du bâtiment, recouvertes de graffitis laissés par des soldats américains visiblement désœuvrés : « Colorado, Fort Worth, Texas ! Terrace Oates, Indiana ! ».

C’est ainsi toute une géographie de l’Amérique qui est ici cartographiée, et ce refuge au milieu d’un no man’s land fait figure de microcosme, de version miniature d’une Amérique fantasmée. Cette maison en sol allemand, jonchée des débris et des symboles de la culture américaine, devient en quelque sorte la représentation du subconscient de cette génération d’Allemands, qui a préféré oublier les éléments de sa véritable Histoire au profit d’une mythologie apaisante, mais qui ne peut lui tenir lieu d’identité. Cependant, les personnages réalisent que, pour recouvrer leur identité pleine et entière, ils doivent se départir de cette illusion et accepter la mémoire qui leur est léguée en héritage, avec tout ce qu’elle comporte d’intolérable, pour mieux s’en démarquer.

Les souvenirs douloureux des personnages d’Im Lauf der Zeit pourraient en quelque sorte se résumer à un conflit de génération : nous apprenons en effet que Bruno a perdu son père à la guerre, et cette case vide dans son arbre généalogique témoigne d’une absence de transmission de mémoire, probable source de son mal-être et de son errance. Dans le cas de Robert, c’est un différend qui a entraîné une rupture entre le père et le fils pendant près de 10 ans. Revenant sur les lieux de son enfance, Robert retrouve son père et lui exprime tous ses griefs en rédigeant à son attention un texte vindicatif évoquant les diverses fautes commises à l’égard de sa mère. Le voyage permet donc cette confrontation avec un passé personnel houleux.

Rudolf Schündler et Hanns Zischler

Or, renouer avec le père, qu’il ait été victime ou bourreau, équivaut sans doute, dans ce cas précis, à se réconcilier avec la société tout entière, dans la mesure où le parcours personnel des représentants de cette génération est indissociable de l’Histoire de la patrie 5 . Cette réconciliation passe peut-être avant tout par une ré-appropriation des symboles collectifs. Ainsi par exemple, lorsqu’il présente à un projectionniste débutant la Croix de Malte, ce petit élément du projecteur qui permet de créer l’impression du mouvement, Bruno en fait le symbole du cinéma dans son ensemble en proclamant : « Sans cette petite chose-là, il n’y aurait pas d’industrie cinématographique ! 24 fois par seconde, elle fait avancer le film d’un cran ».

Or, faut-il le rappeler, la Croix de Malte au titre d’ancienne Croix de fer, est, dans l’imaginaire allemand, fortement associée au nazisme, qui a récupéré cette décoration militaire du XIXe siècle afin d’en faire l’un de ses insignes. Ainsi, ce symbole nazi est ici vidé par Bruno de sa charge négative pour devenir l’emblème du cinéma, qui est pour lui quelque chose d’extrêmement bénéfique. Les personnages du film de Wenders sont donc confrontés à la nécessité d’accepter le passé, aussi terrible soit-il, pour exister ; et pour ce faire, ils se réapproprient petit à petit les éléments d’une mémoire collective. Il n’en va pas seulement de leur bien-être personnel, mais aussi de leur responsabilité à l’égard de la jeune génération. En effet, il s’agit avant tout, pour ces personnages, d’assumer leur rôle de maillon dans la chaîne de transmission de la mémoire, et de devenir des médiateurs entre les générations.

Ce lien intergénérationnel transparaît essentiellement, dans Im Lauf der Zeit, par le biais du cinéma, dont le mécanisme de diffusion devient en quelque sorte la métaphore de la transmission de la mémoire : en effet, si nous nous référons plus particulièrement aux scènes d’ouverture et de clôture du film, nous observons que les salles de cinéma reposent entre les mains de la vieille génération. Et si l’on considère que le film est un message, ou plus exactement la mémoire, cette vieille génération incarne de ce fait l’instance productrice de mémoire. Dans une autre scène où la salle de cinéma est symboliquement remplie d’enfants, ceux-ci sont assimilés, au titre de spectateurs, à l’instance réceptrice de cette mémoire. Quant à Bruno, en tant que projectionniste, en tant qu’opérateur, il est celui qui est amené à déclencher le processus de transmission du message mémoriel. Il est ainsi possible de dresser un parallèle entre le mécanisme de diffusion cinématographique et le mécanisme de transmission de la mémoire entre les générations, activé par un personnage servant de médiateur.

Cette transformation des personnages en médiateur a quelque chose de littéral dans Im Lauf der Zeit, dans la mesure où Robert et Bruno semblent chacun être l’incarnation d’un médium particulier : par sa profession de projectionniste, Bruno incarne bien évidemment le cinéma auquel il voue son existence ; quant au personnage de Robert, il est constamment associé à l’idée d’écriture, que ce soit par le biais de sa profession ou, plus particulièrement, à travers la rotative de l’imprimerie familiale, dont il se sert afin de régler ses comptes avec son père. Ce sont donc des passeurs, qui transmettent la mémoire selon les modalités du médium qu’ils ont choisi.

Im Lauf der Zeit, Wenders, 1976

À l’instar des personnages qu’il expose, le film de Wenders finit par devenir lui-même ce « médiateur de la mémoire » évoqué précédemment, jouant à son tour le rôle de maillon dans la chaîne de transmission de la culture allemande entre les générations. Im Lauf der Zeit présente en effet de fortes affinités avec le cinéma documentaire, auquel il emprunte ses décors naturels et sa recherche d’authenticité, notamment à travers l’anonymat de ses interprètes et la discrétion de sa mise en scène. D’ailleurs, Wenders admet volontiers le caractère documentaire de son film, dont il dit, dans une entrevue accordée à Positif au moment de sa sortie, qu’il « pouvait être une sorte de document sur une dépression qu’il y a en ce moment – ou qu’il y a eu l’année dernière – en Allemagne. Je voulais faire un film sur l’état de l’Allemagne au milieu des années 70, sans jamais en faire le sujet du film. Je trouve que c’est comme ça que l’on fait des films documentaires. Les seuls vrais films documentaires que l’on connaisse sur les USA sont ceux de Howard Hawks bien qu’il ne se soit jamais occupé de ça 6 Wenders a donc pleinement conscience de documenter le réel, au point où il devient parfois difficile de faire la différence, dans le film, entre réalité et fiction. Que l’on pense, particulièrement, à la séquence d’ouverture, dans laquelle un vieil entrepreneur de salle de cinéma, dont on ne peut savoir avec certitude s’il est un comédien, se confie à la caméra dans un dispositif qui rappelle celui de l’entretien documentaire.

On assiste littéralement, dans cette scène, à l’acte de transmission de la mémoire : celle d’un homme en fin de vie qui évoque son métier avec nostalgie au personnage de Bruno, et, à travers lui, à tous les représentants des générations futures qui auront la chance de visionner le film, ainsi devenu support de mémoire. Par les affinités qu’il entretient avec le documentaire, le film de Wenders devient alors lui-même un instrument de l’Histoire, en proposant une sorte d’état des lieux de la situation de l’industrie cinématographique allemande du milieu des années 70.

Im Lauf der Zeit, Wenders, 1976

Ainsi, le film, tout comme les personnages qu’il dépeint, est amené à jouer le rôle de médiateur, assurant la continuité du flux mémoriel entre les générations. Or, il est intéressant de constater qu’il existe également une certaine mémoire interne à l’œuvre de Wenders, qui s’exprimerait par le biais des différents personnages interprétés par Rüdiger Vogler, le Bruno de Im Lauf der Zeit. Ce comédien participe en effet de la distribution de la plupart des films de Wenders et, pure coïncidence ?, il incarne presque systématiquement un personnage dénommé Winter : il est Philip Winter dans Alice in der Städten, Bruno Winter dans Im Lauf der Zeit, mais également Winter, le détective privé de Until the end of the world 7 . À l’image de ceux qu’il représente, Rüdiger Vogler fait ainsi figure de médiateur entre les différents films de Wenders, qui deviennent de ce fait les éléments d’un ensemble cohérent 8 .

C’est donc bien l’idée de transmission de la mémoire, et par conséquent de médiation, qui se trouve au cœur de l’œuvre de Wenders. Le road movie, en tant que genre de l’errance, devient alors pour le cinéaste l’instrument de représentation privilégié du flux de la mémoire et de la nécessité d’un retour aux origines. Et effectivement, nous observons que les personnages de ses road movies ultérieurs, quoique plus directement rattachés à la culture américaine, aspirent eux aussi à faire le lien entre les générations. Ainsi, le Travis de Paris, Texas (1984), après un pèlerinage sur les terres où il aurait été conçu, réunit sa compagne et son fils, séparés depuis plusieurs années, avant de reprendre la route. Quant au personnage central d’Until the end of the world (1991), incarné par William Hurt, il rapporte à sa mère les images de ses proches éparpillés aux quatre coins du monde (notamment de sa fille et de sa petite fille qu’elle n’a pas vue naître), qu’il a mémorisées pour elle et qu’il lui transmet à l’aide d’une machine destinée à rendre la vue aux aveugles : là encore, il revient au personnage principal de perpétuer la mémoire familiale.

Le dernier road movie réalisé par Wenders, Don’t come knocking (2006), apporte une forme de conclusion à son propos dans la mesure où ce sont les enfants, devenus grands, qui, cette fois-ci, sont amenés à partir seuls sur les routes à l’issue du film, prenant ainsi le relais de la génération précédente. Dans un geste symbolique, le père, héros de western vieillissant interprété par Sam Shepard, lance les clés de sa voiture à son fils qu’il vient à peine de retrouver, avant de regagner, contraint et forcé, le plateau de tournage d’où il s’était enfui. Le fils est ainsi prêt à partir, en compagnie de sa demi-sœur (dont il vient de faire la connaissance) et de sa petite amie, sur la route de Wisdom, pour de nouvelles aventures – car c’est peut-être cela, la nécessité d’une errance, qui est en fin de compte transmise en héritage.

Don’t come knocking, Wenders, 2006

Notes

  1. On considère généralement Easy Rider (Dennis Hopper, 1969) comme le premier Road Movie de l’histoire du cinéma.
  2. Cette trilogie, réalisée entre 1973 et 1976, se compose également d’Alice in der Städten (Alice dans les villes), un road movie écrit par Wenders lui-même et se déroulant successivement aux États-Unis et en Allemagne, et Falsche Bewegung (Faux Mouvement), une adaptation libre du roman d’apprentissage Wilhelm Meister de Goethe.
  3. Michel Boujut, dans son Wim Wenders (Paris, Flammarion), parle de « pièce maîtresse du retable wendersien » (p. 77).
  4. Wenders, qui lui-même a vu le jour en 1945, se souvient de son pays occupé par les Américains à la libération. Il raconte sa fascination pour la musique et les objets apportés par les soldats américains en poste en Allemagne à cette époque. Cette passion pour le nouveau monde se traduit dans ses films par une référence constante à l’Amérique, que ce soit à travers les paysages représentés (voir le désert Mojave de Paris, Texas), les personnages principaux (on pense à Nicholas Ray dans Nick’s Movie) ou encore les genres auxquels il fait référence (le film noir, le road movie).
  5. À noter que le terme « patrie » vient du latin « pater », qui signifie père. On retrouve la même étymologie en allemand, « Vaterland » trouvant son origine dans « Vater », qui signifie également « père ». Le père devient ainsi, en quelque sorte, la métonymie de la patrie.
  6. ». Voir l’entrevue accordée à Hubert Niogret, Positif, n° 187, 1976, p. 28.
  7. À noter, qu’il apparaît également, sous d’autres pseudonymes, dans Falsche Bewegung et Lisbon Story.
  8. D’ailleurs, la ressemblance entre le nom de Winter et celui de Wenders ne peut être totalement fortuite. Il semblerait en effet logique de voir Wenders se représenter dans ses films sous les traits de celui qui effectue la médiation.