Souvenirs d’un programmateur de films

Reflections in a Golden Eye

À la lecture du livre d’André Habib, La Main gauche de Jean-Pierre Léaud, je me suis rappelé un fait révélateur des aléas auxquels étaient soumis les programmateurs dans leur recherche de bonnes copies sur support 35 mm au temps où il n’y avait pas de DCP.

En 2005, lors de la préparation de la rétrospective John Huston à la Cinémathèque québécoise, il me fallait trouver une copie de Reflections in a Golden Eye (É.-U., 1967). Afin de pouvoir présenter le film avec des sous-titres français, je me suis adressé — comme il était dans mes habitudes pour les films américains — à des cinémathèques de pays francophones et, parmi elles, celle que je préférais, la Cinémathèque royale de Belgique. Gabrielle Claes, conservatrice de l’institution à l’époque, hésitait à nous prêter une des copies d’origine du film conservées dans ses archives du fait de leur extrême rareté, étant différentes de celles ayant circulé dans le réseau des exploitants de salles.

Intrigué et n’ayant jamais vu le film, j’effectue alors quelques recherches pour découvrir rapidement qu’elle parlait de l’une des copies ayant été tirées en nombre limité. Leur différence consistait en un traitement spécial de la pellicule au laboratoire, mis au point par le réalisateur, générant une « désaturation » de l’image, un effet sépia proche du doré, tout en conservant deux couleurs dominantes, le rouge et le blanc.

Malheureusement le film fut mal accueilli à cause notamment de cette teinte déroutante, trop fade pour certains, et probablement aussi en raison des désirs homosexuels inavoués et réprimés du personnage joué par Brando. Le distributeur fit alors tirer de nouvelles copies en Technicolor standard — plus spectaculaire et conforme au goût du public de l’époque — de sorte que le film ne fut visible que dans cette version par la majorité des spectateurs.

Il me fallait cette copie à tout prix. Je parvins à convaincre Gabrielle Claes de nous la prêter. Elle accepta à la condition de limiter son utilisation à deux projections. Les débuts et les fins de bobines étaient passablement rayés, mais quelle découverte! Le film, adapté d’un roman de Carson McCullers, est non seulement l’un des meilleurs de John Huston mais aussi l’un des rôles les plus percutants de Marlon Brando. La mise en scène et la mise en image sont exceptionnelles. De nombreuses références aux tableaux de la renaissance italienne nourrissent le film grâce à un jeu contrasté de la lumière et de l’ombre et à une composition de plans riches et minutieux. Aldo Tonti, le directeur photo italien, avait travaillé avec les plus grands réalisateurs de son pays (Visconti, Rossellini, Scola, Fellini, etc.). Une grande partie du film avait été tournée près de Rome.

Récemment, j’ai retrouvé sur internet une reproduction numérique de l’une de ces copies d’origine. J’ai pu enfin revoir — et vérifier si ma mémoire était fidèle — une scène stupéfiante où l’on voit Brando, seul à cheval, cadré comme dans un tableau et une autre avec Elizabeth Taylor, vêtue d’un chemisier rouge montant un cheval blanc éblouissant de lumière. Les trois captures d’écran reproduites ici rendent compte du chef d’oeuvre artistique que constitue ce film.

Trop peu connu, Reflections in a Golden Eye demeure tout de même l’un des premiers films hollywoodiens, destinés au grand public, à aborder clairement le thème de l’homosexualité.